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Le traité constitutionnel européen

Arme de destruction massive... de la démocratie

Corinne Gobin

mardi 24 mai 2005

Corinne Gobin est politologue à l’Université libre de Bruxelles. Elle a publié " L’Europe syndicale, entre désir et réalité. Essai sur le syndicalisme et la construction européenne à l’aube du xxie siècle " (éditions Labor, Bruxelles, 1997). Elle retrace pour " Rouge " l’histoire de la construction européenne pour mieux comprendre la situation actuelle : pourquoi avons-nous hérité d’un traité dit constitutionnel ? Pourquoi l’attitude du pouvoir politique autour de ce texte est-elle aussi agressive ?

Il faut commencer par déconstruire un mythe : celui de la construction progressive de l’Europe, la fameuse " construction à petits pas ". Cette histoire donne à penser que nous sommes face à un processus quasi automatique et harmonieux où, peu à peu, de nouveaux éléments viennent s’imbriquer vers une intégration européenne de plus en plus poussée. Avec, à l’horizon, l’image d’un système parfait. Cette histoire-là fait sciemment l’impasse sur le fait qu’il y a eu plusieurs ruptures politiques dans cette " construction ". L’institution européenne, comme toute autre institution, est traversée par des conflits et des tensions ; elle réagit à l’environnement sociopolitique. Ce mythe donne aussi à penser à un processus qui serait en permanence ouvert, une sorte de chantier permanent. Or, je pense au contraire que le projet de traité, parce qu’il est dit " constitutionnel ", signifie une fermeture, une clôture du processus. On décrète une sorte de fin de l’histoire de nos institutions politiques, en établissant un ordre qui serait immuable.

Retour à l’aristocratie

Quel sens donner à cette " agitation " de 20 ans de réformes ? Il y a eu en effet cinq révisions des traités entre 1985 et 2005, ce qui est exceptionnel si on se replace depuis la fondation du traité de Rome de 1957. Mon opinion est que nous sommes face à une entreprise de changement radical de régime politique : il s’agit de délégitimer toutes les institutions, les procédures, les valeurs et les symboles qui ont été mobilisés, depuis Montesquieu jusqu’à nos jours, pour penser et instituer la démocratie. Nous sommes face à une posture réactionnaire (au sens classique de retour en arrière) pour asseoir la légitimité de régimes politiques de type " aristocratique ", dans le sens du pouvoir des élites, " des meilleurs ", sous la forme particulière d’une technocratie (une élite de techniciens).

Ce mouvement avait commencé en 1958, puis avait été freiné et relativement stoppé entre 1972 et 1974 (grâce aux luttes de 1968). Il a redémarré avec l’Acte unique de 1985. Et ensuite avec 20 ans de réformes. Un changement aussi profond n’aurait pu se faire en une fois : il a fallu vendre l’Europe, son drapeau, son hymne, et ses colifichets... Maintenant, le terme de Constitution est symboliquement utilisé pour assurer la stabilité d’un nouvel ordre politique.

En fait, entre la Communauté économique du charbon et de l’acier (Ceca), mise en place en 1950 comme première forme institutionnelle, et la Communauté économique européenne (CEE) de 1957, nous assistons à un changement complet de paradigme politique. Le modèle Ceca, sans être une panacée, était beaucoup plus proche du modèle des démocraties politiques nationales de l’après-1945. La Ceca est un pouvoir politique qui, au nom de l’intérêt collectif, devient une pleine autorité publique, y compris dans son contrôle sur l’économie. Ce modèle affirme clairement la nécessité de contre-pouvoirs démocratiques. D’une part, par ses liens avec le monde syndical : les syndicalistes sont directement présents dans la Haute-Autorité.

D’autre part, par le rôle affirmé de contrôle de l’Assemblée parlementaire de la Ceca sur l’exécutif et le contenu de sa politique. C’est donc un pouvoir politique souverain dans son domaine de compétence, et qui peut même aller au-delà du texte du traité s’il l’estime souhaitable. Il en a d’ailleurs été ainsi dans le développement de politiques sociales : politiques de logements pour les mineurs, de réinsertion professionnelle, de santé publique... À l’inverse, le traité de Rome de 1957 (CEE) est un désaveu complet du système Ceca, et plus largement de la démocratie. Il s’agit de la mise en place du pouvoir des experts contre le politique, de l’établissement d’une technocratie contre la démocratie. Ces experts proviennent du monde des affaires (les experts du marché), des relations extérieures (milieu diplomatique) et du droit. Mais pas de n’importe quel droit : le droit commercial. La CEE s’apparente au système mis en place à l’époque sous l’hégémonie des USA sur le plan mondial, notamment à travers les grandes organisations internationales économiques (le Gatt, l’OECE, le FMI). Se diffuse l’idée que la gestion des nations doit se faire par le commerce " libre " comme seul vecteur de maintien de la paix. Le commerce serait une activité dépassionnée, désidéologisée, qui unifierait les peuples. Ce serait le choix de la rationalité contre l’irrationalité des idéologies.

La CEE est un régime qui va se construire par le droit, contre la construction démocratique fondée sur le contrat politique (entre le peuple et le pouvoir) : c’est une construction par le " haut " contre une construction émanant (en principe) du " bas ". Le traité de Rome devient en effet le texte suprême, le politique ne peut faire que ce qu’il y a dans ce texte, il doit justifier tout acte politique sur la base d’un article du traité. Un pouvoir démesuré est donné aux juristes et aux juges : ce sont eux qui inventent le politique, qui le cadrent et l’encadrent.

Les juges et les juristes, avec les classes politiques européennes, vont organiser une sorte de coup d’État du pouvoir judiciaire. Notamment grâce au jugement de la Cour de justice européenne. Ainsi, l’arrêt " Costa " de 1964 affirme-t-il : " [...] Issu d’une source autonome, le droit né du traité ne pourrait donc, en raison de sa nature spécifique originale, se voir judiciairement opposer un texte interne quel qu’il soit, sans perdre son caractère communautaire et sans que soit mise en cause la base juridique du traité lui-même. " Et l’arrêt " Internationale Handelsgessellschaf " ajoute en 1970 : " Les droits fondamentaux tels qu’ils sont formulés par la Constitution d’un État membre [...] ou les principes d’une structure constitutionnelle nationale, ne sauraient affecter la validité d’un acte de la Communauté et son effet sur le territoire. "

Ce " coup d’État " a imposé la primauté du droit communautaire sur tout texte national, y compris les Constitutions. Il est passé inaperçu pour le grand public, car la sphère de compétence de la CEE était alors relativement limitée. Le droit communautaire construit ainsi un système pyramidal, où le droit est pensé de façon " pure ", en situation d’autoréférence. Ce sont les juristes qui construisent un système " rationnel ", où une norme découle d’une autre, suivant une logique juridique propre. Un système déconnecté du " politique " et de ses valeurs, avec un droit pensé comme dématérialisé et rationnel (tout comme le commerce !). Il s’agit en fait de la réaffirmation de la primauté du droit civil (droit de la propriété privée et du commerce) sur la logique alternative d’un ordre public reposant sur un droit social (par exemple, primauté de la convention collective sur le contrat de travail individuel).

Coup d’État contre-démocratique

Aujourd’hui, une des significations fortes portées par le projet de Constitution européenne est la volonté de verrouiller complètement cette construction du politique à travers le droit, qui a contraint le politique à faire de la lex mercata la colonne vertébrale de toute société, et à faire du juge " l’expert total " qui dit ce que le droit doit dire. Nous sommes bien au-delà d’un pouvoir interprétatif normal qui se fait toujours suivant les intentions du législateur. Avec ce traité, le juge n’interprète pas, il définit lui-même la loi, tant la future Constitution est truffée de flous, d’indéterminations et d’articles qui se renvoient les uns aux autres, rendant quasi impossible une lecture immédiate. Le recours au juge devient dès lors permanent. Et il en est ainsi aussi pour les droits fondamentaux, où une partie des articles renvoie aux Constitutions nationales ainsi qu’au " droit de l’Union ".

Nous avons donc une Constitution suprême et unique, pour plus de 400 millions de citoyens. Mais, parce que l’on ne crée pas de droits réellement communs pour les droits fondamentaux, la teneur précise des droits va devenir incompréhensible. On refuse le principe d’un droit européen pour les droits fondamentaux, face à un droit monétaire, financier et commercial qui, lui, est européen sans équivoque. Ainsi, le droit de grève n’est-il pas défini comme un droit transnational. Limité au seul espace national, il va devenir fragile, voire inopérant.

Il faut ajouter que les 400 premières pages du traité sont complétées par 400 autres pages de déclarations annexées, dont la lecture est essentielle pour comprendre le tout. Par exemple, la déclaration annexe n° 12 nous dit notamment que le droit à la vie, proclamé dans la Charte des droits fondamentaux, n’est pas de mise en cas d’insurrection, d’émeute, d’arrestation ou d’évasion. Et si la loi le prévoit (laquelle ?), le pouvoir en place peut légalement donner la mort... Remarquons également que, si l’on s’intéresse au détail de ce texte, qui va jusqu’à évoquer le respect du bien-être des animaux (article III-121), toute absence, tout silence devient d’autant plus suspect. Or aucun article ne proclame le droit au salaire ! Le pouvoir des juges est, ce faisant, énorme : eux seuls savent. Cependant, les juges de la Cour européenne ne sont pas protégés par le principe de l’inamovibilité. Leur mandat est renouvelable, donc soumis à pressions et, avec un salaire net mensuel de 17 000 euros, le danger d’influence est évident... Par ailleurs, sur le plan de l’organisation d’un pouvoir politique démocratique, sont peu à peu détruites toutes les références antérieures visant à réduire les dérives d’un retour à l’arbitraire. Il n’existe plus aucune référence au lien entre les peuples et le pouvoir, qui fait de celui-ci l’émanation de la souveraineté populaire. Nous avons en revanche une hypertrophie de l’exécutif (la Commission + le Conseil européen + la Banque centrale), qui dispose d’un pouvoir réglementaire énorme (actes non législatifs), non délimité (art.I-38) et incontrôlé.

La capacité de contrôle du Parlement concerne la seule Commission, mais seulement collégialement : il ne porte que sur sa gestion et non sur son programme politique. Sans initiative législative réellement autonome, maillon d’un rouage législatif où le Conseil domine, exclu de nombreuses matières essentielles où il n’est que consulté ou informé, le Parlement ne possède pas la capacité d’un contre-pouvoir face à un pouvoir réglementaire très large.

La pression des luttes

Cependant, les luttes sociales peuvent faire infléchir le système. Dans le cadre européen, 1968 avait ainsi fait se lever un vent de créativité politique intéressante. À partir de 1972, il y avait des projets de premières directives sociales contenant de vrais droits de protection des salariés, avec l’idée d’un observatoire de l’évolution des salaires et des fortunes, une étude pour abolir le travail à la chaîne, l’idée d’une réglementation européenne imposant, à tous les pays, les 40 heures par semaine et les quatre semaines de congés payés... Mais ces avancées furent stoppées dès 1975 avec le déferlement du néolibéralisme...

Il nous faut maintenant stopper cette Constitution qui ouvre la porte à toutes les dérives autoritaires.

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