Après presque un mois de grève militante, les grévistes du secteur public terre-neuviens subissent un cuisant revers. Pourtant la majorité de la population de l’île (52%), selon un sondage de 1300 personnes, est contre la loi du retour forcé au travail. Après un mois de grève, presque la moitié de la population (46%) continuait d’appuyer les syndicats en grève, soit l’Association des employé-e-s publics et privés de Terre-Neuve et du Labrador - NAPE - (16 000 grévistes) et le Syndicat canadien de la fonction publique - SCFP - (4 000) contre moins du tiers (32%) qui s’y opposait.
La défaite est cuisante puisque qu’il y aura gel des salaires pour les deux prochaines années pour un long contrat de quatre ans, une réduction des congés de maladie de 24 à 12 jours par année pour les nouveaux employé-e-s et une réduction à terme des effectifs de 4 000 personnes. Le nouveau gouvernement conservateur élu à une forte majorité l’automne dernier et dirigé par un millionnaire a été totalement intransigeant en donnant comme raison l’ampleur du déficit budgétaire, 864 millions $, ce qui équivaut à plusieurs dizaines de milliards à l’échelle du Canada. Il n’a même pas voulu recourir à l’arbitrage pourtant prévu par la loi terre-neuvienne.
Faut-il ajouter que malgré un taux de chômage de loin le plus élevé des provinces canadiennes, plus que deux fois plus élevé que la moyenne canadienne, la rémunération hebdomadaire moyenne était, en 2002, la plus élevée des provinces de l’Est, surpassée seulement par les quatre grandes provinces (dans l’ordre, Ontario, Alberta, Colombie-britannique, Québec). Rien de surprenant quand on sait que le taux de syndicalisation de Terre-Neuve est le plus élevé au Canada après celui du Québec. C’est donc dire la volonté acharnée du gouvernement Williams de ramener ce salaire aussi bas que le taux de chômage est élevé.
Une nation refoulée
Comment expliquer cette caractéristique " québécoise " de Terre-Neuve ? C’est que cette possession britannique jusqu’en 1949, qui se construisait en nation avec une histoire, une culture bien à elle et même un patois anglais tout à fait caractéristique, fut pratiquement intégrée de force au Canada. Il fallut en effet un scénario de deux référendum, dont le deuxième fut gagné par la peau des dents, pour faire de Terre-Neuve, dirigée comme une colonie depuis la banqueroute gouvernementale des années trente, la dixième province canadienne.
Terre-Neuve est la seule autre province canadienne qui soit comme le Québec une " province-nation ". Si c’est un secret bien gardé - mais donnez-vous la peine de parler au peuple de Terre-Neuve et il vous en fera la confidence - c’est que le fédéralisme canadien la maintient dans la dépendance de sa péréquation et autres paiements de transferts. La rançon de cette dépendance sont les méprisables farces de " Newfy " dont la fonction idéologique est l’humiliation d’un peuple afin d’empêcher l’expression du sentiment national terre-neuvien. Avant l’éveil du peuple québécois dans les années 60, il n’était pas clair non plus, subjectivement parlant, que le Québec formait une nation.
Malheureusement, le nationalisme québécois entretient un irrédentisme labradorien qui serait parfaitement résoluble dans le cadre d’une entente de nation à nation - ce qui suppose la reconnaissance de leurs indépendances réciproques - qui reconnaîtrait le Labrador, tout comme la Côte-Nord et le Nord québécois, comme un territoire appartenant aux nations innu et inuit à qui les nations blanches devraient reconnaissance territoriale et réparations, en retour de quoi elles seraient tout probablement invitées à participer équitablement à leur développement économique. Au lieu de cela existe un fort et légitime ressentiment terre-neuvien en réaction à l’impérialisme (hydro-)québécois qui pille Churchill Falls pour moins d’un cent le kilowatt-heure.
Après le 11 septembre, plus que la combativité habituelle
Mais la détermination prolétarienne et nationale de la classe ouvrière de Terre-Neuve n’a pas suffi. La contre-offensive néolibérale de l’après 11 septembre nécessite plus que la combativité habituelle. Elle requiert l’unité publique-privée du " tous et toutes ensemble " autour d’un noyau de revendications nettement antinéolibérales. Même le secteur public terre-neuvien n’était pas en entier au rendez-vous. Manquaient à l’appel les infirmières et infirmiers, qui avaient pourtant fait une grève exemplaire en 1999 tout comme au Québec, et les enseignantes et enseignants. Pourquoi respecter les échéances légales des conventions collectives pour aller à l’abattoir l’un derrière l’autre ? Au moins au Québec, cet obstacle a été résolu par l’acquis historique du Front commun malgré les divisions de centrales qui pourraient toujours le remettre en question.
Il semble qu’en Colombie britannique nous assistions au même scénario. Les employées et employés généraux des hôpitaux, exaspérés par une baisse salariale de 15%, un allongement de la journée de travail et surtout une recours agressif à la sous-traitance qui a déjà éliminé 4 000 postes, sortent seuls. Presque immédiatement, le gouvernement Campbell, pourtant aussi impopulaire que le gouvernement Charest peut l’être, promulgue une loi de retour au travail avec convention collective réactionnaire à l’avenant. Les infirmières et infirmiers, qui respectaient les lignes, les franchissent. On voit mal comment le syndicat pourra défier la loi à moins d’un sursaut solidaire.
Il ne suffit plus de soutiens d’appoint sous forme de grosses manifs occasionnelles comme l’ont fait les autres syndicats terre-neuviens durant la grève, ou même de respect des lignes de piquetage. Il y a nécessité d’une grève générale. Cependant, comme l’a démontré par la négative les " Days of Action " contre le gouvernement Harris, cette grève générale ne peut pas se limiter à 24 heures même illégale et même accompagnée de très grandes manifestations. Le gouvernement n’a qu’à faire le dos rond. Il faut une grève générale illimitée, qui peut être amorcée comme une grève générale de 24 heures reconductible.
Et il la faut d’autant plus avec le privé que les nécessaires services essentiels, qui peuvent cependant être déterminés syndicalement, limitent la portée d’une grève dans le secteur public, surtout dans la santé. Par contre, les grèves dans le privé frappent directement les profits à la racine. Un secteur névralgique qui peut faire la jonction entre le public et le privé, quand l’opinion publique est au rendez-vous, est le transport public comme l’a montré l’exemple de la France au printemps 2003. Ce secteur, au Québec, est à la fois très menacé par les partenariats publics-privés et très combatif.
La question de la solidarité avec le privé se pose dès maintenant avec environ un millier de grévistes dans ce secteur, particulièrement à Montréal avec le conflit chez Urgel Bourgie qui se prolonge et celui du Château Champlain. À cause des caractéristiques de ces milieux de travail, ces conflits concernent spécialement femmes, communautés culturelles et groupes anti-pauvreté. On voit tout le potentiel de jonction avec ces milieux. Organiser en priorité la solidarité pro-active pour obtenir une victoire ferait peut-être davantage pour cheminer vers une grève générale que d’organiser de petites manifs de desperados contre les ténors du PLQ.
Par ailleurs, on se demande pourquoi la direction de la FTQ a favorisé un règlement rapide dans l’industrie de la construction et semble s’acheminer vers un règlement sans grève dans l’importante industrie des pâtes et papiers ? Après la liquidation de l’occupation de l’ALCAN, on a l’impression d’une stratégie de concessions qui aura pour effet d’isoler le secteur public. Ce secteur, au contraire, s’enrichit du vote de grève à 70% de L’Alliance de la fonction publique du Canada, un pourcentage élevé pour ce syndicat. Peut-on espérer au moins une coordination des mobilisations dans les secteurs publics québécois et fédéral (et ontarien ?) pour contrer l’effet négatif Terre-Neuve et sans doute Colombie britannique ?
Pourquoi pas ne pas combiner les points forts des mobilisations ontarienne, française et terre-neuvienne, et les dépasser, pour en faire une grève gagnante ? Par gagnant, entendons-le, il va de soi, au sens revendicatif. Osons avancer des revendications qui débouchent sur une alternative comme par exemple un réinvestissement immédiat de 90 milliards $, dont 20 pour le Québec, dans les services publics et les programmes sociaux, soit le déficit social annuel sacrifié au déficit zéro et aux rabais d’impôt depuis 1993. Mais surtout comprenons le terme gagnant en termes stratégiques, comme le renforcement du parti du prolétariat.
Marc Bonhomme, 29 avril 2004