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Interview de Luis Ignacio Lula" da Silva, nouveau président du Brésil (1991)

dimanche 19 janvier 2003

"Tout gouvernement du Sud qui décide de continuer à rembourser la dette prend l’option de conduire son peuple à l’abîme"
Propos recueillis par Eric Toussaint en juillet 1991 à Managua (Nicaragua)

À l’occasion de l’élection de Luis lgnacio "Lula" da Silva à la présidence du Brésil, nous vous livrons une interview datée de 1991. Lula était alors président du PT brésilien. Il est entré dans ses nouvelles fonctions à partir de janvier 2003 (*) »

Eric Toussaint : Après un an et demi de la présidence de Collor, quelle est la situation au Brésil ?

Lula  : La société brésilienne a découvert que la politique néo﷓libérale du président Collor est un échec. Contrairement aux promesses, rien n’a été résolu. L’inflation a baissé mais au prix d’un coût social très important en termes de chômage, de politique agraire, de salaires, de santé et d’éducation. Il nous faut donc présenter d’urgence un proposition alternative qui aille dans le sens de la croissance économique du Brésil, de la redistribution des richesses et qui indemnise les travailleurs des préjudices de ce plan.
Tout cela doit aller de pair avec un sérieux travail d’organisation du mouvement populaire car, s’il se limite à la lutte institutionnelle, le PT deviendra très vulnérable. La question des alliances avec d’autres forces progressistes est également cruciale pour affronter de manière victorieuse le gouvernement.

Eric Toussaint : L’hebdomadaire The Economist titrait, il y a peu, "I’Amérique latine est à vendre". Qu’en est﷓il des ventes d’entreprises nationales ? Quelle est la position du PT ?

Lula  : Le FMI veut que les pays endettés vendent leurs entreprises d’Etat dans le but de faciliter le paiement de la dette extérieure. Notre parti a une position claire à ce sujet. Nous défendons le contrôle étatique sur toutes les entreprises liées aux secteurs stratégiques. Par contre, toutes celles qui ont été étatisées par le régime militaire, toutes les entreprises secondaires comme le textile, peuvent être privatisées. Les entreprises faisant partie des secteurs stratégiques comme le pétrole, la sidérurgie, l’eau, les ports, l’énergie électrique... doivent être aux mains de l’Etat. Notre lutte contre la privatisation de ces entreprises est favorable à leur démocratisation. Il est nécessaire d’ouvrir ces entreprises à la société civile pour qu’elle puisse les administrer. Il est nécessaire qu’il y ait des dirigeants syndicaux à leur tête, il est nécessaire que des groupes faisan partie de la société civile soient partie prenante de l’administration de ces entreprises afin de les transformer en biens de la communauté considérée comme un tout. Nous ne sommes pas d’accord de privatiser le patrimoine public afin de payer la dette extérieure. Jusqu’à présent, le gouvernement n’a pas obtenu grand chose dans sa politiquE de privatisation parce qu’aucun acheteur ne s’est présenté Mais si cela ne tenait qu’au gouvernement, tout serait déji privatisé. Par ailleurs, cette volonté de privatisation nE bénéficie d’aucun appui populaire dans la mesure où nou avons déjà l’exemple de﷓l’Argentine où les privatisation n’ont rien donné sinon la misère.

Eric Toussaint : Quelle la position du PT par rapport à la dette extérieure ?

Lula : Nous pensons qu’aucun pays du Tiers Monde n’est en condition de payer la dette. Nous pensons que tout gouvernement du Tiers Monde qui décide de continuer à rembourser la dette externe prend l’option de conduire son peuple à l’abîme. Il y a complète incompatibilité entre politique de développement des pays du Tiers Monde et remboursement de la dette. Nous soutenons qu’il faut suspendre immédiatement le paiement de la dette. Nous sommes demandeurs d’un audit sur l’histoire de la dette pour savoir où fut pris l’argent emprunté, savoir si c’était un emprunt de VIEtat ou d’une autre administration publique, ou s’il s’agissait d’une initiative privée﷓, savoir à quoi cet argent a été dépensé, etc. Tout cela de manière à avoir une photographie fiable de cette dette.

Avec l’argent du non paiement de la dette, nous pouvons constituer un fonds de développement devant financer la recherche et le progrès des technologies, l’enseignement, la santé, la réforme agraire, une politique de développement pour tout le Tiers Monde. Ce fonds de développement serait contrôlé par le pays lui﷓même. Il serait contrôlé à partir d’une instance qu’il faudrait créer comprenant le Congrès national (le Parlement, ndlr), les mouvements syndicaux, les partis politiques﷓, ils constitueraient une commission qui s’occuperait de l’administration de ce fonds.
Une initiative politique internationale est également nécessaire. Il faut créer une unité des pays débiteurs pour s’opposer aux pays créanciers. Il est nécessaire d’unir les pays du Tiers Monde afin que chaque gouvernement comprenne que ses problèmes sont équivalents à ceux des gouvernements des autres pays du Tiers Monde. Aucun pays ne pourra individuellement trouver une solution à l’endettement.

Il est aussi important que la discussion sur la dette extérieure ne se fasse pas de gouvernement à banquiers mais de gouvernement à gouvernement. Il faut aussi transformer le problème de la dette en question politique. Il ne faut pas seulement discuter du problème de la dette mais de la nécessité d’un nouvel ordre économique international. Il n’est pas possible que nous continuions à vendre les matières premières pour deux fois rien et acheter les produits manufacturés à prix d’or.

Ce bloc de mesures ne sera réalisé que s’il y a action politique. L’action politique, c’est la pression des mouvements sociaux. Il faut donc transformer la question de la dette en une affaire dont se saisit le peuple.

Eric Toussaint : Voici six ans, Fidel Castro lançait une campagne internationale sur le thème "la dette est impayable". Après un bon démarrage, cette campagne semble sêtre enlisée faute de répondant. Maintenant, on a l’impression que Bush (1) a le vent en poupe avec son "initiative pour les Amériques" (2). Comment expliquez﷓vous cela ?

Lula : C’est un fait que c’est le gouvernement cubain qui a lancé ce débat. On a eu plusieurs rencontres internationales très positives à ce propos. Mais ce qui se passe en Amérique latine, c’est que la situation économique est si mauvaise que la majorité﷓﷓des travailleurs n’a pas le temps de penser à des objectifs à moyen terme. Souvent notre lutte se pose des objectifs immédiats. C’est une lutte pour la survie. Sous cette pression, les organisations de gauche ne consacrent pas assez d’énergie aux moyen et long termes. Nous voulons résoudre le problème du chômage et de la faim sans faire suffisamment le lien avec la dette extérieure. Notre parti pense qu’il est important que l’on mette ce problème à l’ordre du jour ; il faudrait en faire de même au niveau syndical. Car si nous ne résolvons pas le problème de la dette, nous ne résoudrons ni celui de la distribution des revenus, ni celui de l’inflation, ni celui du développement.

Pour en revenir aux causes de la faiblesse de la lutte sur le thème de la dette, il faut ajouter que la coordination inter﷓
nationale des organisations syndicales latino﷓américaines est insuffisante. Il en est ainsi notamment parce que le mouvement syndical est insuffisamment développé à l’intérieur de chaque pays.

Eric.Toussaint : Que dire alors de l’organisation à l’échelle du continent ?

Lula : Lors de la rencontre de la gauche latino﷓américaine à Sao Paulo, en juin 1991, nous avons mis en avant la question de la dette extérieure. Nous pensons que ce thème a une force suffisante pour unifier la gauche. Nous remettrons cette question à l’ordre du jour de la deuxième rencontre qui aura lieu à Mexico en juin 1992.

Eric Toussaint : La perspective socialiste est﷓elle encore possible ?

Lula  : Je continue à croire à une proposition socialiste. Je continue à croire que le salut de l’humanité est un monde plus égalitaire où la richesse est distribuée de façon plus juste.
Nous avons une grande contribution à apporter. Nous sommes des millions sur la surface de la Terre à vouloir construire le socialisme.

Mais le socialisme ne doit pas être le reflet de ce qui s’est passé à l’Est. Nous, Parti des Travailleurs, nous avons toujours condamné l’existence du parti unique, le manque de liberté pour le mouvement syndical ou l’absence du droit de grève. Nous pensons que le socialisme présuppose la démocratie, le multipartisme, la liberté et l’autonomie syndicales, le droit de grève, le droit des personnes de prendre la parole sur la place publique et de parler contre le gouvernement. Si ce n’est pas le cas, ce n’est pas du socialisme. L’échec du socialisme de l’Est n’est pas àimputer aux socialistes mais aux bureaucraties.

Il faut également ajouter qu’aujourd’hui, tout le monde veut parler de la faillite du "socialisme" est﷓européen. Mais très peu sont disposés à discuter de la nécessaire solidarité avec Cuba, avec le peuple du Panama ou avec ceux d’Afrique. Il faut mettre en première ligne de nos tâches de solidarité, la défense de Cuba.

(*) Cet interview a été publiée dans la revue du CADTM n04﷓5, octobre﷓novembre 1991.

(1) George Bush père de l’actuel président Georges Bush junior a présidé les Etats﷓Unis de 1988 à 1992. (2) L’Initiative pour les Amériques soutenue par G. Bush a été reprise par la suite par Bill Clinton, puis par G. Bush junior sous la forme de la ZLEA (Zone de Libre Echange des Amériques ﷓ ou ALCA ).