En matière de développement, la Banque mondiale est intervenue tout au long de son existence avec un fort contenu productiviste et a donné la priorité à l’exportation : révolution verte, grands barrages, grandes centrales thermiques, remplacement de cultures vivrières par des cultures d’exportation... La révolution verte des années 1960 qui visait officiellement à augmenter la production agricole des pays du Sud pour satisfaire les besoins alimentaires des populations locales a eu des conséquences désastreuses sur l’environnement et a augmenté progressivement la dépendance des pays qui l’appliquent à l’égard des transnationales de l’agro-industrie. Le choix de privilégier des cultures d’exportation s’est fait au détriment des cultures vivrières, élément clé de la sécurité alimentaire des populations. La construction de grands barrages, de grandes centrales thermiques, de voies gigantesques de communication terrestre (e. a. la route transamazonienne) a été réalisée sans prendre en compte l’impact environnemental et, à maintes reprises, a porté atteinte aux droits et aux conditions de vie des populations, en particulier les peuples indigènes.
La Banque mondiale et le FMI ne se sont jamais départis d’une sorte de foi dans la croissance économique. La croissance est la condition sine qua non du développement. Le développement est synonyme de croissance. Cette position engendre des perspectives écologiques peu réalistes : pour les institutions financières internationales, les ressources que recèle la planète semblent être infinies et l’environnement semble être capable de supporter tous les outrages des procédés industriels utilisés dans le cadre de modèles productivistes.
La Banque, comme le FMI, affirme que la réduction de la pauvreté résultera mécaniquement de la croissance (et du libre-échange). Certains auteurs démontrent au contraire que la croissance peut être appauvrissante.
Priorité aux cultures pour l’exportation, à l’élevage et à l’exploitation forestière
Tout au long de l’existence de la Banque, celle-ci a contribué de manière puissante à renforcer les activités agricoles destinées à l’exportation. Remplacement partiel de cultures vivrières en Thaïlande et en Malaisie par le caoutchouc, en Afrique de l’Ouest par le coton, dans le Sud du Brésil par le soya, au Sénégal par l’arachide, en Côte d’Ivoire par le cacao... Des pays traditionnellement autosuffisants en céréales et en légumes sont devenus progressivement des importateurs nets de ces produits, ce qui a entraîné la perte de la sécurité et de la souveraineté alimentaires. La volonté délibérée du gouvernement des Etats-Unis de mettre fin à la sécurité alimentaire des PED a été exprimée de manière crue par John Block, secrétaire des Etats-Unis à l’agriculture en 1986 au moment des négociations de l’Uruguay Round dans le cadre du Gatt : " L’idée selon laquelle les pays en développement devraient se nourrir eux-mêmes est anachronique, elle provient d’une ère révolue. Les pays en développement peuvent parfaitement assurer leur sécurité alimentaire en important des produits agricoles des Etats-Unis, qui sont la plupart du temps les moins coûteux " [1].
Le renforcement des activités d’exportation est allé de pair avec la dépossession des petits propriétaires de terre (ce qui a créé ou augmenté la masse des paysans sans terre et l’exode des campagnes vers les villes), le développement de grandes entreprises agricoles d’exportation (plantations). Dans certains pays, les projets soutenus par la Banque mondiale ont impliqué une colonisation de surfaces forestières pour y développer l’agriculture d’exportation (plusieurs Etats de l’Amazonie brésilienne, Thaïlande, Malaisie, Indonésie...). Conséquences : déforestation, déplacements de population, rupture de l’équilibre écologique, diminution de la biodiversité, dégradation des conditions de vie des populations vivant de la forêt (notamment les indigènes). La Banque mondiale a également soutenu systématiquement des projets d’exploitation forestière pour l’exportation (Brésil, Congo, Côte d’Ivoire, Indonésie...) impliquant souvent un véritable pillage des ressources forestières qui s’ajoutait aux effets négatifs mentionnés plus haut.
Autre projet chéri par la Banque : le développement de l’élevage dans de grandes exploitations. Là aussi, cela impliquait la déforestation. En général, l’impact environnemental et social des projets soutenus par la Banque n’était pas pris en compte par celle-ci [2].
La frénésie des méga-projets énergétiques
La liste des grands barrages et des centrales thermiques qui ont reçu le soutien de la Banque mondiale est impressionnante. La part que ces grands travaux représentent dans la dette extérieure publique actuelle de beaucoup de pays endettés est loin d’être marginale : le seul barrage d’Inga représente 25 % de la dette extérieure de l’ex-Zaïre. Quant aux dégâts environnementaux et aux dommages causés aux populations, on n’a pas encore fini d’en faire la liste et d’en évaluer toute la portée négative. A l’échelle planétaire, ce sont plusieurs dizaines de millions de personnes qui ont été déplacées de force, souvent sans indemnisation ou si peu. Depuis la fin des années 1980, certains projets ont dû être abandonnés ou, du moins, la Banque a dû en retirer son soutien (barrages sur la Narmada en Inde, par exemple). C’est le résultat de l’action de différents acteurs qui ont forcé la Banque à faire machine arrière dans certains dossiers : la conscience de l’ampleur des dégâts causés et la capacité de mobilisation des populations concernées à laquelle s’ajoute la solidarité d’une série de mouvements citoyens des pays les plus industrialisés. La Banque n’a pas pour autant renoncé aux grands projets d’infrastructure (voir supra l’exemple de l’oléoduc Tchad - Cameroun).
La foi aveugle dans la croissance et dans le modèle productiviste
La Banque mondiale ne s’est jamais départie d’une sorte de foi dans la croissance économique. La croissance est la condition sine qua non du développement. Le développement est synonyme de croissance. Barber Conable, président de la Banque de 1986 à 1991, déclarait en 1987 : " Une vérité première, c’est que le développement ne peut être arrêté, on ne peut que l’orienter " [3]. Au tableau de bord de la Banque et du FMI, c’est comme s’il n’y avait que deux voyants : celui qui indique le taux de croissance (mesuré par le taux de croissance du Produit Intérieur Brut) et celui du remboursement de la dette [4]. Les ressources que recèle la planète semblent être infinies et l’environnement semble être capable de supporter tous les outrages des procédés industriels utilisés dans le cadre de modèles productivistes. Tous les problèmes environnementaux rencontreront leur solution grâce au progrès technique.
Lawrence Summers, économiste en chef et vice-président de la Banque de 1991 à 1996 et, par la suite secrétaire d’Etat au Trésor pendant la présidence de William Clinton, déclarait en 1991 : " Il n’y a pas de (...) limites à la capacité d’absorption de la planète susceptibles de nous bloquer dans un avenir prévisible. Le risque d’une apocalypse due au réchauffement du climat ou à tout autre cause est inexistant. L’idée que le monde court à sa perte est profondément fausse. L’idée que nous devrions imposer des limites à la croissance à cause de limites naturelles est une erreur profonde ; c’est en outre une idée dont le coût social serait stupéfiant si jamais elle était appliquée " [5].
Le cynisme poussé à l’extrême en interne à la Banque
Cela vaut la peine de faire référence ici à une controverse qui a éclaté fin 1991 lorsque l’hebdomadaire britannique The Economist publia de larges extraits d’une note interne à la Banque rédigée Lawrence Summers le 13 décembre 1991. Cette note était destinée à six collègues de la direction de la Banque et n’aurait peut-être jamais été connue du public si un vent favorable ne l’avait pas fait parvenir à Greenpeace qui s’est empressé de la diffuser largement. Mais c’est la publication de la note par The Economist qui déclencha le scandale car la direction de la Banque fut amenée à réagir. Voici quelques extraits de la note de Lawrence Summers :
" Entre vous et moi, la Banque mondiale ne devrait-elle pas encourager davantage le transfert des industries sales vers les PMA [pays les moins avancés] ? (...) La mesure des coûts de la pollution préjudiciable à la santé se fonde sur le manque à gagner dû à l’augmentation des maladies et de la mortalité. De ce point de vue, une quantité donnée de pollution préjudiciable à la santé devrait être attribuée au pays au coût le plus bas, c’est-à-dire celui dont les salaires sont les plus bas. La logique économique selon laquelle on devrait se débarrasser des déchets toxiques dans les pays aux salaires les plus bas est à mon sens impeccable, et nous devons l’accepter " [6].
Summers poursuit : " J’ai toujours pensé que les pays sous-peuplés d’Afrique sont considérablement sous-pollués, la qualité de leur air est sans doute largement " sous-valorisée " par rapport à celle de Los Angeles ou de Mexico " [7]. Et plus loin : " L’inquiétude [à propos des agents toxiques] sera de toute évidence beaucoup plus élevée dans un pays où les gens vivent assez longtemps pour attraper le cancer que dans un pays où la mortalité infantile est de 200 pour 1000 à cinq ans " [8].
La polémique dura plusieurs mois, le quotidien londonien Financial Times, dans son édition du 10 février 1992, publia de longs extraits de la note sous le titre " Préservez la planète des économistes " [9].
La direction de la Banque fit savoir que le contenu de la note ne représentait pas l’opinion de la Banque. De son côté, Lawrence Summers, reprocha à The Economist d’avoir publié une note interne. Ce à quoi l’hebdomadaire répondit que s’il n’avait pas publié la note, la Banque n’aurait pas fait connaître son opinion.
Sur le fond, Lawrence Summers maintint une position productiviste sans faille.
Dans une lettre adressée à l’hebdomadaire britannique, publiée le 30 mai 1992, il écrit qu’à son avis, même en parlant du scénario le plus pessimiste, " le réchauffement du climat réduira la croissance de moins de 0,1% par an pendant les deux cents prochaines années (...). Brandir le spectre de nos petits-enfants appauvris si nous n’affrontons pas les problèmes globaux d’environnement est pure démagogie ". Il ajoutait : " L’argument selon lequel nos obligations morales à l’égard des générations futures exigent un traitement spécial des investissements environnementaux est stupide " [10].
Significatif de l’ampleur du scandale causé par le cynisme de l’économiste en chef de la Banque, dans le livre commandité par la Banque pour retracer son premier demi-siècle d’existence, Nicholas Stern (futur économiste en chef de la Banque) écrivit : " L’engagement de la Banque dans le domaine de l’environnement a été mis en doute par certains comme résultat de la publication fin 1991 par le magazine The Economist d’extraits d’une note de service interne écrite par Lawrence Summers, alors économiste en chef. La note de service interne suggérait la possibilité que les questions d’environnement étaient surestimées en ce qui concerne les pays en développement, ces pays pourraient réduire leurs coûts marginaux en commerçant ou en tolérant les substances polluantes. Bien que la Banque ait pris ses distances vigoureusement par rapport à ces remarques, la confiance dans son sérieux en matière d’environnement était ébranlée " [11] (c’est moi qui traduis).
Le FMI fait preuve du même aveuglement dans la croissance
Selon la logique des IFI, les Cassandre qui prétendent que certaines ressources (tels les combustibles fossiles) n’existent qu’en quantité limitée seront contredits par les faits. Les réserves de pétrole ou de gaz sont colossales et on n’en connaît qu’une partie négligeable. Pas plus tard qu’en 2003, Anne Krueger, économiste en chef et vice-présidente de la Banque mondiale de 1982 à 1987 et directrice générale adjointe du FMI à partir de 2001, expliquait le 18 juin 2003 à Saint-Pétersbourg à l’occasion du 7e Forum économique international, que les réserves de pétrole sont plus importantes aujourd’hui qu’en 1950, qu’aucun dommage irréparable n’a été causé à l’environnement de la planète [12]. Selon elle, plus on avancera dans le temps, plus on trouvera de réserves de pétrole, de même que, après une phase normale de dégradation de l’environnement, la situation s’améliorera selon des lois objectives de l’économie. En effet, toujours selon elle, à partir du moment où la croissance permet à un pays d’atteindre le seuil critique de 5 000 dollars de PIB par habitant, la société commence à faire les dépenses nécessaires à la réduction de la pollution. " Nous n’avons pas non plus causé de dégât irréparable à l’environnement. Il est clair qu’après une phase initiale de dégradation, la croissance économique entraîne ensuite une phase d’amélioration. Le point critique auquel les gens se mettent à choisir d’investir dans la prévention de la pollution et le nettoyage de zones polluées se situe à environ 5 000 dollars de PIB par habitant " (c’est moi qui traduis).
La Banque, comme le FMI, affirme que la réduction de la pauvreté résultera mécaniquement de la croissance (et du libre-échange comme nous le verrons plus loin). Le Rapport sur le Développement dans le monde de 1980 publié par la Banque déclare : " avec la poursuite d’une croissance lente, des millions de personnes dans les pays en développement vont devenir progressivement plus pauvres ; avec une croissance accélérée, un peu près tout le monde profitera d’une augmentation de son revenu réel " [13] (c’est moi qui traduis).
Nous avons analysé seize discours prononcés entre mars 2002 et mars 2004 par Anne Krueger, en tant que première directrice générale adjointe du FMI. Tous mettent l’accent sur la croissance comme moyen de réduire la pauvreté. Dans un discours prononcé le 31 mars 2004 à Washington, Anne Krueger ne s’arrête pas là, elle ajoute que la croissance est générée dans les PED en dégageant un surplus budgétaire qui permet de rembourser la dette. L’enchaînement est le suivant : le fait de dégager un surplus budgétaire pour rembourser la dette est une précondition de la croissance qui est elle-même le meilleur moyen de réduire la pauvreté : " L’évidence économique est écrasante : un cadre économique stable incluant un surplus primaire permettant de rembourser la dette est la condition préalable d’une croissance rapide et soutenue ; celle-ci à son tour est le meilleur moyen de réduire la pauvreté " [14].
La vacuité de cette idéologie productiviste a été démontrée notamment par François Perroux qui assure que la croissance peut être appauvrissante.
" Il est remarquable que l’analyse du concept même de croissance, tel qu’il a été défini, utilisé théoriquement et formalisé au cours des trente dernières années, révèle son insuffisance radicale pour fonder une politique économique à l’égard des pays en développement ou pratiquée par eux. L’aspect des phénomènes qu’il retient et isole par construction est, à lui seul, impropre à définir une stratégie à l’usage des pays riches et, a fortiori, des pays pauvres.
‘La croissance pour quoi’ ?, ‘En vue de quoi ’ ?, ‘La croissance, bienfaisante sous quelles conditions ’ ?, ‘La croissance pour qui’ ? Pour certains membres de la communauté internationale, ou pour tous ? Comment répondre pertinemment si l’on traite d’agrégats supposés homogènes par construction ?
Ces questions sont à la base des revendications des pays en développement, mais il faut bien comprendre qu’elles s’imposent à quiconque est préoccupé de modèles opérationnels et de politique concrète.
Dans l’univers des objets, des choses, ces curiosités introduisent l’être humain, l’individu, l’agent (actor), non pas seulement le producteur ou le consommateur, esclave du marché et soumis au système général des prix, mais bien les individus et leurs groupes capables de changer leur environnement par leurs activités intentionnelles et organisées. Actuellement, personne n’ignore que la croissance peut être appauvrissante si, par exemple, elle entraîne destruction ou détérioration des ressources naturelles. On sait qu’elle ne prend pas en compte la détérioration ou la destruction éventuelle des hommes puisqu’elle ignore tout ce qu’on doit mettre sous l’expression imagée : amortissement humain. [...]
Prendre en considération le développement, c’est faire comprendre le risque de la croissance sans développement. Il se réalise manifestement quand, dans les pays en développement, l’animation économique se cantonne autour des implantations de firmes étrangères ou de grands travaux sans s’irradier dans l’ensemble. [...] " [15].
Un exemple emblématique de la poursuite du modèle productiviste : l’oléoduc Tchad Cameroun
Il s’agit d’un projet qui sert directement les intérêts des transnationales pétrolières et des Etats-Unis. Les travaux ont commencé en 2000 et se sont terminés fin 2003. Le consortium soutenu et financé partiellement par la Banque mondiale est dirigé par ExxonMobil Corp (Etats-Unis) et comprend en plus ChevronTexaco (Etats-Unis) et Petronas (Malaisie). Il s’agit d’amener du pétrole brut grâce à un oléoduc de plus de 1 000 km du Tchad vers l’océan Atlantique via le Cameroun. Sur la côte camerounaise, le brut est transbordé sur des bateaux tanker pour être acheminé vers les lieux de raffinage dans les pays industrialisés.
Ce projet fait partie de la nouvelle stratégie des Etats-Unis de diversifier ses zones d’approvisionnement en pétrole en renforçant notamment la place relative de certains pays africains (Nigeria, Angola, Guinée Equatoriale, Tchad...). Il s’agit d’un de ces innombrables projets d’extraction de matières premières sans transformation sur place. Le projet génère une quantité minime d’emplois permanents (quelques centaines) dans les deux pays concernés bien qu’il représente au départ un investissement de 3,5 milliards de dollars. Tout le matériel et tout le personnel qualifié sont étrangers à la région. Au Cameroun, l’oléoduc traverse ou jouxte des zones forestières fragiles où vivent des dizaines de communautés pygmées. Les indemnités consenties aux populations affectées ont été dérisoires (voir Los Angeles Times, 17 juin 2003).
Ce projet est soutenu avec enthousiasme par les autorités tchadiennes et camerounaises car le contrat prévoit que, sur une période de 30 ans, le Tchad (où se trouve le champ pétrolier) recevra 2,5 milliards de dollars et le Cameroun, 500 millions. La Banque mondiale et le gouvernement des Etats-Unis mènent une campagne active de propagande sur les bienfaits supposés du projet. Localement, les autorités tchadiennes et camerounaises font de même. La presse internationale n’est pas en reste. Voici un morceau de prose qui l’illustre. Sous le titre " Dans la guerre contre la pauvreté, l’oléoduc du Tchad joue un rôle surprenant : pour libérer des richesses enfouies, l’Etat renonce à contrôler ses dépenses en liquide ", le quotidien financier The Wall Street Journal (WSJ) écrivait en première page de son édition du 26 juin 2003 : " Dans un autre désert s’élève la poussière d’un autre projet fondateur d’état. Les énormes camions et équipements de forage déployés par le consortium dirigé par Exxon-Mobil rugissent à travers sable et maquis de Kome (Tchad) où ils sont affectés à l’un des plus importants investissements privés en Afrique sub-saharienne (3,5 milliards) ". En lisant le WSJ, on se croit revenu au temps de Livingstone et de Stanley : " Le brut coule sur 663 miles par un oléoduc qui se glisse sous des fleuves infestés d’hippos, des savanes brûlées par le soleil, la forêt vierge et les terrains de chasse des Pygmées Bakola, avant d’aller se déverser dans des cuves géantes arrimées dans la houle atlantique au large des côtes camerounaises. C’est là la partie la plus simple".
Ensuite vient le couplet humanitaire : " L’itinéraire suivi par l’argent du pétrole tchadien est plus aventureux. Pour la première fois, un pays a accepté de renoncer à son contrôle sur la façon dont est dépensé l’argent gagné sur ses réserves de pétrole. Les bénéfices de la vente du pétrole des trois premiers champs d’exploitation tchadiens (dont on prévoit qu’ils dépasseront les 100 millions de dollars par an, soit presque le double des rentrées fiscales du pays) passeront eux par un pipeline financier conçu par la Banque mondiale et d’autres organismes extérieurs et contrôlé par un comité tchadien qui rassemble des personnalités chrétiennes et musulmanes ainsi que d’autres dirigeants locaux. Leur rôle est de s’assurer que l’argent est bien dépensé pour des projets de développement comme des écoles, des dispensaires et des routes au lieu de disparaître dans des comptes secrets à l’étranger (comme cela s’est produit au Nigeria) ou de servir à alimenter des guerres civiles (comme en Angola ou au Soudan) ".
La dimension stratégique n’est pas absente : "S’il réussit, le projet (...) pourrait fournir un modèle montrant comment transnationales, associations d’entraide et Etats peuvent collaborer pour exploiter les richesses minérales de l’Iraq ou d’autres pays". L’intérêt des Etats-Unis n’est pas oublié : "Pour les Etats-Unis, le projet tchadien représente une importante source de pétrole à côté du Moyen Orient et donc, par l’intermédiaire d’Exxon, une autre façon de s’installer en Afrique ".
Enfin, le couplet sur la lutte contre la pauvreté : " Le projet pourrait aussi ouvrir un nouveau front essentiel dans la lutte contre la pauvreté qui nourrit la haine sur laquelle fleurit le terrorisme ".
Ce que le WSJ ne relève pas, c’est qu’en 2000, la Banque mondiale a dû suspendre momentanément l’envoi de fonds car le dictateur tchadien Idriss Déby avait utilisé les premiers millions de dollars pour acheter des armes afin de renforcer son régime. En 2003, Idriss Déby a démis le président du comité de pilotage chargé de contrôler la bonne utilisation des fonds. De toute manière, l’ensemble du schéma monté par la Banque mondiale et les transnationales pétrolières est à remettre en cause : extraction des ressources sans transformation sur place, abandon de contrôle sur des ressources stratégiques, dégâts environnementaux et sociaux considérables, soutien à des régimes antidémocratiques et corrompus...
Epilogue
En 2000, la Banque mondiale a commandité une étude indépendante sur l’impact des projets qu’elle soutenait dans le secteur des industries extractives [16]. La question principale que la Banque posait était en substance la suivante : dans quelle mesure l’investissement que réalise le Groupe de la Banque mondiale dans les industries extractives contribue-t-il à avancer vers un développement durable ? Question subsidiaire : Quel doit être dans le futur le rôle de la Banque mondiale dans ce domaine ?
Fin 2003, le rapport de la commission indépendante recommandait notamment à la Banque de " supprimer peu à peu son soutien à de nouveaux investissements dans le secteur du pétrole et des mines de charbon " [17], et, en substance, de demander le consentement préalable aux résidents de l’endroit où la Banque compte réaliser un investissement après les avoir informer de la nature du projet [18]. La direction de la Banque a décidé en août 2004 de ne pas suivre de telles recommandations.
Bibliographie :
BELLO, Walden. 2002. Deglobalization. Ideas for a new world economy, Zedbooks, London - New York, 132 p.
GEORGE, Susan et SABELLI, Fabrizio. 1994. Crédits sans Frontières, col. Essais, La Découverte, Paris, 278 p.
KAPUR, Devesh, LEWIS, John P., WEBB, Richard. 1997. The World Bank, Its First Half Century, Volume 2 : Perspectives.
RICH, Bruce. 1994. Mortgaging the Earth, Earthscan, London, 376 p.
TOUSSAINT, Eric. 2004. La Finance contre les peuples. La Bourse ou la Vie, CADTM-Liège/CETIM-Genève/Syllepse-Paris, 640 p.
3 octobre 2004
NOTES :
[1] Bello, Walden. 2002. Deglobalization. Ideas for a new world economy, p.53.
[2] Pour une analyse systématique de ces projets, voir Rich, Bruce. 1994. Mortgaging the earth.
[3] Cité par Bruce Rich, Idem, p.199.
[4] En mars 2000, à l’université de Prague, à l’occasion d’un débat public où j’étais opposé à Matt Carlson, vice-président de la Banque mondiale, chargé des relations avec la société civile, celui-ci m’avait répondu que je ne devais pas m’en faire à propos de la situation du Mozambique car celui-ci enregistrait un taux de croissance exceptionnel de son PIB. J’ai eu à plusieurs reprises l’occasion de vérifier à quel point les représentants de la Banque mondiale et du FMI s’accrochent à cette approche même dans des cas où il est de notoriété publique que la croissance économique coexiste avec la dégradation ou une stagnation des conditions d’existence d’une majorité de la population.
[5] Lawrence Summers, enregistré lors de la conférence de Bangkok de 1991, au cours d’une interview avec Kirsten Garrett, " Background Briefing ", Australian Broadcasting Company, second programme.
[6] Summers cité par George, Susan et Sabelli, Fabrizio. 1994. Crédits sans Frontières, p.117.
[7] Summers cité par George, Susan et Sabelli, Fabrizio. Idem, p.117.
[8] Summers cité par George, Susan et Sabelli, Fabrizio. Ibid., p.119.
[9] Voir Rich Bruce, Ibid., p.248.
[10] " Summers on Sustainable Growth ", lettre de Lawrence Summers à The Economist, 30 mai 1992.
[11] "The Bank’s commitment to environmental issues was questioned by some as a result of a leak to the Economist magazine, in late 1991, of extracts from an internal memorandum of Lawrence Summers, then chief economist. The memorandum suggested the possibility that environmental issues were being overemphasized in relation to developing countries, and that those countries might actually have lower marginal costs in dealing with or tolerating pollutants. Although the Bank had to distance itself vigorously from these remarks, faith in its seriousness about environmental matters was shaken" in Kapur, Devesh, Lewis, John P., Webb, Richard. 1997. The World Bank, Its First Half Century, Volume 2 : Perspectives, p.566.
[12] " Prenons cette inquiétude immémoriale qu’une croissance rapide va épuiser les ressources en combustible et que si cela se produit, la croissance sera stoppée net. Les réserves de pétrole sont plus importantes aujourd’hui qu’en 1950. A l’époque, on estimait que les réserves mondiales de pétrole seraient épuisées en 1970. Cela ne s’est pas produit. Aujourd’hui, les réserves connues peuvent durer 40 ans au taux actuel de consommation. Il ne fait pas de doute que quand nous arriverons à 2040, la recherche et le développement auront produit de nouvelles avancées dans la production et l’utilisation de l’énergie " (c’est moi qui traduis). Anne Krueger, extraits du discours prononcé le 18 juin 2003 à Saint-Pétersbourg. Accessible sur le site Internet du FMI (www.imf.org).
[13] "with a continuation of slow growth, millions of people in many developing countries will become progressively poorer ; with faster growth, almost everybody in the world will enjoy some increase in real income". World Bank, World Development Report, Washington, 1980, p. 38 cité in Kapur, Devesh, Lewis, John P., Webb, Richard. 1997. The World Bank, Its First Half Century, Volume 2 : Perspectives, p.550.
[14] " The economic evidence is overwhelming - a stable macroeconomic framework, including a primary surplus consistent with debt service obligations, is an essential prerequisite for sustained, rapid grwth ; and this in turn is the best way of reducing poverty " (www.imf.org/external/np/speeches/20...).
[15] François Perroux, Pour une philosophie du nouveau développement, Paris, Aubier, 1981.
[16] On trouve sur la toile Internet des informations relatives au rapport de la commission indépendante ainsi que sur les activités de la Banque dans le secteur des industries extractives : http://www2.ifc.org/ogmc/index.htm. Le rapport est accessible en anglais sur : www.eireview.org.
[17] "phase out its support for new investments in the oil and coal sectors", extrait de " Status note on the extractive industries review ", datée du 9 mars 2004, p.2.
[18] "adopt un rule requiring ‘prior informed consent’ by local residents as a precondition for investments", extrait de " Status note on the extractive industries review ", datée du 9 mars 2004, p.2.