Durant la campagne électorale, le président Lula a affirmé que s’il pouvait accomplir une seule réforme sous l’égide de son gouvernement, ce serait la réforme agraire. Pourtant, au cours de la seconde année de son mandat, la réforme agraire avance à pas de tortue. Par contre, les réformes de la prévoyance sociale et les réformes fiscales avancent à toute vapeur. Comment analysez-vous cette nouvelle conjoncture ?
Joao Pedro Stedile : La victoire du gouvernement Lula lors des élections [de 2002] a modifié les rapports de force politiques pour la lutte en faveur de la réforme agraire. En fin de compte, le PT et Lula étaient historiquement engagés avec le besoin d’une démocratisation de la propriété agraire. Mais la classe dominante brésilienne continue à disposer du pouvoir économique comme des terres et avant tout elle a en mains les moyens de communication. L’Etat brésilien est un appareil juridique qui ne sert qu’une toute petite minorité. Dès lors, les difficultés pour réaliser une vraie réforme agraire continuent à être énormes. Ce que nous disons, c’est que, dans cette conjoncture, les mouvements sociaux dans la campagne doivent réaliser un ensemble d’efforts afin d’accumuler des forces. Il s’agit d’organiser plus de personnes, d’élever le niveau de conscience des travailleurs ruraux et de les structurer dans une perspective de lutte. Puis seulement avec une très forte mobilisation, une lutte, nous pourrons faire que la réforme agraire avance. Ainsi, elle dépend plus de la capacité d’organisation des travailleurs ruraux que de la "volonté" du gouvernement.
La réforme est indiquée par l’ONU comme un élément fondamental pour éradiquer la faim au Brésil. Si elle apporte de tels avantages pour la population, pourquoi ne s’effectue-t-elle pas ? Quels sont les intérêts qui se camouflent pour y faire obstacle ?
J.P. Stedile : Les difficultés pour que réellement se mette en marche un processus ample de réforme agraire sont nombreuses. Du côté du gouvernement, il serait nécessaire, en premier lieu, qu’il se décide clairement en faveur d’un nouveau projet de développement du pays. La réforme agraire n’est pas une fin en soi, mais un moyen pour démocratiser la propriété de la terre et, avant tout, pour être partie prenante d’un nouveau projet de développement qui aurait comme centre de gravité la redistribution de la richesse, le développement d’un marché intérieur [en augmentant le pouvoir d’achat des couches populaires], la lutte contre les inégalités sociales et la création d’emplois. Nous espérons que, dans les mois qui viennent, se développe au sein de la société brésilienne un grand débat sur les voies que devrait emprunter le Brésil.
Le gouvernement a assuré que, en 2004, le projet national de réforme agraire (PNRA) deviendra une priorité, dans la mesure où il est un des principaux instruments de développement économique et social du gouvernement. Ce qu’a fait le gouvernement jusqu’à maintenant est-il satisfaisant ? Quelles sont les initiatives que le MST planifie pour faire pression sur le gouvernement afin qu’il mette en pratique ses promesses ?
J.P. Stedile : Nous sommes très critiques face au comportement du gouvernement, non seulement pour ce qui a trait à la réforme agraire, mais aussi pour ce qui concerne la politique économique et le manque de tout projet clair pour le développement de notre pays. Jusqu’à maintenant, le gouvernement répète sur le plan de la réforme agraire les méthodes et la politique de Fernando Henrique Cardoso en prenant quelques mesures d’indemnité sociale, de lente désappropriation d’une partie de la terre de quelques très grandes fermes [la terre "expropriée" est payée aux propriétaires], sans avoir un plan concret. Notre rôle comme mouvement social ne consiste pas seulement à critiquer le gouvernement, ce qui est très facile. Mais à organiser le peuple pour qu’il se mobilise et lutte. Sans mobilisation populaire, il n’y aura pas de changement.
La grande presse donne une grande importance à l’agro-exportation et considère la réforme agraire comme un élément attardé et pas véritablement nécessaire. Comment rompre avec cela ?
J.P. Stedile : Ladite grande presse représente des intérêts de classe économiques et idéologiques clairement liés à ceux des classes dominantes qui contrôlent, elles, ladite agriculture moderne, celle d’exportation. Dès lors, la Rede Globo [puissant réseau privé de télévision à l’échelle nationale], Veja [hebdomadaire] et d’autres grands médias ne cessent de développer une propagande en faveur des exportations agricoles du secteur agro-exportateur, des machines agricoles, etc.
Mais cela est une tromperie. L’agriculture d’exportation n’enrichit qu’une minorité de 10% des propriétaires terriens, ceux qui disposent de plus de 500 hectares et qui se consacrent à des cultures d’exportation. Ce modèle ne contribue pas à redistribuer la richesse, à créer des emplois, à combattre la pauvreté. Il ne permet pas le développement du pays, ni même celui de l’industrie nationale. Pour vous faire une idée, au cours des années 1980, lorsqu’un petit ou moyen propriétaire pouvait acheter un tracteur, la vente totale des tracteurs s’élevait à 70’000 par an. Actuellement, avec tout ce "développement" de l’agro-exportation, l’industrie des machines agricoles ne vend que 45’000 tracteurs chaque année.
Pour toutes ces raisons, le Brésil a besoin d’un modèle d’agriculture qui produise des aliments pour le peuple brésilien et qui utilise la terre et l’agriculture comme des facteurs de création d’emplois et de mise en place d’une justice sociale.
* Cet entretien a été publié dans l’hebdomadaire O Pasquim21 [le canard en français] du 27 mars 2004. L’ entretien a été effectué par Cristina Gomes. O Pasquim 21est un hebdomadaire satirique qui se positionne, en général, en faveur du gouvernement du PT (Parti des travailleurs).