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Une analyse approfondie pour New Left Review

CONFLIT AU VENEZUELA

dimanche 13 juillet 2003

3 juillet 2003

par Gregory Wilpert , Znet VENEZUELA WATCH

Peu de bouleversements politiques contemporains ont été aussi dramatiques que les événements qui ont ébranlé le Vénézuéla ces cinq dernières années. En 1998, l’ancien colonel et parachutiste Hugo Chàvez était élu président par une écrasante majorité, sur base d’un programme appelant à une reconstruction fondamentale de toute la sphère politique du pays. En l’espace de deux ans, il a réussi à établir une nouvelle Constitution et a été réélu président pour six nouvelles années, soutenu par une majorité encore plus importante - 60% des suffrages- et un Parlement dominé par ses partisans. A l’automne 2000, le pays semblait à ses pieds [1]. Dix-huit mois plus tard, il devait faire face à une grève générale et à des manifestations massives en opposition à son gouvernement, le tout précédant de peu un coup d’Etat militaire entraînant sa sortie du pouvoir et son emprisonnement. Bien qu’ayant été rétabli dans ses fonctions par un contre-mouvement populaire et une révolte contre ceux qui l’avaient évincé, issue des forces armées elles-mêmes, Chàvez se trouvait à nouveau en position d’assiégé moins d’un an plus tard.

Cette fois, il était confronté à la plus large et la plus longue grève d’employeurs et de syndicats de toute l’histoire latino-américaine, mobilisant virtuellement l’ensemble des médias de masse et une classe moyenne galvanisée qui s’avérait capable de réaliser des actions collectives remarquables - parfois même à la limite du sacrifice -, soutenue par un large spectre d’anciens leaders. Ayant duré du 2 décembre 2002 au 2 février 2003, cet énorme taureau de combat paralysa l’industrie du pétrole vénézuélienne, secteur économique clé de ce pays, pendant sept semaines, avec l’espoir déclaré d’une fin définitive de la présidence météorique de Chàvez. Mais une fois de plus, son soutien populaire et militaire fit bloc et, après avoir infligé de sévères coups à l’économie de l’Etat, la grève s’effondra. La fronde n’a aucunement abandonné son intention de mettre Chàvez à la porte de la présidence, mais son siège est actuellement bien mieux vissé au Palais Miraflores qu’au cours des mois précédents.

Reproches de l’opposition

Que pouvons-nous déduire de cette extraordinaire suite d’événements ? Pourquoi le Vénézuéla a-t-il été si près de la guerre civile ces deux dernières années ? La ’Coordination Démocratique’ qui a déclenché cet essaim d’assauts sur le président Chàvez ne laisse planer aucun doute sur sa vision des dangers qui guettent le pays : Chàvez menace son peuple de ’Castro-communisme’, une dictature totalitaire qui écrase les droits de l’homme et mène les Vénézuéliens à la ruine. Les médias internationaux renvoient une version guère plus modérée, voire généralement identique de l’image du régime de Chàvez. Et pourtant, malgré le nombre de fois qu’elles ont été reprises, ces accusations sont complètement fausses. Sous le gouvernement de Chàvez, il n’y a aucun prisonnier politique et il n’y a eu aucun cas de censure. Les citoyens jouissent d’une liberté d’assemblée quasi-illimitée : les manifestations bloquant des installations importantes ou des voies publiques sont traitées de manière bien plus indulgente que sous la plupart des gouvernements des Etats-Unis d’Amérique. Les médias de masse déploient des attaques continues contre le gouvernement, avec une virulence impensable en Europe ou en Amérique du Nord.
Si certains membres des cercles bolivariens soutenant Chàvez dans les quartiers populaires sont armés, la grande majorité d’entre eux se sont engagés dans des projets communautaires pacifiques : le nombre de foyers possédant des armes de poing est aussi élevé dans la classe moyenne que dans les classes populaires. La violence politique, quand elle a éclaté au cours de manifestations et de contre-manifestations, est restée à relativement petite échelle, aucune des deux parties n’étant particulièrement à blâmer. Le Parlement se réunit librement, l’opposition s’exprime ouvertement, les partis et les mouvements s’organisent activement. Ni le législatif - où Chàvez ne dispose plus d’une large majorité -, ni le judiciaire ne sont contrôlés par l’exécutif. Tel est le panorama totalitaire du Vénézuéla aujourd’hui.

Chàvez est aussi accusé de précipiter le pays vers un rapide déclin économique par le biais de politiques téméraires. En réalité, depuis son arrivée au pouvoir en 1998, sa politique macro-économique est restée entièrement orthodoxe - il a même gardé (au debut, NdT) le ministre des finances de son prédécesseur. Le prix du pétrole est resté bas constamment et l’économie du pays s’est contractée pendant sa première année de mandat. Cependant, durant ses deuxième et troisième années de présidence, alors que le prix du pétrole augmentait, l’économie se redressait efficacement, grimpant respectivement de 3.2 et 2.8% et l’inflation tombait à son point le plus bas de ces vingt dernières années, tombant à 12% en 2001. Les troubles économiques commencèrent en 2002, alors que les prix du pétrole retombaient à nouveau et que la fuite des capitaux accompagnait les grèves menées par le monde des affaires et la tentative de coup d’Etat contre Chàvez. La gestion économique du gouvernement était certes loin d ’être parfaite, souffrant notamment du manque d’expérience de nombre de ses ministres et de la tradition d’un clientélisme d’Etat important. Cependant s’il faut identifier le tort du gouvernement, il ne s’agit pas d’un radicalisme excessif, mais plutôt - à part en ce qui concerne le domaine des négociations avec l’OPEP - d’un désordre pragmatique et d’un manque d’imagination. Si le pays est à marée basse aujourd’hui, la faute ne doit pas en incomber au gouvernement, mais sans aucune discussion au venin destructeur de l’opposition, dont les blocages de l’économie et du pétrole, pendant huit semaines, cet hiver, coûta au Vénézuéla six milliards de dollars, garantissant une chute bien plus importante du PIB en 2003 que les 8.7% enregistrés en 2002 [2]. Quel que soit le dommage causé par les défauts de la politique gouvernementale, il est ridicule en comparaison du sabotage délibéré de la ’Coordination Démocratique’.

L’opposition ne se prive pas d’ajouter à ces deux accusations contre Chàvez - pour rappel, que son régime est dictatorial et que sa gestion a mené un pays prospère à la banqueroute - l’idée non moins vague, et même irrationnelle, qu’il aurait divisé le pays en deux camps irréductibles par sa manière de diriger autocratique et agressive. Il semble y avoir plus de substance dans cette notion, mais elle nécessite qu’on la remette dans son contexte. Il ne fait pas de doute que Chàvez est un dirigeant rhétoriquement agressif qui ne craint pas la confrontation politique. Ni qu’il a été un meilleur orateur et un meilleur organisateur militaire qu’un bon gestionnaire politique ou un diplomate de salon. Mais les plaintes à propos de son style présidentiel, si fréquemment répétées au Vénézuéla, révèlent quelque chose de plus profond qu’une désapprobation de ses dons polémiques. Il s’agit réellement de la peur d’une classe sociale.

Lorsque Chàvez parle avec les pauvres du Vénézuéla au moyen de métaphores auxquelles ils sont sensibles, ses discours apparaissent aux classes supérieures impropres à ou indignes d’un chef d’Etat. Bien qu’il soit cultivé, Chàvez semble appartenir plutôt à la culture de la majorité désavantagée de la population plutôt que de l’élite bien éduquée. Au Vénézuéla, la division sociale coïncide, comme souvent en Amérique Latine, avec les différences raciales. Dans ce pays, 67% de la population sont considérés comme métissés, tandis que 10% sont recensés comme noirs, laissant une minorité de 23% de blancs. Chàvez, comme la plus grande partie des personnes des classes inférieures, a la peau sombre. Un rapide regard sur les manifestations pour et contre le gouvernement suffit pour constater le contraste des couleurs entre elles. La plupart des partisans de Chàvez sont métis (pardos), comme lui-même, ou noirs. La plupart de ses détracteurs sont blancs. Ces derniers font référence aux Chavistes en les appelant lumpen ou negros, laissant peu de place au doute quant au caractère raciste de l’hostilité au Président et à ses supporters qui inspire la classe moyenne vénézuélienne.

La combinaison des phobies idéologique et raciale, attisée par le moindre préjudice, contribue grandement à la dureté des échanges. Les médias privés - outrageusement dominants au Vénézuéla - ont soudé ces deux thèmes en un discours obsessionnel, tel que, quiconque le remet en question, est aussitôt accusé de vivre dans une dimension parallèle. Le scénario est le même sur toutes les chaînes de télévision et dans les journaux ; ce qui a créé une véritable haine contre Chàvez dans de larges parts de la société vénézuélienne, haine à laquelle répondent désormais les supporters de ce dernier. De ce fait, le pays a effectivement été polarisé plus politiquement qu’à toute autre époque depuis l’apogée de la guérilla au début des années soixante. Mais les véritables raisons de ce chisme ouvert entre le gouvernement et l’opposition a peu à voir avec les fantasmagories de la ’Coordination Démocratique’.

Echecs de l’ancien régime

En effet, Chàvez est moins un catalyseur des divisions, de plus en plus profondes entre les classes, que le produit de ces divisions qui ont marqué le Vénézuéla plus qu’aucun autre pays en Amérique Latine, ces vingt dernières années. Si les années septante ont donné au pays, grâce à l’explosion des prix du pétrole, le revenu par habitant le plus élevé du continent, permettant la fondation d’un appareil d’Etat solide et l’accroissement de la consommation de la classe moyenne, elles ont eu peu d’effet sur l’industrie domestique de petite production et le sort des pauvres fut constamment négligé. Au moment où les revenus du pétrole commencèrent à baisser, le gaspillage et la corruption de l’establishment politique attint des niveaux astronomiques, se réservant à l’alternance de deux partis - Acción Democràtica, les socio-démocrates, et COPEI, les démocrates chrétiens - qui se partageaient les bénéfices du pouvoir clientéliste. Entre 1978 et 1985, le PIB chuta continuellement, pendant que le capital fuyait le pays et que la dette extérieure explosait. Deux tentatives succesives d’imposer des thérapies de choc néolibérales échouèrent - la première en 1989, entraînant toute la nation dans des révoltes et de lourdes pertes humaines, la seconde en 1996, permettant l’arrivée au pouvoir de Chàvez [3]. Au milieu des années nonante, le PIB par habitant était retombé au niveau des années soixante et les salaires réels dans l’industrie, y compris le salaire minimum, étaient tombés à près de 40% de leur valeur des années quatre-vingts.

Cette implosion de l’économie ne fut pas seulement un désastre pour la grande majorité des Vénézuéliens. Elle provoqua aussi une escalade énorme des inégalités. En même temps que les salaires s’écrasaient et que les dépenses sociales diminuaient, en raison de l’état désespéré des finances, la proportion de la population vivant en dessous du seuil de pauvreté passa de 36 à 66% entre 1984 et 1995, et le nombre de personnes vivant dans une pauvreté extrême passa de 11 à 36%. Au cours de la même période, le chômage en zone urbaine fit plus que doubler, dépassant tous les chiffres continentaux. En outre, la part des revenus des 2/5 de la population la plus pauvre tomba de 19,1 à 14,7% entre 1981 et 1997, pendant que le dixième le plus riche voyait sa part grimper de 21,8 à 32,8% [4]. La misère la plus noire pour beaucoup et une richesse scandaleuse pour un petit nombre, avec une classe moyenne réduite, mais toujours privilégiée, entre les deux : telle était la réalité de la polarisation sociale sous l’Ancien Régime. Dans ces conditions, quelle possibilité d’unification politique pouvait bien exister ? Chàvez s’est concentré sur les divisions de la société vénézuélienne telles qu’elles existaient, les rendant plus visibles et aiguës, mais il ne les a pas du tout causées. Le conflit qui a connu une escalade importante sous son régime est essentiellement une guerre de classe totale.

Et donc, les véritables clés des assauts contre Chàvez ont peu à voir avec leurs prétextes idéologiques. Elles doivent être trouvées dans les programmes sociaux du gouvernement. Ironiquement, Chàvez, dont les deux premières années au pouvoir ont été passées principalement à réorganiser la scène politique de l’Etat, par le biais d’une nouvelle constitution, fut lent à réaliser ces programmes. Mais une fois qu’il les engagea, en 2001, les tensions éclatèrent aussitôt. Pour commencer, la classe moyenne vénézuélienne s’opposa à la manière dont Chàvez se servit des revenus pétroliers - dont l’augmentation était pourtant due à l’activisme du gouvernement au sein de l’OPEP - au profit des plus pauvres : le budget de l’éducation publique augmenta de 3,3 à 5,2% du PNB entre 1999 et 2001, celui des logements publics et des services communautaires de 0,8 à 1,5% et les dépenses de santé de 1,1 à 1,4%. La classe moyenne n’y retrouvait guère son compte, puisque la plus grande partie d’entre elle s’était tournée vers l’enseignement privé et les assurances maladies. Plus récemment, la dévaluation introduite après l’échec du blocage pétrolier par l’opposition frappa de plein fouet la classe moyenne, bien plus que les pauvres, puisqu’elle consomme beaucoup plus de produits et de services - comme les voitures ou les vacances en Floride - importés ou payables en dollars.

La bataille du pétrole

Mais derrière ces mécontentements, deux problèmes bien plus importants subsistent, qui sont les facteurs réels du succès de la mobilisation de la ’Coordination démocratique’. Tous deux trouvent leur origine dans ce qui, a posteriori, doit être compris comme le tournant de l’administration Chàvez lorsque, en novembre 2001, il fit usage du pouvoir législatif pour s’attaquer à un large pan de la sphère socio-économique. La première de ces deux lois était une réforme pétrolière, prévue pour prendre effet le 1er janvier 2003. L’industrie pétrolière était formellement nationalisée au Vénézuéla depuis 1976. La PDVSA, compagnie de holding qui contrôle cette industrie, est, en chiffre d’affaire, la plus grande société (single corporation) de toute l’Amérique Latine, mais aussi une des moins efficaces, selon le magazine América Economia. Le coût d’extraction d’un baril de la PDVSA est actuellement le triple de celui d’une autre grande société pétrolière comme ExxonMobil, Shell ou ChevronTexaco.

La compagnie est dirigée comme un état privé dans l’Etat, par une direction extrêmement privilégiée, depuis longtemps hostile, non seulement à l’OPEP (dont le Vénézuéla est l’un des membres fondateurs), mais aussi à toute idée de développement national ou social. Sous le contrôle de ses présidents successifs - tout récemment, Luis Giusti, lui-même riche propriétaire de bateaux de transports de pétrole et des services informatiques utilisés par la compagnie -, la PDVSA a délibérément maximisé ses investissements étrangers (achetant par exemple des raffineries en Europe et aux USA, ainsi qu’une vaste chaîne de stations d’essence en Amérique du Nord), utilisant également les coûts de transport de ses filiales pour diminuer les royalties qu’elle doit normalement payer à l’Etat vénézuélien, ce qui a provoqué la chute de celles-ci, passant de 71 cents pour un dollar de rapport brut en 1981 à 39 cents pour un dollar en 2000 [5]. Ce siphonnage n’a pas suffi aux patrons de la PDVSA ; ils encouragèrent les compagnies pétrolières étrangères à revenir dans le pays, essayèrent de réduire les quotas de l’OPEP et tentèrent d’ouvrir la porte à de futures privatisations.

Pour contrecarrer cette situation, Chàvez limita, par cette nouvelle loi, les partenariats avec des compagnies étrangères à 50% et doubla les royalties fixes qui devaient être payées à l’Etat pour chaque baril de pétrole extrait sur le sol vénézuélien. Elle imposa également pour la première fois une certaine transparence comptable et fiscale sur les obscures opérations de la PDVSA. Elle prévoyait aussi la possibilité pour l’Etat de restructurer l’industrie pétrolière si besoin s’en faisait sentir. Lorsque les implications de la nouvelle législation entrèrent en vigueur, la direction de la PDVSA ouvrit le feu et, grâce aux moyens incommensurables à sa disposition - jusque-là dévolus à la corruption des politiques et des journalistes sous l’Ancien Régime-, mit en place la première grève générale contre le gouvernement le 10 décembre 2001, en coopération avec l’association entrepreneuriale Fedecameras et la bureaucratie syndicale notoirement corrompue de la CTV. En réponse à cette action, Chàvez déposa deux mois plus tard les principaux dirigeants de la PDVSA - ce qui déclencha la décision de coup d’Etat contre lui en avril.

L’extension du pouvoir de nuisance de la PDVSA devint évidente après le putsch, lorsque Chàvez, bien que rétabli dans ses fonctions, fut forcé de réintégrer les dirigeants limogés, qui ne se génèrent pas pour recommencer aussitôt à comploter contre lui. L’apogée de ces manoeuvres vint avec le gigantesque assaut de décembre 2002. Le centre nerveux en était le blocage de l’industrie pétrolière, fomenté par l’un des dirigeants les plus agressifs de la PDVSA, Juan Fernàndez. Socialement parlant, il s’agissait plus d’un lock-out que d’une grève, puisqu’étaient essentiellement impossibles d’accès les sections informatiques sous contrôle des directeurs et des techniciens en col blanc, empêchant toute exploitation pétrolière. Le syndicat des travailleurs lui-même, Fedepetrol, refusa de se joindre au lock-out, tandis que les capitaines de certains transporteurs et les dockers y participèrent. L’échec de la grève, fin janvier, a porté un sérieux coup à la tête de la PDVSA. Ses dirigeants les plus virulents ont été littéralement purgés, la production de pétrole a été rétablie à une vitesse étonnante, en grande partie grâce à l’engagement des travailleurs eux-mêmes, et désormais la compagnie se trouve entre les mains plus favorables de l’ancien secrétaire général de l’OPEP, Ali Rodriguez.

Réforme agraire

Le second grand sujet de discorde qui a mis l’opposition en branle, c’était la terre. En bonne place dans le paquet des 49 décrets de novembre 2001 se trouvait une vaste réforme agraire. En elle-même, ce type de réforme n’est pas une nouveauté au Vénézuéla, qui - comme beaucoup d’autres pays d’Amérique Latine à l’époque de l’Alliance pour le Progrès, lorsque Washington craignait que l’exemple de la révolution cubaine ne s’étende - applica une modeste loi en 1960 dont bénéficièrent 150.000 petits fermiers. Ce programme, cependant, s’écroula rapidement dans les années septante, lorsque le gouvernement s’en détourna au profit de l’exploitation pétrolière. En outre, le programme de cette réforme ne comprenait pas la fourniture des crédits nécessaires, ni de l’assistance technique et en marketing, indispensables aux paysans qui reçurent des terres, et en définitive cette réforme eut peu d’impact sur le monde agraire vénézuélien.

Dans les quarante années qui suivirent cette timide expérience, le Vénézuéla est devenu une société majoritairement urbanisée, puisque 87% de sa population de 25 millions d’habitants vit aujourd’hui en ville [6]. Au cours de la même période, la part de l’agriculture dans le PIB chuta de 50% en 1960 à 9% en 1999, ce qui représente le chiffre le plus bas d’Amérique Latine. Le Vénézuéla, en fait, est le seul importateur net de produits agricoles du continent. La principale raison de ce changement dramatique repose bien entendu dans les rentrées pétrolières, qui sont responsable d’une "maladie hollandaise" (Dutch disease) chronique - générant un haut taux d’échange, lequel rend les produits locaux, agraires et industriels, impossibles à exporter et pousse les travailleurs à se reconvertir dans les services non commerciaux.

Ceci ne signifie pas, bien sûr, que les campagnes perdirent toute valeur. Mais ceci empêcha toute politique de redistribution des terres, alors que la répartition de la propriété restait formidablement inégale. Pas moins de 75% des terres privées sont entre les mains de 5% à peine des propriétaires, alors que 75% d’entre eux ne possèdent que 6% des terres [7]. En outre, on estime que 60% des producteurs ruraux du Vénézuéla travaillent la terre pour eux-mêmes - ce qui signifie qu’ils ne sont pas des journaliers - bien que n’ayant aucun titre sur les endroits qu’ils cultivent.

La Ley de Tierras promue par Chàvez a pour vocation de redresser ce déséquilibre de trois manières. Premièrement, elle pose une taille maximale légale des fermes, entre 100 et 5.000 hectares en fonction de la productivité. Voulant mettre un terme au régime des latifundia qui ne sont pas exploitées à des fins agricoles, la loi met en vigueur une taxe spéciale sur toute possession laissée à 80% en friche et autorise la redistribution de certaines terres aux paysans qui en sont dépourvus et qui se présentent pour la cultiver. Seulement 100 hectares de la meilleure terre et jusqu’à 5.000 hectares des terres de moindre qualité peuvent être expropriées si elles restent non cultivées - et ce au prix du marché. Les Chavistes rappellent par ailleurs que les terres de l’Etat qui pourraient être distribuées, avant qu’on ait besoin d’exproprier des terres privées, sont abondantes. Tout citoyen vénézuélien qui est chef de famille ou qui a entre 18 et 25 ans peut faire la demande d’une parcelle de terre et, après trois années de culture, acquérir le titre de propriété [8], à la condition qu’il ne la vende pas, bien qu’il puisse la léguer : cette mesure a cependant essuyé de sévères critiques, car elle discrimine les paysans qui, s’ils ont besoin de vendre de la terre, seraient forcés de le faire à des prix écrasés (entre 40 et 60%) sur le marché noir puisque la transaction contreviendrait à la loi [9]. En redistribuant des terres à des fermes détenues par de petites familles, le gouvernement espère cependant, non seulement restreindre les injustices sociales actuelles, criantes, en ce qui concerne la propriété de la terre, mais aussi accroître la production agricole, estimant que des unités de petite taille sont généralement plus efficaces que d’immenses ranchs [10]. L’objectif à terme est de doubler la part de l’agriculture dans le PIB, le ramenant à 12%, en 2007, dans l’espoir de rendre le Vénézuéla à nouveau auto-suffisant en matière alimentaire.
En avril 2003, ce sont près de 200.000 hectares, soit 500.000 acres, qui avaient été redistribués à 4.500 familles. Les plans du gouvernement prévoient d’accélerer ce programme de sorte qu’en août 2003, plus de 130.000 familles devraient recevoir 1,5 millions d’hectares -à raison de 10 ha ou 25 acres en moyenne par famille. Si ce rythme est respecté, il supportera favorablement la comparaison avec la réforme des années soixante. Malheureusement, cette réforme agraire est terriblement incertaine. La FAO rappelle que la plupart des réformes agraires depuis 1945 à travers le monde ont échoué à assurer aussi bien l’équité que l’efficacité de leur programme, avant tout parce qu’il y a un énorme fossé entre la théorie et la pratique. Les lois et les intentions sont une chose ; les mises en pratique et les résultats une autre. Les critiques peuvent légitimement demander : qu’est-ce qui nous permet de croire que le programme vénézuélien, dont le pays a depuis longtemps négligé cet aspect des choses, réussira là où tous les autres ont échoué ? La réponse officielle est que la Ley de Tierras a créé trois nouvelles institutions pour assurer ces redistributions. L’Institut National de la Terre (INTI), responsable de la location de la terre ; l’Institut National pour le Développement Rural, en charge de l’aide technique et infrastructurelle ; et la Compagnie Agricole du Vénézuéla, dont le rôle est de prodiguer une assistance marketing. Par dessus tout, l’administration du président Chàvez insiste sur le fait qu’elle possède une chose nécessaire à la bonne marche de cette réforme : la volonté politique de forcer le changement en matière de relations agraires.

On peut voir qu’il ne s’agit pas d’une parole en l’air à la mesure de la violence de la réaction à cette nouvelle loi produite par les défenseurs d’un statu quo. La Fedecameras s’est déclarée à ce point choquée par ce qu’elle appelait une violation des droits de la propriété privée qu’elle déclara que la Ley de Tierras était la plus importante motivation du lancement du lock-out mené par le patronat le 10 décembre 2001, un mois à peine après l’annonce des 49 décrets par Chàvez. La CTV rejoignit le mouvement de grève en arguant, ce qui était assez inattendu dans le chef d’un syndicat, que la loi sur la terre et les mesures qui y sont associées restreindraient considérablement la capacité financière des employeurs. La "grève" échoua, mais la résistance au changement agraire trouva d’autres exutoires, et bien plus mortels.

En août 2002, dans une petite ville du Nord du Vénézuéla, un homme portant une cagoule s’approcha de Pedro Doria, un chirurgien respecté qui dirigeait le Comité territorial local, l’appela par son nom et, lorsque Doria se tourna vers lui, l’homme tira cinq fois dans sa direction. Le Comité que Doria dirigeait était en train de revendiquer la propriété de terres en friche situées au sud du Lac de Maracaibo, lesquelles, selon les enregistrements gouvernementaux, appartenaient à l’Etat et pouvaient donc légalement être transférées à 50 familles paysannes qui en avaient fait la demande de propriété. Mais un latifundiste local en revendiquait aussi la propriété et, à plusieurs occasions, avait refusé le droit à Doria et aux représentants du gouvernement de les inspecter. Ce propriétaire terrien est un ami bien connu de l’ancien président Carlos Andrés Pérez (Acción Democratica, NdT), éjecté des affaires pour corruption et lui-même réputé pour posséder plus de 60.000 hectares de terres, via des tiers, sur tout le territoire, et dont la majeure partie reste en friche.

Doria n’était pas le premier dirigeant paysan victime de tueurs professionnels ou paramilitaires. Jose Huerta, lui, échappa à la mort. Il survécut malgré une balle tirée dans l’épaule. Huerta travaillait pour l’Institut National de la Terre, à cette époque, et était en charge de travaux pour le Comité de Doria. Selon Braulio Alvarez, dirigeant d’une coalition regoupant une douzaine d’organisations paysannes, la Coordinadora Nacional Ezequiel Zamora, plus de 50 dirigeants paysans ont été assassinés dans l’année écoulée. Aucun de ces crimes n’a été résolu, la plupart du temps en raison des collusions entre les grands propriétaires terriens et la police. Par exemple, dans les affaires Doria et Huerta, le latifundiste suspecté d’avoir engagé des tueurs est Omar Contreras Barboza, ancien ministre de l’agriculture sous le gouvernement de Carlos Andrés Pérez et frère d’un ancien gouverneur de l’Etat de Zulia, où se trouvent les terres réclamées. Si les épisodes les plus spectaculaires de cette guerre de classe qui ravage le Vénézuéla se sont déroulés dans les villes, le front qui a causé le plus dedécèsjusqu’ici se trouve à la campagne.

Titres de propriété pour les habitants des barrios

Dans le même temps, un type très différent de réforme de la terre a bousculé l’agenda, jusqu’à menacer sévèrement le gouvernement Chàvez. Près de neuf personnes sur dix au Vénézuélavivent dans les villes. Parmi celles-ci, on estime à 60% ceux qui campent dans des taudis, sur des territoires qu’ils squattent ou qu’ils ont envahi, et sur lesquels ils ont construit des baraques de tôles et de bois, ou de briques rudimentaires, au gré des possibilités. Beaucoup de ces barrios se groupent sur des terrains précaires, comme les flancs des collines qui entourent Caracas, avec le risque permanent de glissements de terrain vers la vallée suite à de fortes pluies. Les précédents gouvernements avaient toujours argué que la seule solution à la misère et à la pauvreté de ces quartiers était de les expulser et de reloger les habitants dans des logements sociaux quelque part ailleurs. Comme on pouvait chaque fois s’y attendre, ce ne fut virtuellement jamais réalisé, en raison du coût prohibitif de cette solution. Le type d’attitude réellement adoptée par l’ancien régime put être observée lorsque les pauvres des collines se rassemblèrent contre les mesures néolibérales imposées par Carlos Andrés Pérez - le fameux caracazo lancé le 27 février 1989 - ; à cette occasion, la police et l’armée abattirent entre 300 et 1.000 personnes des barrios dans tout le pays. En réaction à ce traumatisme, un mouvement connu sous le nom de asamblea de barrios se développa dans les quartiers populaires qui, pour la première fois, exigea la légalisation de leurs habitations et en firent leur principale revendication au nom des pauvres du Vénézuéla. De fait, de cette asamblea émergea le mouvement "bolivarien" de Chàvez, qui contribua à l’élection de celui-ci à la fin de 1998.

Cependant, une fois au Palais Miraflores, Chàvez se voua à d’autres questions. De fait, c’est Primero Justicia, un parti d’opposition créé récemment, mené par d’ambitieux professionniels des riches banlieues, qui porta la question devant le Parlement, espérant hériter de l’espace laissé vacant par la disgrâce des deux partis traditionnels : Acción Democratica et COPEI. Adoptant prestement les idées de l’écrivain péruvien Hernando de Soto, le théoricien d’une espèce de "libéralisme par le bas", dans ses livres "L’autre chemin" et "Le mystère du Capital" [11] , ce groupe soumit un projet de loi transferrant des titres de propriété aux habitants des barrios, soit lorsque l’Etat en était le propriétaire, soit lorsqu’ils occupaient le territoire depuis dix ans ou plus (concept également connu sous le terme usucapio). Le projet confirmait en outre l’aspect sacré de la propriété privée et imposait des peines de prison de cinq ans pour toute invasion de territoire.

Néanmoins, après avoir semblé oublier ce sujet social urgent, dans la première partie de sa Présidence, Chàvez annonça la publication d’un nouveau décret, le 4 février 2002, date du dixième anniversaire de sa première tentative de prise de pouvoir contre Carlos Andrés Pérez. Ce décret mettait en branle le transfert gouvernemental de la propriété légale des barrios à leurs habitants. On ne peut s’empêcher de remarquer qu’il fit cette annonce exactement entre la première grève générale contre lui en décembre 2001 et la tentative de coup d’Etat en avril 2002. Ce qui semble indiquer que, sous le coup d’un barrage médiatique d’opposition, le gouvernement s’aperçut qu’il était en train de perdre sa base populaire et se devait de la regagner par le biais d’une initiative marquante. Quelque sept mille familles bénéficièrent de ce décret au cours de l’année écoulée et, pour la fin de 2003, ce sont pas moins de 500.000 parcelles qui doivent être transferrées.

Barrios à crédit

Mais le décret ne permettait le transfert que des terres publiques. Ivàn Martínez, le directeur du Bureau Technique National pour la Régularisation des Propriétés Urbaines, estime qu’un tiers des terrains occupés par les barrios appartient actuellement à l’Etat, un tiers est propriété privée et un tiers voit sa propriété indéterminée ou contestée. Pour opérer le transfert de propriété aux habitants d’un barrio, il faut encore faire passer une loi au Parlement. A cette fin, une loi, appelée "Loi spéciale pour la régularisation de la propriété privée dans les établissements pauvres urbains", a été proposée par le Mouvement de la Cinquième République de Chàvez (le MVR). Elle devrait passer après consultation des communautés qui devraient en bénéficier. Dans cette optique, des "comités de terres" ont été créés dans chaque barrio, chacun envoyant des représentants à l’Assemblée Nationale pour discuter de la loi avec les législateurs. Selon Martínez, ils ont proposé de nombreux amendements au projet, notamment l’instauration de la possibilité de création de propriété commune. Il s’agit d’une des premières lois dans l’histoire du Vénézuéla qui ait été produite en collaboration avec ceux qu’elle allait affecter. Une fois en vigueur, elle aura un impact significatif sur les vies d’un nombre de citoyens vénézuéliens supérieur à tout autre programme gouvernemental précédent à l’exception de l’éducation publique. Ce ne sont pas moins de 10 millions de Vénézuéliens, soit 40% de la population, qui pourrait bénéficier de cette loi, même si Martínez reconnaît qu’il faudra plus de dix ans pour qu’elle soit mise entièrement en application.

L’idée fondatrice de cette loi de transfert, d’après le même Martínez, est "une reconnaissance de la dette sociale que l’Etat doit à la population". Dans les cinquante dernières années, l’Etat construisit un million de logement pour ses citoyens ; le secteur privé en construisit deux millions ; quant aux habitants des barrios, ils en établirent plus de trois millions. Considérant qu’il coûte plus de dix fois plus cher d’expulser des barrios et de construire un logement quelque part ailleurs, il est clair que "les barrios représentent une partie de la solution, et non le problème", selon les mots mêmes de Martínez. Andrés Antillano, un organisateur de La Vega, l’un des plus vastes, des plus anciens et des plus politisés quartiers populaires des, qui a travaillé avec Martínez sur le projet de la nouvelle loi, ajoute que celle-ci "reconnaît au barrio un statut de sujet collectif, avec des droits légaux et un grand potentiel de conversion". En d’autres mots, là où De Soto et Primero Justicia voient la réforme territoriale essentiellement comme un moyen d’encourager l’accumulation du capital dans les barrios, les partisans de Chàvez voient en elle un moyen d’augmenter la démocratie participative et l’entraide dans les communautés.

Les comités de terres nécessités par le décret et par la loi proposée sont composés de sept à onze individus, élus par une assemblée d’au moins la moitié des familles d’une communauté donnée, avec un maximum de 200. Les comités sont ensuite libres de choisir le polygone de territoire, c’est-à-dire l’espace de la communauté, qu’ils représentent. A première vue, leur fonction est similaire à celle des cercles bolivariens que Chàvez a lancés en 2001. Selon leurs publications, ces cercles "discutent des problèmes de leur communauté et les transmet au corps gouvernemental approprié, afin de leur trouver une solution rapide". Les médias et l’opposition ne se privent pas de les diaboliser et prétendre qu’il s’agit des troupes de choc d’un régime totalitaire. Pourtant, la plus grande partie de leur activité consiste - comme le révèlent leurs pamphlets - en des événements culturels, des peintures murales de Simon Bolivar, l’organisation d’ateliers de discussion autour de la constitution et la construction de centres communautaires. En ce sens, ils sont devenus un atout pour la transformation des barrios.

La différence entre les cercles et les comités de terres, cependant, est que les premiers sont, pour la plupart, des groupes de partisans, composés d’au maximum une douzaine de personnes qui se sont choisies entre elles, et qui soutiennent le gouvernement Chàvez afin de régénérer leur pays. Les comités de terres, d’un autre côté, sont élus démocratiquement pour représenter une communauté particulière d’un maximum de 200 familles et n’ont aucun lien politique particulier. En été 2002, on dénombrait l’existence de plus de 300 de ces comités, représentant à peu près 150.000 personnes. Ils accomplissent un grand nombre de tâches, qui peuvent se diviser en trois sphères : régularisation des titres de propriété urbaine ; auto-gestion du barrio ; auto-transformation du voisinage. En outre, mais de manière plus temporaire, ils participent à la formulation de la loi territoriale urbaine.

Au cours de la régularisation des titres de propriété, les comités prennent une part active dans la mesure des lotissements occupés par chaque famille, et dans la résolution des conflits entre elles. Etant donné qu’une vision d’ensemble est nécessaire en la cause, des représentants du gouvernement travaillent avec eux, aidant les occupants des lotissements à utiliser l’équipement nécessaire. Le processus n’est pas évident, parce que les habitations des barrios n’ont pas souvent des formes régulières. Le processus d’enregistrement inclut également la désignation des parties du barrio qui doivent être gérées (et donc tenues en propriété commune) par l’ensemble de la communauté, afin de fournir un espace de détente. Une fois que le territoire est enregistré, chaque famille peut réclamer son titre de propriété grâce aux preuves désormais acquises, généralement sous la forme de reçus de matériaux de construction ou de factures. Le Bureau Technique National fournit ensuite un certificat qui, une fois que la propriété est prête à être transférée et si personne d’autre ne réclame de droit sur le territoire dans les trois mois, peut être échangé avec des actes effectifs de propriété. Cependant, seuls les constructions réalisées sur des terrains sûrs - c’est-à-dire des sites qui ne mettent pas leurs habitants en danger pour des questions d’instabilité ou de précarité du lieu - peuvent bénéficier de cette procédure. Les personnes qui vivent sur des terrains impropres à la construction ont le droit d’échanger leur "droit à la propriété" contre un logement construit ailleurs par le gouvernement. De même, les invasions de territoire qui sont advenues après le décret de février 2002 ne donnent pas droit au processus d’attribution de titres, mais leurs habitants doivent se tourner vers le programme de logement social du gouvernement à la place.

L’objectif d’auto-gouvernement étant primordial, les comités de terres comprennent bien plus d’unités souples que les sections administratives courantes, (...). Les comités fournissent des soutiens aux agences municipales et aux sociétés de service, afin d’améliorer les services public, comme l’eau, l’électricité, les services de ramassage d’ordure ou l’accès aux routes. Ils ont même commencé à former des sous-comités pour leur déléguer ces différentes tâches, incluant l’organisation d’activités culturelles, l’amélioration de la sécurité et l’embellissement du voisinage.

En fin de compte, qu’entend-t-on par "auto-transformation" de la communauté ? Sous cette appellation, les comités sont chargés de promouvoir des projets de charte dans leur barrio, afin de raconter son histoire, définir son territoire, mettre en place ses règles de base et expliquer ses valeurs. La charte est supposée renforcer l’identité communale du barrio. L’idée est que seul un sentiment fort d’identité collective pourra mener à une communauté réelle et jusqu’à la possibilité d’un changement substantiel de ses conditions d’existence. Les représentants gouvernementaux espèrent, bien entendu, qu’une partie des bienfaits que de Soto décrit prendront effet dans les barrios, comme le développement d’un véritable marché permettant aux gens d’utiliser leurs habitations pour lancer des petites activités économiques ou pour se permettre d’emprunter de l’argent pour monter quelque chose. Mais lorsqu’on leur demande ce qu’ils attendent le plus de ce programme, les habitants de des quartiers populaires parlent de "reconnaissance". Nora, participant à un sous-comité de terres, dit : "Nous croyons dans ce gouvernement, non pas tant à cause des titres de propriété, mais parce que nous pouvons désormais participer bien plus aux décisions qui affectent notre communauté". Cependant, ajoute-t-elle, "les gens se demandent pourquoi il lui a fallu tant d’années pour rencontrer nos revendications".

Privatisations bolivariennes ?

Paradoxalement, les réformes agraires et territoriales du gouvernement Chàvez sont des programmes de privatisation, puisque la plus grande partie des propriétés redistribuées étaient des propriétés publiques. Mais, naturellement, il s’agit de privatisation dont la signification sociale est à l’opposé des prescriptions néolibérales de la Banque Mondiale et du Fonds Monétaire International, qui promeuvent ou imposent la vente de grandes quantités de richesses d’état et de services, comme l’eau, le téléphone, l’électricité, etc., le tout à de grandes sociétés transnationales. A l’inverse, ici, c’est le pauvre qui bénéficie du démantèlement des propriétés jusque-là laissées inutilisées de l’Etat - le pauvre qui, en réalité, vivait ou travaillait sur le territoire en question.

Alors que l’Etat ne semblait pas avoir planifié la corrélation des deux réformes, urbaine et rurale, il est clair que les deux sont liées. Michael McDermott, un expert dans ce domaine, note que si "vous entamez une réforme urbaine, mais pas rurale sur la question des terres, vous échouerez assez rapidement en raison des mouvements de migrations qu’elle entraîne. Une réforme de ce type doit être empathique et intégrée [12]." Au Vénézuéla, ces deux programmes font face à un objectif énorme et une complexité qui n’a rien à lui envier. En outre, les difficultés rencontrées sont hors de proportion : puissants latifundistes agrippés à leurs énormes propriétés terriennes ; paramilitaires assassinant les leaders paysans ; narcotrafiquants corrompant les représentants du gouvernement ; sans parler des populations elles-mêmes, tenaillées par l’impatience. Mais, sans aucun doute, le succès de ces programmes devrait être, à long terme, le plus important des héritages que pourrait laisser le gouvernement Chàvez, et sa meilleure assurance d’une continuité de son soutien à court terme.

L’opposition voit clairement le danger et est déterminée à se débarrasser de Chàvez avant qu’il puisse mettre en oeuvre des réformes irréversibles. Après la défaite de ses obstructions économiques successives et de son coup d’Etat, elle compte désormais sur un référendum révocatoire qui, selon la nouvelle constitution, pourra être tenu á partir du mois d août, si un nombre suffisant de signatures est rassemblé en faveur de celui-ci. La Coordination démocratique n’aura aucun mal à atteindre ce quoté. Mais la barre à atteindre pour révoquer le président est haute. Pour y arriver, l’opposition doit rassembler un nombre de votants bien plus important que ceux qui ont élu Chàvez à la place qu’il occupe. Pour le moment, elle semble loin du compte. Cependant, l’opposition compte sur la profonde récession dans laquelle elle a contribué à plonger le pays -mais dont les médias blâment à boulets rouges Chàvez- pour retourner l’opinion dans les trois ou quatre prochains mois. Nous sommes encore loin de l’épilogue de cette histoire. Mais ce qui est sûr, c’est que le résultat de cet événément aura beaucoup d’impact sur la politique latino-américaine, et pour longtemps.

NOTES :
[1] Sur l’ascension de Chàvez, lire the vivid account in Richard Gott, In The Shadow of the Libertador, London 2000.
[2] Voir Economist Intelligence Unit, Venezuela, March 2003.
[3] Pour une analyse récente de ces deux épisodes, lire Kurt Weyland, The Politics of Market Reform in Fragile Democracies, Princeton 2002.
[4] Concernant ces deux personnes, lire Kenneth Roberts, ’Social Polarization and Populist Resurgence’, in Steve Ellner and Daniel Hellinger, eds, Venezuelan Politics in the Chavez Era, Boulder 2003, pp. 59-60 : the best recent collection of essays on the country.
[5] A ce sujet, et concernant les manoeuvres du PDVSA en général, lire l’excellente contribution de Bernard Mommer, ’Subversive Oil’, in Ellner and Hellinger, Venezuelan Politics in the Chavez Era, pp. 131-45.
[6] Globalement, l’urbanisation de l’Amérique Latine atteint 75% de la population ; à l’échelle mondiale, l’urbanisation touche 46% de la population. Lire World Bank, World Development Report 2000/2001, New York 2001.
[7] Censo Agrícola, 1998.
[8] Si le paysan acquière des droits sur cette terre, cette dernière reste malgré tout propriété de l’Etat, NdT
[9] A ce sujet, lire Olivier Delahaye, ’La discusión sobre la ley de tierras ; espejismos y realidades’, Revista SIC, August 2002, pp.351-54 : www.gumilla.org.ve.
[10] Concernant ce jugement largement partagé, lire James Riddell, ’Contemporary Thinking on Land Reform’, FAO Paper, March 2000.
[11] L’oeuvre de Soto, qui prétend que dans le Tiers-Monde, les pauvres sont empêchés d’exercer des activités économiques et d’accumuler du capital avec succès à cause d’une bureaucratie envahissante et teintée de rouge et à cause du manque de respect pour la propriété privée des habitations, a été citée par Thatcher, Clinton, Friedman et William Buckley, parmi d’autres. Elle néglige, naturellement, de rappeler pourquoi les pauvres sont tels qu’ils sont. On trouvera des commentaires critiques notamment dans Jeff Madrick, ’The Charms of Property’, New York Review of Books, 31 May 2001 ; et Carlos Lozada, ’Poverty Solved : No Fuss, No Muss’, American Prospect, 26 February 2001.
[12] Chàvez a récemment reconnu ce fait et a établi entre-temps une commission commune pour le transfert des terres urbaines et rurales, désignée à l’origine pour encourager les habitants des barrios à envisager une émigration vers les campagnes.

Traduction de l’anglais : Thierry Thomas, pour RISAL.
Article original : "Collision in Venezuela", paru dans NEW LEFT REVIEW 21, may 2003.
© COPYLEFT Gregory Wilpert 2003.