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Actualité de la lutte des classes aux États-Unis

vendredi 18 octobre 2002

Extrait de la revue « Carré Rouge » novembre 2002

La campagne préparatoire à la guerre en Irak de l’administration Bush provoque l’inquiétude du monde entier. Depuis l’éclatement de la bulle spéculative des actions de la « nouvelle économie » et depuis l’attentat du 11 septembre 2001, la riposte économique et guerrière de la première puissance impérialiste apparaît plus que jamais comme une menace pour l’humanité. Mais un anti-impérialisme qui se réduirait essentiellement à une forme d’anti-américanisme serait un piège. Ce serait faciliter les desseins de la bourgeoisie américaine que de concevoir la population des États-Unis comme un tout, nationaliste et réactionnaire, docilement rangé derrière ses dirigeants, à l’exception d’une poignée d’intellectuels de gauche.

Antiaméricanisme ou anti-impérialisme ? « L’autre Amérique » répond

L’actualité la plus immédiate dément une telle unanimité. Un mouvement anti-guerre est en train de prendre naissance à l’initiative d’un collectif qui s’intitule « Not in Our Name » (Pas en notre nom)1. Au cours du week-end des 5 et 6 octobre 2002, un an après le début de la guerre en Afghanistan, plusieurs dizaines de milliers de personnes ont manifesté contre le projet de guerre en Irak, dans près d’une trentaine de grandes villes dont New York, Los Angeles, San Francisco et Chicago.

Au grand déplaisir de Bush et d’une série de multinationales, une mobilisation des dockers a bloqué pendant plusieurs jours les 29 ports de la côte ouest des États-Unis. Après le lock out des patrons, Bush a décidé de contraindre les dockers à reprendre le travail pendant quatre-vingts jours. Il a eu recours à la loi Taft-Hartley de 1947 qui n’avait plus été utilisée depuis vingt-quatre ans 2. Mais le mouvement peut reprendre après ce délai avec une détermination redoublée.

Il ne s’agit pas d’exagérer la portée de tels faits mais de constater deux phénomènes importants : 1) La population américaine semble de plus en plus réticente à suivre Bush dans ses projets de guerre, si on en croit de récents sondages. Une fraction de la jeunesse étudiante est hostile à la guerre et le montre. 2) Le prétexte de la « croisade anti-terroriste » ne réussit pas à empêcher des secteurs du monde du travail à recourir à la lutte collective pour défendre leurs intérêts. Outre le mouvement des dockers, il faut signaler la mobilisation très forte, notamment à Boston, depuis plusieurs semaines de milliers de « janitors », des préposés au gardiennage et au nettoyage de grands buildings 3.

Stéréotypes et réalités sociales

Il est impossible de dégager ici avec précision les tendances complexes et contradictoires qui affectent un corps social de 285 millions d’habitants. Qui plus est, le tableau qu’on pouvait se représenter de la société américaine il y a deux ans, est actuellement modifié par le mouvement d’une économie en récession. Ce à quoi vient s’ajouter l’intervention d’un État hypertrophié qui dispose de fonds considérables pour masquer en partie les failles de cette économie, à coup de subventions à des fins protectionnistes notamment au secteur de l’acier et de l’agro-alimentaire, à coup de renflouements de groupes en faillite comme les compagnies aériennes, à coup de commandes massives notamment aux industries liées à l’armement.

Début septembre 2001, au moment où les chiffres annoncés par les grandes firmes étaient dans l’ensemble calamiteux, l’attentat contre les Twin Towers a offert l’opportunité à la bourgeoisie américaine de renforcer son arsenal répressif contre ses propres citoyens, avant tout les travailleurs et celles et ceux qui contestent sa domination. Elle a saisi l’occasion d’injecter une forte dose de patriotisme dans toute la société et de contraindre les classes populaires à des sacrifices au nom de la défense de « nos valeurs ». Ces valeurs les plus élevées ne pouvant être durablement celle d’Enron, de WorldCom ou d’Anderson comme on eut ensuite l’occasion de le voir. Il ne pouvait s’agir que de valeurs tout aussi fictives, mais sur un autre terrain : les valeurs de « la Morale », de « la Liberté » et de « la Nation ». Pour défendre efficacement les intérêts du capitalisme américain, les dirigeants des États-Unis ont besoin d’enrôler idéologiquement toutes les classes sociales. À cette fin, ils ont besoin de les dissoudre dans des ensembles mythiques : les États-Unis, axe du Bien et « pays libre », « pays des opportunités » offertes à tous, le Peuple américain constituant une Nation unie et démocratique par excellence.

« Nos valeurs » ne sont pas très nourrissantes et ne donnent pas un job. Elles ne donnent pas non plus une couverture sociale et médicale ni la possibilité de prendre sa retraite dans des conditions décentes. Il est nécessaire d’enquêter sur les formes et l’ampleur de la crise de la société américaine et d’une lutte de classe qui n’a pas disparu. Ni aujourd’hui, ni au cours des années d’euphorie à Wall Street qui ont précédé la récession actuelle.

Le mythe d’une société sans classes

Avoir le pouvoir de façonner la représentation sociale et politique que se font les membres d’une société est un enjeu stratégique pour une classe dirigeante. Le grand capital veille jalousement sur les informations et les images que diffusent les médias qu’il possède et contrôle. En temps de crise, les nuances entre faiseurs d’opinions doivent s’estomper. Le but est que le maximum d’individus toutes classes confondues aient une vision standardisée, commune, de tous les problèmes, en adéquation avec les intérêts de la classe dirigeante. Les chaînes de télévision ABC, NBC, CBS et CNN, pour citer les principales, doivent produire un « prêt à penser » aussi rigoureusement identique qu’un « cheese burger » d’un autre « cheese burger ». Le principe de la « démocratie » américaine et de l’efficacité de son économie est qu’un maximum de gens pensent et consomment la même chose, soient soudés par la même idéologie, les mêmes pratiques sociales pour satisfaire leurs besoins essentiels. Ce qui signifie des procédés amenant en permanence la population à vouloir consommer les mêmes marchandises et à avoir accès aux mêmes services. Il est indiscutable que le système est pour l’instant d’une redoutable efficacité, même s’il provoque des dégâts sociaux considérables y compris au sein de la classe moyenne.

Tout doit concourir à étayer l’idée que les États-Unis sont une société sans classes. La bourgeoisie a déployé des moyens considérables pour étouffer toute émergence d’une conscience de classe et pour accréditer le mythe d’une société démocratique et égalitaire. Elle a gardé en mémoire ce que pouvait donner la puissance collective des travailleurs au cours des années trente et quarante notamment. Elle n’a jamais pu cacher qu’il y avait des « riches » et des « pauvres ». Les journalistes peuvent même enquêter sur ces deux catégories et exhiber des traits spectaculaires concernant les très riches ou les très pauvres. Sur le front idéologique, cela n’a rien de très gênant et ne peut pas déstabiliser le système. Il est toujours possible de montrer une poignée de pauvres qui sont parvenus à s’enrichir. Quant aux pauvres déclassés qui ne sont pas contents de leur sort, le système dans son ensemble est assez rôdé pour les évacuer dans la catégorie des délinquants réels ou supposés. Les autorités ont ainsi emprisonné 2 % de la population active. Une partie des prisonniers travaille pour un salaire situé entre 25 cents et 1,15 dollar de l’heure ! (un dollar équivaut environ à un euro). À ce prix-là, la concurrence est vive entre les entreprises pour passer des contrats avec les organismes liés aux prisons fédérales ou à celles des États. Les Afro-Américains, en particuliers jeunes, sont sur-représentés dans les prisons et dans les circuits de la justice criminelle. Le pouvoir instaure ainsi dans les faits et dans les esprits des « citoyens respectables » (sous-entendus blancs), une frontière à la fois sociale et raciale avec la population des ghettos, la plus pauvre et la plus méprisée 4.

Qui a construit l’Amérique ?

L’histoire des États-Unis est celle de nombreuses luttes sociales qui ont pris souvent un caractère grandiose. Les révoltes des esclaves noirs et la guerre de Sécession au XIXe siècle, le mouvement pour les droits civiques des années 1950-1970, les luttes radicales des Noirs pour leur émancipation, celles des étudiants contre la guerre du Vietnam ont contribué au progrès d’ensemble de la société américaine, même si la bourgeoisie en a été la principale bénéficiaire. Les luttes puissantes de la classe ouvrière américaine depuis ses origines ont contribué fondamentalement à façonner les États-Unis dans un sens progressiste et démocratique ; et cela de façon quasi ininterrompue depuis 140 ans 5.

Ce pays, qui comme le disait l’écrivain Herman Melville est plus un monde qu’une nation, est ainsi devenu un espace et une société attractifs pour des millions de personnes venues de tous les continents. Le dynamisme et la créativité artistique, technologique et scientifique des États-Unis proviennent de ce qu’ils sont un pays d’immigrés, de travailleurs, qui ont déployé leur énergie dans toutes les directions. Pas de gratte-ciel, pas de jazz, pas de cinéma, pas d’hommes marchant sur la lune, sans eux. Pas une seule conquête sociale qui n’ait été arrachée par eux de haute lutte. Ce sont eux qui ont construit l’Amérique 6.

Il est symptomatique de la conscience de classe de la bourgeoisie américaine ou au moins de son instinct de classe, qu’elle ait toujours déployé les grands moyens pour que son prolétariat soit invisible et muet, pour que l’histoire de ses luttes s’efface de la mémoire des travailleurs et des jeunes générations. Il est très significatif que les États-Unis soit le seul pays au monde où le 1er mai n’est pas commémoré par des manifestations. Le 1er mai avait été précisément choisi par le mouvement international en l’honneur des huit travailleurs pendus à la suite de violents affrontements avec la police à Haymarket le 4 mai 1886 à Chicago.

Richesse insoupçonnée du mouvement ouvrier

Le prolétariat américain est comme un géant qui malgré les coups très sévères qu’il a toujours reçu s’est souvent redressé de façon inattendue, comme une force menaçante. Le fait que de nombreuses grèves se soient accompagnées, à n’importe quelle époque, du recours aux briseurs de grève et d’une répression sanglante, où bien souvent plusieurs grévistes trouvaient la mort, n’a jamais en soi provoqué des reculs de longue durée. Ce sont bien davantage le poids des bureaucraties syndicales, leurs trahisons, le rôle du stalinisme et les faiblesses internes au mouvement ouvrier qui l’ont amené à marquer le pas à plusieurs reprises.

Vu de ce côté-ci de l’Atlantique, il est difficile de soupçonner ce qu’a été la richesse en expériences et en héroïsme du mouvement américain. Il est a fortiori impossible d’évaluer ce qui s’est transmis jusqu’à aujourd’hui de ces expériences exaltantes mais aussi amères. On dispose en français du magnifique témoignage d’une des pionnières du mouvement ouvrier à la fin du dix-neuvième et au début du vingtième siècle, Mary Jones, plus connu sous le nom de Mother Jones 7. Le mouvement des Industrial Workers of the World (IWW) est nécessairement mal connu, faute de traductions en français des autobiographies et témoignages d’un certain nombres de militants des IWW, les Wobblies 8. Ces militants syndicaux étaient des révolutionnaires internationalistes. Leur mouvement existait également au Mexique et au Chili. Ils furent des organisateurs hors pair de grandes grèves, de syndicats ouverts à tous, hommes et femmes, ouvriers sans qualification, Noirs et Blancs, immigrés de fraîche date. Le mouvement des Wobblies a pratiquement disparu au cours des années trente en se fondant dans le grand mouvement du CIO. Ce que ces militants ont accompli ne peut qu’inspirer encore aujourd’hui tous ceux qui se préoccupent concrètement, aux États-Unis ou ailleurs, d’intervenir au sein de la classe ouvrière avec un projet de transformation de la société, révolutionnaire et internationaliste.

Le mouvement ouvrier américain acquis un caractère très offensif quelques années après la crise de 1929 au travers de trois grandes grèves en 1934, celle d’Auto-Lite à Toledo, des camionneurs à Minneapolis et des marins et dockers de San Francisco. Là encore les témoignages des acteurs même de ces luttes abondent en américain 9. Mais le caractère massif de ce mouvement a surgi avec les grèves avec occupation de 1937 qui selon Art Preis concernèrent 1 million 861 000 travailleurs [ Labor’s Giant Step , twenty years of the CIO, Pathfinder, NY, 1982]. Il est moins connu que des grèves éclatèrent aux États-Unis pendant la Seconde guerre mondiale et que 3 millions 470 000 travailleurs firent grève en 1945 et 4 millions 600 000 en 1946 ! Ces deux années d’après-guerre connurent aussi des manifestations de soldats américains à Manille, à Guam et à Paris exigeant leur démobilisation.

Mais autant la classe ouvrière avait gagné en force dans les grèves, autant ses potentialités politiques allaient s’étioler et presque disparaître au cours de la Guerre froide. La perspective de faire émerger un Labor Party, un parti des travailleurs autonome s’est présenté à plusieurs reprises au XXe siècle mais a toujours été gâchée par les manœuvres des staliniens et des bureaucrates syndicaux liés au Parti démocrate. Les années du maccarthysme furent des années de guerre contre tous les militants ouvriers radicaux. Les communistes ou réputés tels furent éliminés de la direction des syndicats, le plus souvent licenciés et mis sur une liste noire.

Une relève politique sur une échelle assez vaste et sur la base des idées d’émancipation des travailleurs n’a pas encore pu voir le jour. Mais c’est à partir de l’étude fouillée de cette histoire, évoquée ici trop rapidement, que le prolétariat en écrira une nouvelle page. Avec une nouvelle génération militante s’inspirant du meilleur des expériences passées.

Sur le terrain strictement revendicatif, un recul important de la classe ouvrière s’est produit depuis les deux dernières décennies. On peut dater ce recul à partir des concessions (salariales en particulier) imposées aux travailleurs de Chrysler en 1979 et 1980 sous la présidence de Carter et surtout à partir de 1981 avec le licenciement par Reagan de 11 500 contrôleurs aériens en grève. Depuis des luttes de grande ampleur ont éclaté, comme la grève chez Caterpillar qui dura 205 jours en 1982-1983, mais elles n’ont pas permis de reconquérir le terrain perdu.

Retour sur une « révolte sociale hybride »

En 1991, Georges Bush senior avait déclaré devant un parterre d’étudiants de l’Université du Michigan : « Nous sommes devenus le système le plus égalitaire de l’histoire et l’un des plus harmonieux. » Quelques mois plus tard, le 29 avril 1992, une émeute éclatait à Los Angeles à la suite de l’acquittement de policiers ayant matraqué sauvagement un conducteur noir en infraction... Elle dura une semaine. Des supermarchés furent pillés par des pauvres de toutes origines. Des commerçants coréens furent massacrés par des émeutiers noirs. La répression policière fut particulièrement féroce. Cette émeute qui fut une des plus terribles de l’histoire des États-Unis fit 58 morts et 2 300 blessés. Ce n’est pas le genre d’événement dont les autorités américaines ont eu envie de fêter le dixième anniversaire ! D’autant plus que des confrontations de ce type peuvent à nouveau éclater dans l’avenir dans les grandes mégalopoles du pays, sous la pression explosive de la misère, du racisme et de diverses autres formes d’exclusion sociale.

L’émeute de Los Angeles du printemps 1992 fut, selon l’expression du sociologue critique Mike Davis, une « révolte sociale hybride » exprimant des colères différentes et des processus sociaux différents. Il y distinguait trois éléments majeurs : « D’abord une dimension démocratique-révolutionnaire qui la relie aux insurrections des années soixante. Ensuite, un élément de rivalité interethnique qui l’a fait parfois ressembler à un pogrom. Enfin ce fut la première émeute postmoderne pour le pain, c’est-à-dire un soulèvement multiethnique des pauvres de la ville. » 10.

La lutte de classe peut prendre des formes complexes et être dévoyée par la police et par des éléments déclassés. Mais la trêve survenue entre les deux gangs, les Bloods et les Crips, montrait aussi que l’autodestruction d’une jeunesse à qui on n’a laissé qu’une possibilité de survivre, à savoir le commerce de la drogue, n’avait rien d’inéluctable.

Les expériences déformées ou inachevées de la lutte de classe ne disparaissent pas de la mémoire des protagonistes. L’épisode sanglant de Los Angeles reliait en lui quelques ingrédients qui ne manqueront pas à nouveau de surgir à l’occasion d’une injustice flagrante ou d’une autre. Mais personne ne peut prédire ce qu’il ressortira des futures révoltes urbaines. La seule certitude est que la grande bourgeoisie se prépare minutieusement à un état de guerre civile en renforçant la répression policière et son arsenal judiciaire, en dressant les unes contre les autres les différentes composantes de la population et surtout en atomisant et en affaiblissant au maximum la classe des salariés.

L’offensive de la bourgeoisie américaine contre son propre prolétariat

Le prolétariat américain, plus qu’un autre si cela est possible, est une classe inexistante sur la scène médiatique et politique. Il n’empêche que cette classe a été l’objet d’attentions toutes particulières de la part des forces du grand capital.

La réalité première de la lutte de classes aux États-Unis depuis vingt-cinq ans, est la puissance et la cohérence de l’offensive menée par la classe dirigeante contre celle des travailleurs. En 2001, le sociologue américain Rick Fantasia a pu intituler une étude sur cette offensive, de façon significative et sans exagération : « La Dictature sur le prolétariat » 11. Cette étude montre en particulier comment les patrons ont loué à des taux exorbitants toute une armée de sociétés de conseils pour éradiquer un maximum de syndicats et pour les aider à remplacer les travailleurs en grève : « À la fin des années 1970 on assiste, dans l’industrie américaine, à une offensive brutale sur deux fronts simultanément : une bataille féroce pour désyndicaliser les lieux de travail là où les syndicats étaient déjà en place et une lutte acharnée pour contester les droits des salariés à créer des syndicats dans les entreprises et les industries où ils n’existaient pas. » Cette offensive profonde et de longue durée a été victorieuse. Elle explique avant tout autre facteur les prétendus miracles réalisés par « la croissance de l’économie américaine » au cours des années quatre-vingt dix.

La suppression d’un syndicat dans une entreprise a eu trois effets bénéfiques pour l’employeur : 1) les défenses des travailleurs sont considérablement affaiblies et les grèves ont encore plus facilement un caractère illégal, 2) les patrons n’ont plus à supporter le coût et les inconvénients liés à l’existence de contrats et à leur renégociation. L’exploitation de la main d’œuvre devient sans limites, 3) une entreprise dépourvue de syndicats attire plus facilement les investissements qu’une autre où ils ont une forte existence. Partant de là les droits des travailleurs disparaissent pour faire place à ceux des consommateurs.

Nous n’allons pas énumérer ici l’ensemble des attaques qui, depuis la présidence de Jimmy Carter jusqu’à celle de Bush junior en passant par celles de Reagan, Bush senior et Bill Clinton, ont accompagné l’offensive patronale au niveau de l’État fédéral. Le démocrate Carter a inauguré en 1977 la première réforme fiscale régressive au profit des plus riches et le gel des dépenses sociales. Les autres ont suivi. Le républicain Reagan a préparé le démantèlement de l’aide sociale et c’est le démocrate Clinton qui l’a réalisé en 1996. Dans son principe, sa « réforme » a contraint n’importe quel personne à accepter n’importe quel travail. Dans tous les autres domaines concernant les classes populaires, notamment les retraites, les indemnités chômage, le coût des soins médicaux ou des frais de scolarité, tous les acquis et garanties des travailleurs ont été progressivement détruits. Dans un ouvrage qui vient de paraître intitulé «  Les dégâts du libéralisme, États-Unis : une société de marché  » 12, Isabelle Richet donne un tableau précis, complet et particulièrement édifiant de toutes ces attaques. Elles ont été concoctées par des « boîtes à penser » réactionnaires (les think tanks) payées par les grandes entreprises telles que la Heritage Foundation, le Cato Institute, le Manhattan Institute, le Hoover Institute, l’American Enterprise Institute. Leurs campagnes préparatoires dans les médias se sont terminés par l’adoption de leurs propositions par des « élus » payés eux-mêmes par les grandes entreprises. La synergie entre les rouages de la grande démocratie impérialiste a été parfaite dans toute cette période, y compris les simagrées de désaccords entre républicains et démocrates se concluant par un « compromis » totalement en défaveur des salariés et des chômeurs.

Le « big business » a ramassé la mise. Avec une main d’œuvre de plus en plus flexible, précarisée, dénuée de filet de protection, il était possible pour les capitalistes de redresser sensiblement leurs taux de profit. Les progrès technologiques ont été associés à des formes d’exploitation classiques et même archaïques. Le taylorisme n’a jamais connu une telle extension dans l’ensemble des secteurs industriels et dans les services.

Le succès des « libres » entreprises concurrentes de la high tech dans la Silicon Valley a reposé sur les investissements massifs de l’Etat en matière de financement de la recherche et de l’enseignement, et de l’achat de leurs produits 13. L’autre pilier de cette success story a été l’emploi à grande échelle d’une main d’œuvre très mal payée, peu qualifiée, subissant des rythmes de travail extrêmement rapides et devant respirer des produits très toxiques.

L’essor des chaînes de fast food correspond à l’entrée massive des femmes dans la sphère du salariat au cours des années soixante-dix. Leur travail était indispensable pour compenser la perte de pouvoir d’achat de leur foyer et ne leur laissait plus la possibilité de préparer tous les repas pour la famille. Une entreprise comme Mc Donald’s s’est engouffrée dans la brèche en proposant une nourriture standardisée, servie rapidement et à un prix relativement bas. L’uniformité des produits et la rationalisation du processus de production ont été, en plus, garantie par le système des établissements sous franchises. Pour dégager le maximum de profits, Mc Donald’s eut recours, comme ensuite toutes les autres chaînes de fast food, à une main d’œuvre susceptible d’être formée en un temps record et d’être licenciée encore plus rapidement. Nombre d’entre eux sont des jeunes ayant seulement entre quatorze et dix-sept ans, ce que la loi autorise depuis les années soixante-dix. (Entre dix et treize ans, il faut l’autorisation des parents). La réussite fulgurante de Mc Donald’s aux États-Unis repose en grande partie sur le fait que 80% de la main d’œuvre est à temps partiel et que 100 % est non-syndiquée. On sait avec quelle détermination, cette firme s’efforce d’exporter son « modèle social » dans ses établissements du monde entier. Les faits ci-dessus proviennent d’une enquête passionnante du journaliste américain Eric Schlosser, intitulée «  Fast Food Nation  » 14. Ce qu’il décrit en amont de la chaîne concernant les conditions de travail et d’hygiène dans les abattoirs et les usines de conditionnement de la viande, est aussi terrifiant que le tableau donné par l’écrivain Upton Sinclair dans son roman « La Jungle » au début du vingtième siècle sur l’industrie de la viande à Chicago. Dans les usines et les abattoirs actuels, la main d’œuvre est en majorité d’origine latino. Les bras et doigts coupés sont très fréquents. Des dizaines de travailleurs sont aussi décapités ou broyés par les machines.

Les formes d’exploitation les plus odieuses prolifèrent également dans le secteur de l’habillement dans les dizaines de milliers de sweatshops (les ateliers de la sueur) installés au cœur des grandes villes américaines. Ces sweatshops n’ont rien de nouveau. De fait, Friedrich Engels les avait déjà décrits en 1845 dans « La situation des classes laborieuses en Angleterre ». En 2002 ils contribuent largement à la croissance des profits de grandes marques telles que Gap, Nike ou Donna Karan.

Les luttes des salariés, l’Etat et la bureaucratie syndicale

Toutes ces agressions patronales et étatiques n’ont pas été laissées sans réponse par les salariés. Mais les statistiques indiquent à l’évidence que le rapport des forces n’a cessé de se dégrader en leur défaveur. Il n’y a plus que 13,5 % de syndiqués en moyenne à l’échelle du pays, soit une diminution de 20 % en vingt ans. Dans le secteur privé, les syndiqués ne sont que 9 %. Dans le secteur de l’agriculture, ils ne sont que 2%. Les statistiques officielles des grèves ne prennent en compte que celles impliquant plus de 1000 salariés. Sur cette base là, elles sont dix fois moins nombreuses aujourd’hui qu’il y a trente ans. Il y en eu 424 en 1974, 187 en 1980 et seulement 29 en 2001.

Les travailleurs n’ont pas eu seulement affaire à la collusion entre appareil d’État, les patrons et les officines spécialisées pour briser les grèves. Ils ont eu systématiquement contre eux les bureaucrates syndicaux. Les efforts pour constituer des équipes syndicales de rechange, combatives et indépendantes de la bureaucratie et de la mafia ont été nombreux. Mais ces efforts militants ne sont pas parvenus, sauf dans des combats sectoriels, locaux ou régionaux, à modifier la donne générale.

La plus grande grève qui a marqué la dernière décennie, a éclaté au cours de l’été 1997. Elle a concerné les 185 000 travailleurs de l’UPS (United Parcel Service), le géant de la distribution des paquets à domicile. L’analyse de ce mouvement a été faite à chaud par Charles-André Udry dans son article paru dans Carré rouge n°6, «  The Workers are back  » « Les travailleurs sont de retour ».

Cette grève fut organisée par le syndicat des Transports, l’International Brotherhood of Teamsters. Elle fut le mouvement le plus puissant visant à remettre en cause chez UPS le travail temporaire et les emplois à temps partiels pour obtenir de « bons emplois ». La grève qui avait bénéficié d’une grande popularité dans le pays fut en partie victorieuse. Mais les travailleurs d’UPS ne purent transformer l’essai en raison des manœuvres de l’État, en complicité avec des bureaucrates des Teamsters. Ils voulaient se débarrasser du leader des Teamsters, Don Carey et contrer l’influence de la tendance de gauche du syndicat, la TDU (Teamster for a Democratic Union). Carey, qui avait été élu en 1996, fut invalidé et interditdese représenter par le Ministère de la Justice. La décision intervint comme par hasard trois jours après la fin victorieuse de la grève ! James Hoffa junior put ainsi s’emparer de la direction des Teamsters au grand soulagement du patronat des transports.

La bureaucratie syndicale américaine fait équipe avec le Parti démocrate depuis les années trente. L’AFL-CIO est un des gros contributeurs aux campagnes de ce parti. En dépit des attaques de Clinton pendant huit ans contre les classes populaires, l’AFL-CIO a versé 46 millions de dollars à Al Gore pour sa campagne en 2000. Cette cotisation syndicale aux ennemis de la classe ouvrière avait été augmentée de dix millions par rapport à celle de 1996.

L’obstacle de la bureaucratie de l’AFL-CIO est considérable, d’autant plus que cet appareil épouse le plus souvent les vues du patronat en matière de protectionnisme des produits « made in United States » ou contre l’intrusion de la main d’œuvre immigrée. Sur ce terrain l’AFL-CIO a en partie évoluée sous la pression de grèves d’ouvriers agricoles organisés dans l’United Farm Workers ou des mobilisations des janitors, notamment en Californie 15. La bureaucratie syndicale s’est aperçue qu’il lui serait bénéfique d’accompagner le mouvement de syndicalisation des immigrés pour renflouer les effectifs et les caisses, et pour reprendre de l’influence au sein de la classe ouvrière.

Face à l’ensemble des obstacles auxquels sont confrontés les travailleurs, il est d’autant plus frappant de constater leur détermination dans un certain nombre de grèves particulièrement difficile à mener. Un exemple en donnera une idée. Fin novembre et début décembre 2001, des enseignants d’une ville du New Jersey, excédés par leurs mauvaises conditions de travail et leur mauvaise paye, ont décidé de se mettre en grève alors que leur fonction le leur interdit. Les autorités brisèrent leur mouvement en expédiant en prison sans sommation 228 professeurs grévistes pendant plusieurs jours.

La « classe moyenne » en déclin

Pour comprendre comment la grande bourgeoisie a pu mener victorieusement son offensive contre la classe ouvrière sans provoquer de grands mouvements sociaux, il faut avoir également à l’esprit la pression sociale exercée par la « classe moyenne » au cours de cette période. Les guillemets, que nous venons de mettre à cet ensemble social important aux États-Unis, visent simplement à souligner son hétérogénéité sur plusieurs plans. La composante anglo-saxonne est de loin la plus importante. Mais il existe aussi une partie minoritaire de la population noire qui s’est intégrée à cette classe au cours des années soixante-dix, et des fractions hispanique, asiatique et même amérindienne depuis les vingt dernières années. Les couches supérieures de cette classe moyenne sont proches du grand capital mais les couches inférieures se distinguent peu des couches les mieux payées de la classe ouvrière.

L’existence d’une classe moyenne nombreuse, ayant eu pendant plus de dix ans des opportunités d’enrichissement et de consommation exceptionnelles a été un puissant facteur de stabilité sociale. Elle a acquis des actions et participé à l’euphorie boursière de la fin du XXe siècle. La griserie de la spéculation a entraîné y compris une partie des travailleurs qui avaient une paye suffisante pour acquérir des actions. Des dizaines de millions d’Américains ont emprunté abondamment sans avoir l’impression de s’endetter puisque leurs revenus en actions étaient constamment à la hausse. 50% des ménages sont devenus actionnaires au cours des années 90 selon Robert Reich, l’ex-ministre du Travail de Clinton. Les plus nombreux n’étaient que de tout petits actionnaires et on peut dire que la classe moyenne s’est considérablement rétractée et endettée au cours de ces dernières années. Le nombre de déclarations de faillite personnelle a augmenté de 400 % entre 1979 et 1997. La tendance n’a fait qu’empirer depuis. En outre de nombreuses familles de la classe moyenne ont été ruinées sans faire de déclaration officielle de faillite 16.Les entreprises payées par les banques pour récupérer sans sommation les voitures, meubles ou ordinateurs, pour défaut de paiement des traites, se portent très bien.

La course aux grosses ou petites miettes de profits financiers tombant de la table de Wall Street, s’est aussi accompagnée d’une croissance inquiétante de toutes les formes d’individualisme. On a assisté à un fléchissement de nombreux réseaux sociaux comme a tenté de l’analyser Robert D. Putnam dans son livre Bowling Alone. The Collapse and Revival of American Community publié au printemps 2000. La peur de la perte de l’emploi et de la faillite personnelle a nourri toutes sortes de formes d’anxiété. La mobilité et la brutalité des mouvements des capitaux affectent toute les classes sociales et nourrissent la peur des autres et la peur du lendemain. Elles se traduisent par diverses pathologies, violences incontrôlées, usages de drogues, obésité, anti-dépresseurs, « médicaments » tels que la ritalin pour calmer la nervosité des enfants et adolescents, etc.

Sur un autre terrain le désespoir dans la petite bourgeoisie ruinée ou dans certaines couches de la classe ouvrière blanche peut fournir des troupes encore plus nombreuses aux milices de type fascistes tel que le Ku Klux Klan et les 500 organisations du même type qui existent actuellement aux États-Unis. C’est une des cartes maîtresses qui reste dans les mains du « big business » au cas où le mouvement ouvrier reprendrait une nouvelle vigueur.

Le développement des « homeless » et des « workings poors »

Ce contexte du « chacun pour soi et le dieu dollar pour tous » a aggravé la démoralisation et l’isolement des laissés pour compte de la croissance, les « homeless » (les sans-abri), les chômeurs, les travailleurs précaires ou à temps partiel. La population afro-américaine a contribué dans une proportion particulièrement élevée à renforcer ces catégories sociales les plus exploitées et les plus écrasées par la pauvreté et les humiliations. Le roman «  Les saisons de la nuit  » de Colum McCann, (éditions 10/18) donne un tableau particulièrement prenant du passage du statut de prolétaire à celui de sans travail et sans abri.

Les « workings poors » (les pauvres ayant un emploi) ont non seulement été à l’écart des opportunités boursières mais leurs conditions de vie se sont terriblement dégradées. Ces travailleurs peuvent enchaîner dans la même journée trois, quatre, voire cinq emplois partiels. Certains travailleurs font jusqu’à quatre-vingts heures par semaine, sans un seul jour de repos dans la semaine. Le 13 septembre dernier Arte a présenté un documentaire tourné en 1998 où certains de ces « workings poors » témoignaient. « En Amérique, quand vous avez fini de travailler, vous êtes bon pour le cimetière ».L’un d’eux avait travaillé dur à plein temps pendant dix ans. Son patron l’a brutalement mis à temps partiel pour ne plus avoir à payer de charges sociales. Ce travailleur a automatiquement tout perdu, ses vacances et sa retraite.

Il faudrait évidemment apporter des nuances en particulier régionales et même locales à ce rapide tableau des classes populaires. Bien des membres de la petite ou moyenne bourgeoisie ont pu être ruinés ou mis en difficulté par la disparition d’activités industrielles locales sans pouvoir reprendre pied, sur place ou ailleurs (voir le roman de Richard Russo qui se situe dans une ville du Maine, «  Le dclin de l’empire Whiting  », septembre 2002, éditions Quai Voltaire). Dans certains comtés du Middle West où les fermiers ont sombré et où les activités industrielles ont disparu, les usines ont été remplacées par des casinos et autres activités touristiques. L’embauche dans les services a été relancée et de nombreux commerçants sont prospères (voir le reportage du « New York Times du 26 mai 2002).

Mais dans ce même Middle West, des réseaux ferroviaires jugés non rentables ont été démantelés. À une heure de voiture de Chicago, il existe des zones de misère, isolées géographiquement, où il n’y a ni travail, ni moyens de transport, où des familles vivent dans des baraques en bois sans eau courante. Le reportage du « New York Times » du 6 octobre 2002 sur une famille noire de la région de Pembroke est éloquent. Il relate qu’une mère et ses cinq enfants doivent vivre avec seulement 450 dollars de coupons de nourriture ce qui ne permet qu’un repas par jour, mais elle doit par contre payer un loyer de 125 dollars. Elle ne reçoit rien du gouvernement en vertu de la décision de Clinton de 1996 coupant les vivres aux individus « bien portants » pour les obliger à accepter n’importe quel travail.

Cette mère fait partie des 32,9 millions de citoyens américains vivant officiellement dans la pauvreté, 11,7 millions d’entre eux ayant moins de dix-huit ans. Bien qu’elle veuille travailler mais soit dans l’impossibilité de trouver de l’embauche, elle fait partie de ces millions d’Américains qui ne sont pas comptabilisés officiellement comme chômeurs. En dépit des manœuvres les éliminant des statistiques, le nombre de chômeurs recensés officiellement a augmenté de deux millions au cours des deux dernières années et s’établit actuellement à 6 % de la population active. Les conséquences sociales de l’actuelle récession sont d’ores et déjà beaucoup plus graves que lors de celle du début des années quatre-vingts, même si le taux officiel de chômage est le même. Au cours de la décennie quatre-vingt dix, de nombreux travailleurs vivaient des périodes d’alternance entre chômage et petits boulots mal payés. À présent ils sont déjà 5,4 millions à recevoir une pension d’invalidité (en moyenne 800 dollars par mois), soit un nombre qui a doublé depuis 1990. Aujourd’hui 41 millions d’Américains n’ont pas de couverture sociale. L’assurance chômage ne concerne qu’un tiers de ceux qui perdent leur emploi. 40 millions d’Américains n’ont pas d’eau potable.

Perte de confiance dans le système et prise de conscience

Dans la conjoncture actuelle la mobilité sociale vers le bas va l’emporter pour de nombreux Américains. La perte de confiance de la classe ouvrière et de la petite bourgeoisie rurale et urbaine dans le système sera en proportion des illusions que Wall Street a suscitées au cours des dix années qui ont précédé l’actuelle récession. Les vagues de licenciements avaient commencées neuf mois avant le 11 septembre. Mais le temps des grandes faillites et par voie de conséquence à nouveau de grandes vagues de licenciements est arrivé l’an dernier avec la chute des compagnies aériennes, d’Enron, de Tyco, d’Anderson, de WorldCom, etc.

Dans la foulée de l’attentat du 11 septembre, les compagnies aériennes ont annoncé des dizaines de milliers de licenciements tout en empochant les substantielles « aides » de l’État fédéral. Delta Air Lines qui avait déjà supprimé 13.000 emplois, vient d’en annoncer 1500 de plus en septembre 2002. United Airlines exige à présent que le personnel qu’elle n’a pas encore licencié accepte des baisses de salaires importantes pour les six ans à venir.

WorldCom, la plus grosse entreprise de toute l’histoire du capitalisme américain, a annoncé 17.000 suppressions d’emplois en même temps que sa faillite. La méthode de licenciement d’Enron mérite une mention particulière. La direction a donné exactement deux heures et pas une minute de plus à 4.500 personnes pour vider les lieux à Houston. Elle leur a fourni obligeamment à chacune une boîte en carton pour embarquer leurs affaires personnelles et elle a laissé dans le brouillard la question très aléatoire des primes ou indemnités. (voir « La Tribune », 9 août 2002, La Saga Enron, 20e épisode).

Les licenciés dont il est ici question avaient pour la plupart un bon salaire et un certain nombre de stock-options dont la valeur s’est envolée en fumée. La frontière entre salariés bien payés et actionnaires s’était sans doute estompée dans les esprits. La chute des valeurs boursières est en train de la rétablir à très grande vitesse. Le cas d’une ex-employée de WorldCom interrogée par un journaliste du New York Times est édifiant à cet égard. Cara Alcantar reconnaît : « Je pensais être dans le même camp que Bernie Ebbers (le P-DG), à la pointe du progrès technologique. Je travaillais dur et, pour moi, les licenciements, ça n’arrivait qu’aux autres. » En juillet dernier, elle a perdu son emploi, ses 1600 stok-options qui ne valent plus rien et pour couronner le tout, elle n’aura aucune indemnité de licenciement et son épargne retraite constituée d’actions WorldCom n’a plus aucune valeur. À ce stade, cette employée regrette amèrement l’absence d’un syndicat chez WorldCom.

L’attitude de nombreux travailleurs américains à l’égard de la syndicalisation est en train de changer radicalement. Ce qui pouvait apparaître comme inutile devient une nécessité impérative pour faire face aux agressions patronales dévastatrices.
L’évolution sociale actuelle suggère que les déchirures sociales les plus importantes ne se sont pas encore produites.
Les deux Amériques face au déclin de l’impérialisme
On se souvient que les mesures du « New Deal » de Roosevelt visant à sauver les intérêts généraux du grand capital américain, tout en désamorçant le caractère menaçant du mouvement ouvrier des années trente, fut bientôt suivi d’un « War Deal ». La « donne de guerre » préparait l’impérialisme américain à s’engager dans la Seconde guerre mondiale. Sans être passé par la phase d’un nouveau New Deal, George W. Bush est passé depuis un an à un nouveau « War Deal » par une série de mesures économiques en faveur du secteur de l’armement et de mesures sociales et juridiques plaçant la population américaine dans un carcan « patriotique ». Il s’est livré à une inflation de discours guerriers préparant l’opinion publique à un état de guerre permanent et il a pris une série de dispositions législatives très répressives 17.

Il n’est pas sûr que la classe ouvrière qui a déjà subi des coups sévères se laisse embrigader. Il n’est pas sûr que « la ménagère », celle que les médias appellent traditionnellement « le soldat Smith » tienne le coup, c’est-à-dire puisse continuer à consommer et à s’endetter plus qu’elle ne le fait actuellement. Les ménages qui ont essuyé des revers en bourse et disposent encore d’argent, le placent en urgence dans l’immobilier. Cela va créer une bulle spéculative dans ce secteur qui finira par crever comme les autres bulles.

Les États-Unis sont en situation à la fois prédatrice et de dépendance par rapport à l’économie mondiale. Felix G. Rohatyn, ancien ambassadeur des États-Unis en France, conseiller spécial auprès du groupe Lazard et administrateur de sociétés, rappelait dans une tribune dans « Le Monde » du 21 mai dernier : « Ne perdons pas de vue que nous avons besoin d’un afflux de capitaux de 1 milliard de dollars par jour environ pour financer notre déficit commercial. »

La course en avant de l’administration Bush vers l’Irak ou d’autres destinations est stimulée par les contradictions du capitalisme américain dont les entreprises et l’Etat sont à des niveaux d’endettement vertigineux. C’est dire à quel point les assauts de la première puissance impérialiste pour s’emparer des richesses et des marchés mondiaux va connaître une nouvelle escalade.

Deux Amériques seront à nouveau face à face dans l’avenir, à l’instar de celles qu’évoquaient le trotskyste américain James P. Cannon en 1948, dans un tout autre contexte : « Une est l’Amérique des impérialistes de la petite clique de capitalistes, de propriétaires fonciers, et de militaristes qui menacent et inquiètent le monde. C’est l’Amérique que les peuples du monde craignent et détestent. Il y a l’autre Amérique, celle des ouvriers et des fermiers et des ’petites gens’. Ils constituent la vaste majorité de la population. Ils font le travail nécessaire au pays. Ils maintiennent ses anciennes traditions démocratiques, son histoire d’amitié ancienne avec les peuples d’autres pays, des luttes contre les rois et les tyrans, l’asile généreux que l’Amérique donnait autrefois aux opprimés. »

Les développements de la lutte des classes aux États-Unis montreront si ces propos vont reprendre une actualité. Si tel était le cas, ils permettraient d’offrir une issue positive à la crise du système capitaliste. Il permettrait de se défaire du pouvoir des classes les plus dangereuses pour l’humanité, les bourgeoisies impérialistes européennes, japonaise et américaine.

Le 18 octobre 2002
Samuel Holder


Notes
1 Pour des informations sur la campagne de « Not in our Name » consulter le site http://www.nion.us/

2 Jimmy Carter avait brandi cette loi contre les mineurs de charbon dont la grève avait duré 110 jours de décembre 1977 à mars 1978.

3 Sur les luttes des janitors, consulter le site http://www.jwj.org/

4 Voir les travaux de Loïc Wacquant : Les Prisons de la misère (Raisons d’agir, 1999) et Symbiose fatale, Quand ghetto et prison se ressemblent et s’assemblent (Actes de la recherche en sciences sociales n°139, septembre 2001)

5 Voir en deux tomes, Who built America ? , ouvrage collectif de l’American Social History Project, The City University of New York (Pantheon Books NY, 1992)

6 Pour avoir un aperçu éloquent du passé glorieux de la classe ouvrière américaine, lire l’ouvrage de Daniel Guérin, Le mouvement ouvrier aux États-Unis 1867-1967 (FM/Petite collection maspero, mars 1968). Il est en partie la reprise condensée du tome 1 de son livre paru en 1950 chez Julliard : Où va le peuple américain ? Daniel Guérin a écrit d’autres ouvrages importants sur les États-Unis : De l’Oncle Tom aux Panthères, Le drame des Noirs américains (10/18, 1973) et en collaboration avec Ernest Mandel : La concentration économique aux États-Unis (Anthropos, 1971).

7 Maman Jones, Autobiographie (François Maspero, 1977)

8 Elisabeth Gurley Flynn : The Rebel Girl, My first Life (1906-1926) (International Publishers, NY, 1976). The Autobiography of Big Bill Haywood (International Publishers, NY, 1974) Solidarity Forever, An oral history of the IWW (Lake ViewPress, Chicago, 1985) Dans le recueil de textes de James P. Cannon, The First Ten Years of American Communism (Pathfinder Press, NY, 1980), le texte The I.W.W.-The Great Anticipation. À signaler, traduit en français, le roman de Jon A. Jackson ; Go By Go (Gallimard Série Noire, mai2001) [voir la note de lecture sur ce roman sur le site http://culture.revolution.free.fr/]

9 Sur le mouvement des camionneurs dirigé par des militants trotkystes : Teamster Rebellion de Farrell Dobbs (Pathfinder, NY, 1981) et du même auteur Teamster Power

10 Préface de Marc Saint-Upéry au livre de Mike Davis : «  City of Quartz, Los Angeles, capitale du futur » (éditions La Découverte/Poche, mars 2000)

11 In « Actes de la recherche en sciences sociales » n°138 : Dictature sur le prolétariat, Stratégies de répression et travail aux États-Unis
12 Isabelle Richet : Les dégâts du libéralisme, États-Unis : une société de marché (collection la discorde, éditions textuel, septembre 2002)

13 Voir l’étude de Neil Fligstein : Le mythe du marché (« Actes de la recherche en sciences sociales » n°139, septembre 2001)

14 Eric Schlosser : Fast Food Nation (New York, HarperCollins, 2002). Lire notamment sur les conditions de travail le chapitre 8 « the most dangerous job ».

15 Le film de Ken Loach, « Bread and Roses » décrit une des luttes des janitors de Los Angeles.

16 À lire dans les « Actes de la recherche en science sociale » n°138, juin 2001, l’étude de Teresa A. Sullivan, Elisabeth Warren et Jay Lawrence Westbrook : Une prospérité précaire, Sur les situations financières critiques dans la classe moyenne.

17 À lire sur cette question le recueil de textes d’intellectuels de gauche américains : «  L’autre Amérique, les Américains contre l’état de guerre » (collection la discorde, éditions textuel, septembre 2002)
http://culture.revolution.free.fr/