La manière forte
A en croire de nombreux journalistes, l’autorité irakienne provisoire serait confrontée à une rébellion mêlant pour la première fois une partie des chiites, sous la conduite du jeune et ambitieux Moqtada Al-Sadr, et des groupes de combattants sunnites. Cette rébellion aurait pour but de mettre en péril le transfert du pouvoir le 30 juin, quitte à plonger l’Irak dans le chaos et la guerre civile. Pourtant, à bien regarder ce qui s’est passé durant ces dix jours, c’est une image différente qui se dessine.
Le 28 mars, l’autorité irakienne provisoire a ordonné la fermeture d’Al-Hawsa, le journal du mouvement d’Al-Sadr. Du 28 mars au 3 avril, Bagdad et le sud de l’Irak ont vécu au rythme de manifestations quotidiennes regroupant des milliers de partisans d’Al-Sadr. Ces manifestations étant tendues mais restant pacifiques, cette semaine aurait pu être mise à profit pour faire baisser la tension et négocier avec la direction du journal.
Au contraire, l’autorité provisoire, sous la direction de Paul Bremer, a arrêté un des seconds d’Al-Sadr, le cheikh Al-Yacoubi, le 3 avril, qu’elle accuse du meurtre d’un autre cheikh chiite, commis un an plus tôt. Le jour même, Al-Sadr a demandé la libération d’Al-Yacoubi, mais les autorités étatsuniennes ont refusé de dévoiler son lieu de détention. Du point de vue des partisans d’Al-Sadr, la fermeture du journal, suivie quelques jours après de l’arrestation-disparition d’un des dirigeants de leur mouvement, ressemble à s’y méprendre aux méthodes d’action de l’ancien régime.
Une grande manifestation a été annoncée pour le lendemain, à Koufa, pour demander la libération d’Al-Yacoubi. Rien n’a alors été fait pour tenter de désamorcer un conflit qui pouvait basculer en révolte armée. La manifestation est partie en direction du camp espagnol de Koufa pour finalement tourner au drame : près d’une vingtaine d’Irakiens ont été tués et les troupes étatsuniennes sont venues épauler les soldats espagnols.
Tandis que Koufa était complètement encerclée par les troupes étatsuniennes, différentes villes chiites se sont alors embrasées. Cependant, on pouvait observer une nette différence de comportement entre les différentes forces de la coalition. Si les Italiens et les Britanniques sont parvenus tant bien que mal à limiter les combats en négociant directement avec les insurgés à Nasiriya et Bassorah et en les laissant prendre un certain nombre de positions, les troupes étatsuniennes ont mené une répression féroce dans les endroits qu’elles contrôlaient. A Sadr City, immense quartier chiite de Bagdad, les soldats étatsuniens ont riposté avec des tanks et des hélicoptères. Une cinquantaine d’Irakiens, dont de nombreux civils, ont été tués.
Le 5 avril, l’ensemble des dignitaires chiites, dont Al-Sistani, a condamné la répression étatsunienne, mais a lancé des appels au calme, et peu d’affrontements ont eu lieu pendant la journée. Al-Sadr a annoncé que le conflit cesserait si Bremer autorisait la réouverture du journal, relâchait Al-Yacoubi et donnait des assurances sur le transfert du pouvoir.
Le soir même, l’autorité provisoire a annoncé qu’Al-Sadr était lui aussi sous le coup d’un mandat d’arrêt pour le même meurtre qu’Al-Yacoubi et que l’armée du Madhi, déclarée hors-la-loi, serait détruite. Elle a aussi admis détenir ces mandats depuis plus de six mois ! Les combats ont repris dès la nuit à Al-Sadr City et un peu partout en Irak dès le 6.
Parallèlement, prenant le prétexte du lynchage des quatre mercenaires étatsuniens, les troupes US ont débuté le siège de Fallouja le 5 avril, signifiant leur volonté de reprendre la ville par la force.
Les combats initiés par les troupes étatsuniennes ont fait au moins 1 000 morts, dont près de la moitié à Fallouja, et des milliers de blessés. Les réfugiés tentant de fuir Fallouja formaient jusqu’à samedi 10 avril, une colonne de plusieurs kilomètres sur l’autoroute. L’armée US n’a pas hésité à bombarder, au F16 et à l’artillerie lourde, les quartiers d’Al-Sadr City et d’Adamyhya à Bagdad comme les villes de Fallouja et de Koufa.
L’ensemble de l’Irak était, jusqu’à l’établissement, dimanche 11 avril, d’une trêve précaire, le théâtre de combats violents entre troupes étatsuniennes et combattants irakiens, à Bagdad, Fallouja, Rhamadhi, Mossoul, Kout, Koufa, Nadjaf, Nasiriya, Bakouba, Bassorah...
La démonstration de force tourne au carnage.
En ouvrant ces deux fronts délibérément, l’administration étatsunienne essaie en fait de sortir de l’impasse politique dans laquelle elle se trouve. Bush ne peut en effet revenir sur la promesse du 30 juin, date à laquelle les Etats-Unis doivent théoriquement transmettre le pouvoir à un gouvernement transitoire et se retirer des villes. Sans élections ou grandes figures populaires pour le rendre légitime, ce nouveau gouvernement sera tout aussi divisé que l’actuel. Mais il sera en première ligne pour faire appliquer la nouvelle Constitution, autoriser la présence des bases étatsuniennes, privatiser et ouvrir l’économie... A la première crise venue, il explosera et l’armée étatsunienne ne sera pas là pour le défendre, à moins de sortir de ses bases et de réoccuper les villes. Impossible également d’organiser des élections libres qui verraient sans aucun doute la victoire du clergé chiite ou d’un bloc politique beaucoup moins amical. Un désastre pour Bush, si cela arrivait peu de temps avant l’élection présidentielle de novembre 2004.
L’impasse politique
Bush a donc, comme souvent, choisi la manière forte pour résoudre ce dilemme. Profitant du nombre excédentaire de soldats occasionné par les rotations de troupes, le gouvernement étatsunien a décidé de faire deux exemples. D’un côté, en écrasant la ville de Fallouja, foyer symbolique de résistance militaire et terroriste sunnite et, de l’autre, en détruisant la faction politique chiite radicalement antiétatsunienne de Moqtada Al-Sadr.
Ils peuvent réussir en quelques jours et fermer ainsi tout espace politique autre que celui de la collaboration. Dans ce cas, Bush peut espérer que le nouveau gouvernement transitoire tiendra au moins jusqu’à l’élection présidentielle étatsunienne. Autre possibilité : le conflit s’envenime, dure plus longtemps que prévu et le gouvernement US a une bonne excuse pour repousser la transition et dispose de près de six mois pour faire passer la pilule aux électeurs étatsuniens.
Tom Rid
Rouge 2060 15/04/2004