Cet article consomme mon éloignement du Parti des Travailleurs (PT), duquel je me détache formellement. Ici je ne m’adresse ni à une quelconque instance formelle du parti, ni à ses dirigeants au sein du parti ou dans le gouvernement, mais aux membres du PT et aux citoyens en général. Aux premiers, parce que j’ai partagé avec eux le militantisme au cours de toutes les années dans le parti, et aux seconds parce qu’ils sont les seuls détenteurs formels, selon la Constitution, du pouvoir républicain et démocratique, ceux auxquels le PT et son gouvernement doivent obéissance.
Ces derniers ont fait confiance au PT, que ce soit en tant que militants et électeurs ou que ce soit en tant que citoyens qui ont permis, par leur appui réitéré à la démocratie, l’existence même du Parti des Travailleurs et son arrivée au Pouvoir Exécutif [Présidence de la République fédérale par Lula et gouvernement avec des membres du PT] ainsi que l’obtention d’une majorité [au travers d’accords avec d’autres formations]dans les deux Chambres [Parlement et Sénat] qui représentent le peuple.
J’ai le droit de demander des comptes au Parti des Travailleurs quant à la politique gouvernementale qu’il exerce, aussi bien à cause de ma condition de militant que de mon statut citoyen. Et, dès aujourd’hui et dans le futur, exclusivement en ma condition de citoyen.
Bien au-delà de ce qu’en pense la direction du parti, le PT doit donner satisfaction aux citoyens et citoyennes qui lui ont créé les conditions pour qu’il se batte démocratiquement et parvienne au gouvernement. Il manque à ces dirigeants la conscience démocratique et républicaine, et ils débordent d’arrogance, de prétention et de manúuvres de la pire espèce.
Ce n’est pas l’arrogance qui me meut, ni le désir de tenir des propos catilinaires [véhément], ni celui de me livrer à des prophéties catastrophiques, ni celui encore que d’autres me suivent sur ce chemin. Chacun des membres du PT et chaque citoyen est indépendant et seul sujet de ses propres actions, décisions et options. Tout simplement, je n’ai plus confiance envers les dirigeants du parti qui se trouvent au gouvernement et envers ceux qui se trouvent dans les instances du parti. Je ne pense d’ailleurs pas non plus que cet ensemble soit homogène.
Beaucoup de ceux qui se trouvent au gouvernement, qui restent et qui resteront au parti, ont le droit de procéder de cette manière et je ne les transforme pas en mes ennemis, ni même en adversaires. J’ai la certitude que je continuerai à maintenir des amitiés fraternelles avec beaucoup d’entre eux et que je continuerai à les considérer comme des membres importants de la lutte brésilienne et comme des lutteurs pour les transformations de la société brésilienne sur le chemin vers la justice, l’égalité sociale et le socialisme.
Je m’éloigne parce que je n’ai pas voté aux dernières élections présidentielles et parlementaires pour le PT, afin de le voir gouverner sur un programme qui n’a pas été présenté aux électeurs. Ni le Président, ni beaucoup de ceux qui se trouvent dans les ministères, ni d’autres qui se sont présentés à la chambre des Députés et au Sénat de la République ne m’ont demandé mon vote pour conduire : une politique économique désastreuse ; une réforme de la Prévoyance sociale en faveur du système financier [fonds de pension contrôlés par les banques et assurances, nationales et internationales] et contre les travailleurs ; une réforme fiscale oligarchique ; une campagne de discrédit et de démoralisation de la fonction publique ; une inversion des valeurs républicaines au bénéfice de l’idéal libéral du succès à n’importe quel prix qu’est le « triomphe de la raison cynique », selon les dires de César Benjamin [voir sur ce site les articles de César Benjamin] ; une politique d’alliances contre nature ; une « chasse aux sorcières » anachronique et évuquant les pires pratiques staliniennes ; un ensemble de politiques qui font semblant d’être sociales alors qu’elles ne sont qu’organisation de la pauvreté ; et, enfin, pour ne pas être plus long, pour un gouvernement qui n’est en fait que le troisième mandat de Fernando Henrique Cardoso [le Président qui précédé Lula et a régné durant deux mandats, de 1995 à 2003]
Même le « joyau de la couronne » du gouvernement qui est sa politique extérieure ressemble beaucoup à un retour en arrière : la croyance dans le libre-commerce et les zones de libre-échange, à contre-courant de la riche expérience latino-américaine, théorisée brillamment par Raul Prebisch et Celso Furtado [les deux économistes qui sont les références du courant « développementiste », le premier Argentin, le second Brésilien]. Ni mon vote ni celui des millions de personnes qui ont mis leur confiance dans des changements substantiels dans la direction du pays ,en déposant cette confiance dans le Président élu et dans ceux qui le secondent au gouvernement et dans le parti, ne furent donnés pour cela.
Mes critiques à l’encontre du gouvernement datent de longtemps. Dans ces critiques, toutes publiques, dans des articles et des interviews, j’ai manifesté sans cesse, non seulement mon désaccord, mais également ma conviction qu’en continuant sur ce chemin, nous n’arriverons pas à bon port dans ce premier gouvernement fédéral du PT. Je ne suis pas le seul d’ailleurs sur cette position.
Mais mon désaccord ne se fonde pas seulement - et cela serait pourtant déjà beaucoup - sur ce qui pourrait être considéré comme une déviation conjoncturelle, une opération politique tactique pour gouverner et atténuer les effets de l’héritage de Fernando Henrique Cardoso.
Ma critique va plus loin : il existe des transformations structurelles dans la position de classe d’un vaste secteur qui domine le PT, qui indique un réel changement du caractère de ce parti. Et, comme des positions de classe ne se transforment pas par de simples changements de nombres, de conjoncture ou d’amélioration de quelques indicateurs économiques, je considère que le gouvernement Lula est en train d’aggraver le dit « héritage maudit » de FHC, le rendant ainsi irréversible. Je n’ai pas voté pour cette aggravation, mais contre celle-ci.
Cette position critique a été continue et ne doit pas être confondue avec du « personnalisme » ou des accusations. Même lorsque je me suis trompé en qualifiant les actes du ministre en chef du Cabinet présidentiel [José Dirceu, dirigeant du PT avait été mis en cause dans un entretien accordé par Chico Oliveira à propos des mutations sociologiques du PT], ce que j’ai reconnu dans une lettre qui a été publiée, mon intention fut d’attirer l’attention sur la répétition de pratiques qui ont tout simplement fait du Brésil l’un des pays les plus inégalitaires du monde capitaliste, malgré le fait d’avoir été second, en termes de taux de croissance, depuis le milieu du 19esiècle jusque dans les années 1970 du siècle passé.
La reconnaissance de ma propre erreur ne fut pas accompagnée d’un geste équivalent, puisque la correspondance du ministre lui-même ne parvint même pas à la connaissance du public, pour l’informer que lui-même avait suggéré de renoncer à l’action en justice qu’il avait annoncée publiquement, substituant à cela un échange de correspondance qui voulait considérer que les deux parties étaient satisfaites. Cela fait partie de la pratique subtile de déqualification de ceux qui font opposition.
Je pourrais me réjouir de ma condition de fondateur du parti, de personne arrivée bien avant plusieurs de ceux qui profitent aujourd’hui du pouvoir. Mais cela ne m’intéresse pas de glorifier ni d’ « héroïser » ma position : j’abomine les institutions héritées, parentes avec le capitalisme, et je décline leurs hommages.
Le parti est une association de citoyens libres pour un projet collectif de pouvoir, dans la définition classique, basée sur une expérience commune, d’une quelconque nature, mais surtout de classe. Ce n’est pas une question affective, bien qu’au cours des années des liens de cúur très forts se soient tissés. Quand l’équipe qui forme le parti, le projet collectif de pouvoir pour la transformation de la société dans le sens du socialisme et de la mobilisation de toute la société s’épuise, il est alors temps de quitter le parti. Les amitiés, si elles ont été solides, se poursuivront.
Ce n’est pas non plus le ressentiment qui me meut, comme les nouveaux et anciens intrigants qui hantent les Palais de Brasilia. Je défie tous les cancaniers de la maison de raconter une seule conversation que j’aurais eue concernant des charges ou fonctions dans le gouvernement. Sauf Paulo Vannuchi [journaliste et directeur de l’Institut de la citoyenneté] qui connaît mon refus immédiat, lui qui a été porteur d’un message du Président déjà élu, mais pas encore en fonctions [Lula est élu en octobre 2002 et pend ses fonctions en janvier 2003] ; lettre dans laquel il était dit que les charges du premier échelon devraient être négociées, mais que pour toute charge de second échelon, dans le domaine de ma compétence et de ma préférence, je n’avais qu’à choisir,
Celui-ci ouvrit dans mon bureau, dans une conversation privée en tête-à-tête requise par lui-même, un immense organigramme de l’Etat brésilien, pour localiser des charges et fonctions que je n’avais qu’à choisir. Je le priai de fermer l’organigramme et de dire au Président que je n’accepterais jamais de charge gouvernementale, même la plus importante, la mission de l’intellectuel étant celle d’exercer la critique.
C’est la même conversation que j’avais tenue avec lui deux années auparavant dans la maison du professeur Antonio Candido, quand Marta Suplicy fut élue maire de Sao Paulo et que celui qui est aujourd’hui président fit dire que lui aussi désirait que je choisisse une charge. Il reçut la même réponse que celle qu’il allait recevoir deux années plus tard. Ce fut également la même réponse que celle que je donnai à la camarade députée Luiza Erundina [Erundina fut élue comme maire de Sao Paulo en tant que membre du PT, puis s’allia à Itamar Franco, politicien bourgeois ; elle fut suspendue du PT], lorsqu’elle fut élue maire de Sao Paulo et qu’elle m’invita personnellement, par téléphone, à être secrétaire à la planification. J’ai refusé et j’ai transmis le nom du professeur Paul Singer [actuel ministre du secteur coopératif], qui finit par être l’excellent secrétaire de la Planification de Luiza Erundina.
Beaucoup trouveront ma décision précipitée, convaincus que le gouvernement Lula en est encore aux discussions. Ce n’est pas mon cas : le gouvernement Lula n’aura jamais l’hégémonie ; il disposera seulement de majorités parlementaires « ad hoc », sans aucune solidité. Le PT a modifié l’hégémonie qui était en train de se former dans un ample mouvement et cela depuis la dictature - mouvement dans lequel le parti lui-même occupait une place et une fonction centrales. Il était une autorité morale qui réclamait transparence, la séparation des sphères publique et privée ; il faisait la critique du néolibéralisme et organisait les travailleurs en incluant les exclus et en indiquant le chemin du socialisme, refusant le plat de lentilles offert par les dominants.
Le PT dans le gouvernement est un prolongement de la longue « voie passive »brésilienne, l’expansion du capitalisme de l’exclusion, la répétition de celui-ci, depuis le jeu d’alliances éhonté jusqu’aux politiques des tickets de lait. Le PT est aujourd’hui le parti du centre sur l’échiquier politique brésilien, aux côtés de celui qu’il s’est choisi comme frère, le PSDB (Parti Social-Démocrate Brésilien) : ils se détestent mais ils sont frères. Et le pire c’est qu’il ne sait pas qu’il est au centre : il est persuadé d’être en train de réformer le pays.
Bien que des transformations structurelles - que le PT lui-même a toujours sous-estimées - aident à expliquer une bonne partie de son embourgeoisement, ou de son vieillissement précoce [selon les termes de Marx et Engels, deux « renégats » du pouvoir PT], la responsabilité des dirigeants est inexplicable. Le président occupe une place centrale : c’est lui, le dirigeant charismatique responsable, puisque c’est lui qui projette une ombre de protection et de charme sur les processus réels.
Quand le leader charismatique lui-même n’a pas conscience de ce rôle immanent, alors la politique en tant qu’activité des citoyens court un risque sérieux, celui d’annuler la politique. Il appartient aux citoyens de récupérer le sens de la politique et le premier pas est essentiellement celui de démythifier le mythe.
* Francisco de Oliveira, fondateur du Parti des Travailleurs du Brésil est professeur émérite de sociologie auprès du Département de sociologie de la Faculté de Philosophie et de Sciences humaines de l’USP (São Paulo). Il coordonne le Centre d’études des droits de la citoyenneté (CENEDIC) auprès de l’USP.