L’évolution récente du syndicat mexicain peut être interprétée comme la confrontation d’un modèle de type corporatiste (voir encadré 1) à un contexte qui s’est profondément transformé. Le premier tournant est économique : après la crise de la dette de 1982, les gouvernements successifs se rallient à des politiques d’orientation libérale (ajustement structurel, ouverture commerciale, etc). Le Mexique adhère en 1986 au GATT (l’ancêtre de l’OMC) et signe en 1994 un Traité de libre commerce avec les Etats-Unis et le Canada (Alena). A l’intérieur, les privatisations se multiplient dans une logique de déréglementation généralisée. Les effets sociaux de ces politiques - et de la brutale dévaluation du peso en décembre 1994 - conduisent à un panorama dégradé : la moitié des Mexicains vivent dans la pauvreté et 20 % d’entre eux se trouvent dans une situation d’extrême pauvreté. Le secteur informel occupe une place croissante, avec l’absence presque totale de droits sociaux, tandis que se creusent les inégalités de revenus. Le second tournant est la perte du pouvoir par le PRI lors des élections présidentielles de 2000 qui ont conduit à l’élection de Vicente Fox, le candidat conservateur du PAN.
Encadré 1
Un modèle corporatiste
Le syndicalisme mexicain est le produit d’un long processus historique issu de la Révolution de 1910. La Constitution votée en 1917 met en place une législation du travail très avancée. Elle est précisée en 1931 par la Loi Fédérale du Travail, consolidée sous la présidence de Cárdenas (1934-1940) puis institutionnalisée dans les années 50 sous forme d’un régime corporatiste. Le « Parti-Etat » (le PRI jusqu’en 2000) est organisé en trois secteurs : secteur ouvrier (CTM Confédération du Travail mexicaine), secteur paysan (CNC Confédération Nationale Paysanne) et secteur populaire (CNOP Confédération Nationale des Organisations Populaires). Certains analystes préfèrent parler de semi-corporatisme dans la mesure où les entrepreneurs et propriétaires fonciers ne sont pas inclus dans cette structure.
Dans ce schéma, les organisations syndicales remplissent une fonction importante de contrôle social sur l’ensemble de la classe ouvrière. L’efficacité de ce contrôle est assurée par divers dispositifs, notamment la clause qui accorde au syndicat majoritaire la représentation exclusive des travailleurs et le monopole d’embauche dans la plupart des cas. Les salaires sont réglés par les contrats collectifs mais dépendent largement de l’évolution du salaire minimum qui résulte des décisions prises au sein de la Comision Nacional Tripartita del Salario Minimo (Commission Nationale Tripartite du Salaire Minimum) créée en 1962. L’emploi bénéficie d’une relative protection contre les licenciements. Enfin le droit de grève est limitée par le recours systématique aux Juntas de Conciliacion y Arbitraje qui peuvent déclarer la grève inexistante (sic) chaque fois qu’elle ne répond pas à certains critères assez flous pour être librement interprétés. Ainsi l’Article 123 du Code du travail stipule que les grèves sont licites à condition qu’elles se fixent pour objectif de rétablir « l’équilibre entre les facteurs de production, en harmonisant les droits du travail avec ceux du capital ».
La nature corporatiste du syndicalisme officiel jusqu’à alors étroitement intégré à ce véritable « parti-Etat » qu’était le PRI est alors profondément remise en cause. Les processus de libéralisation et de privatisation ont en outre pour effet de réduire ses bases traditionnelles et de bouleverser sa logique de structuration. Le paysage syndical mexicain est en effet complexe : à côté, mais aussi à l’intérieur du syndicalisme officiel, se sont développés des syndicats plus ou moins « indépendants » du pouvoir (voir encadré 2). Les évolutions en cours conduisent donc à une redéfinition des orientations syndicales et à une recomposition d’ensemble. Ces transformations se produisent dans un contexte général d’affaiblissement : le taux de syndicalisation a reculé de 30 % en 1984 à 20 % en 1995 puis reste à ce niveau ; le nombre moyen de grèves a lui aussi considérablement baissé.
Fox et les syndicats
Le nouveau président élu en 2000 est confronté à deux options possibles : soit réformer le système syndical dans un sens anti-corporatiste, comme avaient essayé de le faire (sans grand succès) ses prédécesseurs du PRI ; soit utiliser le syndicalisme officiel tel qu’il est. En sens inverse, le Congrès du Travail se trouve en face d’un choix symétrique : maintenir les liens avec le PRI dans l’attente de prochaines échéances électorales, rechercher des alliances avec d’autres secteurs, ou bien encore se rapprocher de l’UNT qui cherche à devenir l’interlocuteur privilégié du nouveau gouvernement. Le syndicalisme indépendant est lui aussi partagé entre la recherche du dialogue et l’opposition, tout en explorant diverses voies de recomposition syndicale.
Ces alternatives vont progressivement se décanter, notamment à propos du projet de réforme de la Loi fédérale du travail présenté au Parlement en décembre 2002 par le ministre du Travail, Carlos Abascal. Ce projet reçoit au départ le soutien d’une bonne partie du syndicalisme officiel et du PRI. Il introduit une flexibilisation considérable du droit du travail, qu’il vaut la peine de détailler pour souligner la similitude avec ce qui se passe en Europe et en France. Le contrat à durée indéterminée resterait formellement la norme, mais serait transformé en une sorte de « contrat de mission » (cher au Medef en France) dont la durée pourrait être librement fixée par accord entre le salarié et l’employeur. Le paiement du salaire serait subordonné à la bonne réalisation de cette mission, et n’aurait pas à tenir compte du recours éventuel à des horaires atypiques (dimanche, jours fériés, etc.). Deux nouveaux contrats de travail seraient créés : un contrat de formation initiale limité à trois mois, et un contrat à l’essai de 30 jours (180 pour les cadres) ; non renouvelables, ils pourraient être interrompus sans frais pour l’employeur. L’un des objectifs du projet est de réduire le pouvoir syndical en renforçant le contrôle administratif sur la représentativité syndicale et sur la validité des contrats collectifs de travail.
La réforme Abascal n’a cependant pas abouti. Elle s’est d’abord heurtée à un contre-projet porté par le PRD (centre-gauche) et par l’UNT puis, en 2005, au veto des députés « ouvriers » du PRI, découvrant, alors qu’ils avaient pourtant été à l’initiative de la réforme, qu’elle remettait en cause les « droits historiques » de la classe ouvrière. Le report du projet s’explique aussi en grande partie par la mobilisation du syndicalisme indépendant. Mais on peut l’interpréter autrement : dans la mesure où la réforme ne faisait qu’institutionnaliser des pratiques déjà largement répandues, son principal objectif était pour le gouvernement de faire émerger de nouveaux interlocuteurs syndicaux à sa botte, ce qui ne lui a pas été possible.
Encadré 2
Les deux syndicalismes mexicains
Bien que leurs frontières ne soient pas strictement définies, on peut pour simplifier distinguer deux pôles dans le syndicalisme mexicain. Le syndicalisme « officiel » est structuré autour du Congrès du travail (CT) qui regroupe la CTM - le « secteur » syndical du PRI - et différentes autres organisations « officielles » (CROM, CROC, etc.). La CNC et la FSTSE sont les syndicats « officiels » qui organisent respectivement les paysans et les fonctionnaires.
Le pôle « indépendant » est aujourd’hui constitué principalement par l’UNT qui regroupe plusieurs syndicats dont les principaux sont le STRM, le SNTSS, la FESEBS et le STUNAM. Le FAT, un regroupement syndical indépendant, a également rejoint l’UNT.
La trajectoire de l’UNT
Avant Fox, les deux derniers présidents du PRI, Carlos Salinas de Gortari (1988-1994) et Ernesto Zedillo (1994-2000), avaient multiplié les initiatives en vue de remodeler le syndicalisme en accord avec leur orientation néo-libérale. Salinas avait suscité la création de la FESEBS, et placé à sa tête le dirigeant du Syndicat des Téléphonistes (STRM), Francisco Hernandez Juarez, par ailleurs membre du PRI. Il servira de relais utile lors de la privatisation des téléphones, mais ne réussira pas à construire un pôle alternatif à la CTM. De la même manière, Zedillo ne réussira pas à instrumentaliser l’UNT, fondée en novembre 1997, et à l’initiative de laquelle on retrouve d’ailleurs Hernandez Juarez, ainsi qu’un autre membre du PRI, Rosado Garcia, dirigeant du SNTSS.
L’Union Nationale du Travail est une nouvelle confédération qui rassemble des syndicats indépendants et officiels, ces derniers ayant donc quitté le Congrès du Travail. Elle veut donner un nouveau visage au syndicalisme, à la fois plus revendicatif et capable d’accompagner la « transition démocratique » et de participer à la recherche d’un « nouveau pacte social ». Cette ambivalence reproduit d’une certaine manière celle du syndicalisme officiel qui combinait, de manière parfois déconcertante, son rôle de courroie de transmission du « Parti-Etat » et, jusqu’à un certain point, l’action revendicative. C’est pourquoi il est possible de parler de néo-corporatisme à propos du projet initial de l’UNT.
Tous les syndicats indépendants n’avaient pas rejoint l’UNT. C’est notamment le cas du SME qui a été durant des années le pivot de nombreuses tentatives de regroupements syndicaux et qui choisit de rester affilié au Congrès du travail. En 1998, il participe de son côté au lancement d’une coalition de syndicats et de mouvements sociaux, le FSM. Les contours de cette recomposition sont cependant mouvants. Au-delà de leurs divergences, l’UNT, plutôt réformiste, et le FSM, plus radical, se retrouvent en pratique sur des terrains communs, notamment le combat contre les privatisations dans le secteur de l’énergie, les réformes de la sécurité sociale et le projet de réforme du Code du travail. Cette convergence conduit en 2002 l’UNT et le FSM à lancer ensemble le FSCISP où se retrouvent diverses organisations et associations. Ce nouveau regroupement organise de nombreuses actions : débrayages coordonnés à l’échelle du pays, manifestations géantes et caravanes. Il comptait s’appuyer sur cette capacité de mobilisation pour peser sur le programme du candidat du PRD, Andrés Manuel López Obrador.
Ces évolutions ne laissent pas le syndicalisme officiel à l’écart, comme l’a illustré la manifestation du 21 août 2005 contre une réforme fiscale assujettissant diverses prestations sociales à l’impôt sur le revenu. On a vu à cette occasion se constituer un front inédit rassemblant le syndicalisme officiel (CTM, CROC et CT) et indépendant (UNT et SME) autour d’un programme d’action commun.
La décomposition du corporatisme
On assiste ainsi à un double mouvement. Le durcissement des politiques libérales pousse le nouveau syndicalisme, voire une partie du syndicalisme officiel, vers une posture d’opposition plus affirmée ; en même temps, cette évolution réduit à néant l’espoir du gouvernement Fox de nouer avec certains secteurs syndicaux, notamment l’UNT, le type de rapports que le PRI entretenait avec le Congrès du travail. Le projet néo-corporatiste ne peut plus se développer en tant que tel.
Cette impasse a conduit le gouvernement à changer son fusil d’épaule : après avoir assuré le maintien de directions syndicales qu’il pensait pouvoir contrôler, il cherche maintenant à susciter des scissions dans le mouvement syndical. La plus importante d’entre elles a eu lieu en décembre 2004 : le syndicat des enseignants (SNTE) emmené par Elba Esther Gordillo, également dirigeante du PRI, a quitté la FSTSE pour fonder une fédération concurrente, la FEDESSP. Un autre élément de la politique syndicale du gouvernement a été d’encourager la montée en puissance de syndicats autonomes, comme la FNSI, et de promouvoir un tête-à-tête direct entre ce syndicat d’accompagnement et le patronat privé avec lequel le parti au pouvoir entretient des relations très étroites. Mais ces tentatives n’ont pas enregistré de succès significatifs. Enfin, l’orientation libérale du gouvernement se traduit également par la volonté de réduire la place des syndicats ou de faire obstacle à leur implantation dans les entreprises où leur présence réduirait l’attractivité à l’égard des investissements internationaux. C’est particulièrement vrai dans le secteur des maquiladoras, ces zones franches établies tout au long de la frontière avec les Etats-Unis.
Le système corporatiste syndical institué depuis des années n’a donc pu être reconverti, pour des raisons paradoxales. Le syndicalisme officiel lié au PRI n’est pas en effet passé avec lui dans l’opposition. Il était même tout disposé, au contraire, à reconduire avec le nouveau gouvernement le même type de relations qu’il entretenait avec le précédent. La crise provient en définitive de l’évolution du syndicalisme qualifié plus haut de néo-corporatiste, en particulier l’UNT. Tout se passe donc comme si les « créatures » du PRI lui avaient échappé, d’autant plus que ce dernier a perdu le pouvoir politique central. Cette décomposition du corporatisme est accélérée par les transformations des relations de travail : les privatisations et la redéfinition des contrats collectifs qui les accompagne ont pour effet de « dissoudre » ses noyaux durs.
Si le candidat du PRD, Manuel Lopez Obrador, avait été élu en juillet dernier, on aurait pu assister à la mise en place d’un partenariat PRD-UNT qui aurait réduit encore plus le rôle du syndicalisme officiel tout en reproduisant en partie le modèle corporatiste. Mais la victoire frauduleuse du candidat du PAN, Felipe Calderón, a brisé cette trajectoire et pose au syndicalisme mexicain un nouveau défi, celui d’une « décorporatisation » effective.
Encadré 3
Glossaire des sigles
CCE Conseil de coordination des entreprises
CILAS Centre de Recherche sur le Travail et de Conseil aux Syndicats
CIOAC Centrale Indépendante des Ouvriers Agricoles et Paysans
CNC Confédération nationale paysanne
COR Confédération Ouvrière Révolutionnaire
CROC Confédération révolutionnaire des ouvriers et paysans
CROC-D Confédération Révolutionnaire des Ouvriers et Paysans-Démocratique
CROM Confédération régionale ouvrière mexicaine
CT Congrès du travail
CTM Confédération des travailleurs mexicains
FAT Front authentique du travail
FEDESSP Fédération démocratique des syndicats de fonctionnaires
FESEBES Fédération des Syndicats du Secteur des Biens et Services
FNSI Fédération nationale des syndicats indépendants
FNSU Fédération Nationale des Syndicats Universitaires
FSCISP Front syndical, paysan, indigène, social et populaire
FSM Front syndical mexicain
FSTSE Fédération des syndicats de travailleurs au service de l’Etat
IMSS Institut mexicain de sécurité sociale
ISSSTE Institut de sécurité et de services sociaux des travailleurs de l’Etat
MPI Mouvement Prolétarien Indépendant
OMC Organisation mondiale du commerce
PAN Parti d’Action Nationale
PAN Parti d’action nationale
PRD Parti de la révolution démocratique
PRI Parti Révolutionnaire Institutionnel
SME Syndicat Mexicain des Electriciens
SNTE Syndicat National des Travailleurs de l’Education
SNTSS Syndicat National des Travailleurs de la Sécurité Sociale
STRM Syndicat des Téléphonistes de la Républicaine Mexicaine
STUNAM Syndicat des Travailleurs de l’Université Nationale Autonome de México
SUTERM Syndicat Unique des Travailleurs de l’Electricité de la République Mexicaine
SUTIN Syndicat Unifié des Travailleurs de l’Industrie Nucléaire
UNT Union Nationale des Travailleurs
Pour en savoir plus
Ilán Bizberg, « Le syndicalisme mexicain face à la mondialisation et à la décomposition du régime politique », La Revue de l’IRES n°29, 1999 http://hussonet.free.fr/bizberg.pdf
Michel Husson, « La recomposition du syndicalisme mexicain », Chronique internationale de l’IRES n°98, janvier 2006 http://hussonet.free.fr/mexsynd6.pdf
Dan La Botz, « Mexico’s Labor Movement in Transition », Montly Review, June 2005
http://www.monthlyreview.org/0605labotz.htm
Mexican Labor News & Analysis http://www.ueinternational.org/Mexico_info/mlna.php