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1. L’offensive menée à l’échelle mondiale par l’impérialisme états-unien et ses alliés, depuis le 11 septembre 2001, est dans la continuité des choix stratégiques adoptés par le système impérialiste mondial depuis la fin de l’URSS.
Ces choix s’inscrivent pleinement, à leur tour, dans la logique prédominante de cette phase de l’histoire du capitalisme. Le néolibéralisme est fondamentalement une entreprise de démantèlement des protections sociales consenties par le capitalisme : la rupture du « consensus social », qui avait alimenté le réformisme dans le mouvement ouvrier, s’accompagne inévitablement d’un déclin de ce dernier et d’un renforcement des fonctions répressives de l’État.
L’équivalent de cette option à l’échelle mondiale est, d’une part, une réduction forte des aides au développement, s’inscrivant elle-même dans l’instrumentalisation de la dette par les puissances impérialistes pour imposer les recettes néolibérales au reste du monde. C’est, d’autre part, le choix de maintenir les gigantesques dispositifs militaires du temps de la « guerre froide » malgré la fin de l’URSS. Les choix budgétaires des États-Unis sont éloquents à cet égard : alors que les dépenses militaires de Washington atteignent, avec plus de 500 milliards de dollars, près de 5 % du PIB, et équivalent à elles seules à la moitié des dépenses militaires mondiales, l’aide publique états-unienne au « développement » atteint à peine 0,15 % du PIB (contre un objectif minimal scandaleusement bas, fixé à 0,7 % par l’ONU !).
La guerre du Golfe de 1991 a souligné l’importance cruciale du contrôle impérialiste sur les ressources pétrolières mondiales, amplifiée par le tarissement de ces ressources prévu à l’horizon des prochaines décennies. En démontrant le rôle « indispensable » des États-Unis dans la garantie du contrôle impérialiste sur ces ressources, elle a joué un rôle décisif dans l’incitation des impérialismes européen et japonais à renouveler leur dépendance militaire - combinée avec des rapports complexes de partenariat/concurrence sur le plan économique - envers Washington : maintien de l’OTAN, redéfinition de ses tâches vers un interventionnisme « sécuritaire », expansion de l’organisation vers l’Est européen ; renouvellement et revalorisation du traité de sécurité nippo-états-unien.
L’impérialisme états-unien, après avoir vérifié à quel point sa suprématie militaire était un atout essentiel dans son hégémonie mondiale (le renforcement de cette suprématie, sous Reagan, a été le facteur décisif dans le redressement de l’hégémonie après des années de déclin), a saisi l’occasion offerte par l’écroulement de l’URSS afin de compléter son réseau militaire planétaire. Le retour massif des troupes américaines dans la zone du Golfe arabo-persique dès 1990 a été suivi de l’expansion de l’OTAN à la Pologne, la Hongrie et la République tchèque (1999), puis aux trois Républiques baltes de l’ex-URSS, ainsi qu’à la Bulgarie, la Roumanie, la Slovaquie et la Slovénie (2004). Cette expansion est destinée à se poursuivre et s’accompagne déjà de liens multiples avec d’autres pays de ces régions, dont l’Ukraine.
L’intervention de l’OTAN dans les conflits de l’ex-Yougoslavie à partir de 1994, culminant dans la guerre du Kosovo en 1999, a été une première occasion d’engager l’OTAN dans des interventions militaires, suivie d’un contrôle de territoire. Elle a contribué à consacrer la nouvelle hégémonie des États-Unis en Europe centrale et orientale. Cette première intervention fut suivie de l’intervention de l’OTAN en Afghanistan. Au Kosovo et en Afghanistan, les États-Unis ont délégué à l’OTAN, organisation supplétive, des missions de contrôle qui ne sont pas vitales pour leurs propres intérêts, tout en se réservant le contrôle direct unilatéral de celles qu’ils jugent vitales, comme c’est le cas pour les opérations dans la région du Golfe.
2. Les attentats du 11 septembre 2001 ont fourni l’occasion et le prétexte idéologique - la « guerre contre le terrorisme » - pour une étape majeure dans l’extension du réseau militaire impérialiste aux régions stratégiques dont il était jusque-là absent.
L’intervention militaire en Afghanistan ne visait pas seulement à renverser le régime des talibans et détruire le réseau Al-Qaida. Elle visait surtout à établir une présence militaire états-unienne directe permanente, allant des « conseillers » aux bases et facilités, dans la région hautement stratégique qui va du Caucase aux confins de la Chine : en Afghanistan même, mais aussi en Géorgie et en Azerbaïdjan, ainsi que dans plusieurs républiques ex-soviétiques d’Asie centrale (Ouzbékistan et Kirghizstan, notamment). La zone du bassin de la Caspienne et de l’Asie centrale n’est pas seulement riche en hydrocarbures (gaz et pétrole) ; elle est surtout d’un intérêt stratégique majeur, située au cœur de la masse continentale qui relie la Russie d’Europe à la Chine. Ces deux derniers États sont considérés à Washington comme les principaux rivaux potentiels de l’hégémonie mondiale états-unienne.
L’occupation de l’Irak a été, depuis 1990, un projet majeur de l’expansion impérialiste américaine. Combinée avec la tutelle états-unienne sur le Royaume saoudien, ainsi que sur les autres autocraties pétrolières du Golfe, elle place Washington en position de contrôle direct de près de la moitié des réserves mondiales de pétrole. Ce projet avait été différé pour des raisons politiques, celles-là mêmes qui avaient empêché Bush I de poursuivre l’invasion du pays jusqu’à Bagdad. L’administration Bush II dut recourir à des mensonges, aujourd’hui publiquement avérés, afin de justifier politiquement son invasion au nom de la « guerre contre le terrorisme ».
3. Les guerres d’Afghanistan et d’Irak illustrent à la fois la force de l’impérialisme états-unien - et donc de l’ensemble du système impérialiste mondial, dont il est de très loin le principal bras armé - et ses limites.
Depuis la fin de la guerre du Vietnam, le Pentagone a réorienté sa stratégie vers une guerre à plus grande « intensité en capital », en misant sur la technologie militaire, domaine de supériorité écrasante des États-Unis, au détriment des ressources humaines. Le Vietnam a convaincu Washington - tant par la démoralisation des troupes, en partie enrôlées par conscription, qui reflétait l’ampleur croissante du mouvement antiguerre aux États-Unis, que par l’impact des pertes en soldats américains sur cette même démoralisation et sur le mouvement - de minimiser le recours aux troupes. Il s’en est suivi une professionnalisation des armées qui s’est étendue à plusieurs pays impérialistes.
Aucun État au monde n’est capable de faire face à la puissance de feu états-unienne en se limitant aux armes et moyens dits conventionnels. La facilité dont les États-Unis sont venus à bout de leurs cibles depuis 1991 l’a amplement démontré. En outre, l’écart entre leurs moyens militaires et ceux du reste du monde ne cesse de se creuser en raison de leur budget militaire inégalable. Toutefois, le nombre relativement réduit des effectifs des forces armées états-uniennes pose une première limite majeure à leur puissance : le fait que le Pentagone soit obligé de concentrer près de 150 000 soldats en Iraq et d’immobiliser à cet effet des effectifs bien plus considérables - notamment des forces réservistes de plus en plus récalcitrantes - en plus de ceux qui sont déjà déployés ailleurs à l’étranger, se traduit par une situation où Washington est dangereusement proche de la « surextension » et où sa faculté de dissuader d’autres États, comme l’Iran, s’en trouve fortement réduite. À cette limite humaine, s’ajoute une limite économique représentée par la tension de plus en plus forte que suscite un déficit fédéral croissant vertigineusement, même si Washington dispose encore à cet égard d’une marge importante de manœuvre (notamment parce que le déficit est dû en grande partie à la réduction des impôts).
La seconde limite à la puissance militaire des États-Unis, qui découle de la haute « intensité en capital » de leurs forces armées, est illustrée par les deux cas de l’Afghanistan et de l’Irak. La puissance technologique, qui peut écraser toute autre armée conventionnelle, ne suffit pas à subjuguer une population. Pour cela, il faut des effectifs, et Washington, qui a pourtant choisi de concentrer prioritairement ses efforts en Iraq, ne parvient pas à contrôler ce pays, tandis que l’Afghanistan est livré à des seigneurs de guerre et narco-trafiquants incontrôlables, le régime fantoche de Hamid Karzaï n’exerçant qu’un pouvoir réel très limité au-delà du périmètre de la capitale Kaboul et de deux ou trois autres villes. Les États-Unis sont encore moins en mesure aujourd’hui de contrôler une population hostile dans un pays de taille moyenne qu’ils ne l’étaient au moment du Vietnam.
4. Le « syndrome vietnamien », qui a empêché les États-Unis d’intervenir militairement à l’étranger de façon un tant soit peu massive pendant plus de quinze ans, a pu être dépassé en partie par une combinaison de facteurs idéologiques.
D’une part, l’effondrement du système stalinien à l’Est de l’Europe et l’adhésion générale des États « post-communistes » à l’économie de marché débridée, dont les États-Unis étaient et restent les champions, ont fourni un énorme regain de pouvoir idéologique et de légitimité au capitalisme mondial et à son État hégémonique au début des années 1990.
D’autre part, ce même effondrement du système stalinien a contribué à la débâcle politique et/ou idéologique de pans entiers et majeurs de la gauche mondiale, libérant dans plusieurs pays et régions du monde un espace de contestation que des forces réactionnaires politiques ou religieuses ont pu occuper. Lorsque la contestation de l’hégémonie impérialiste est le fait de forces de cette nature, elle rencontre beaucoup moins de sympathie au sein des populations des pays impérialistes, réduisant du même coup la possibilité de bâtir un puissant mouvement antiguerre.
En outre, Washington, qui reste obligé de tenir compte de la persistance partielle du « syndrome vietnamien », s’est attaqué, depuis 1989, à des cibles détestables aux yeux des opinions publiques occidentales, accordant ainsi une dose de crédibilité à ses prétentions « humanitaires » ou « démocratiques ». De Noriega (Panama, 1989) aux talibans et Al-Qaida (2001), en passant par Saddam Hussein (1990-91), les forces serbes de Bosnie (1994-95) ou Milosevic (1999), les cibles des États-Unis et de leurs alliés appartenaient toutes à la catégorie définie.
5. Cette situation a changé avec la guerre d’invasion de l’Irak. De toutes les guerres impérialistes des quinze dernières années, cette dernière était incontestablement la moins légitime aux yeux de l’opinion publique mondiale.
La cible était encore une fois détestable, mais le régime de Saddam Hussein avait déjà fait l’objet d’une agression impérialiste en 1991 et l’Irak était soumis à des bombardements répétés et à un embargo aux conséquences génocidaires depuis cette date. Aucun élément nouveau ne permettait à Washington de justifier l’invasion du pays. Ces éléments, Washington dut les inventer, recourant à des mensonges aussi gros que celui des « armes de destruction massive » détenues par l’Irak (alors que Bagdad avait accepté de laisser toute latitude aux inspections de l’ONU) ou celui de liens prétendus entre Al-Qaida et le régime baassiste. Ces arguments étaient d’autant moins convaincants que l’enjeu réel, pétrolier, de l’occupation de l’Irak pour Washington était d’une évidence éclatante.
La faiblesse de ces prétextes a été aggravée par les dissensions entre les puissances impérialistes elles-mêmes. (L’opposition de la Russie et de la Chine seules n’aurait pas pesé lourd du point de vue de la légitimation idéologique, du fait du faible crédit de Moscou et de Pékin sous cet angle, comme le précédent de la guerre du Kosovo l’avait illustré.) L’opposition de la France et de l’Allemagne à l’invasion de l’Irak a contribué à saper la légitimité de cette dernière guerre.
Pour Paris, partenaire et fournisseur privilégié du régime de Saddam Hussein (comme Moscou, du reste), la perspective d’une mainmise états-unienne sur l’Irak représentait une perte considérable pour les intérêts du capital et de l’État français. Pour le gouvernement Schröder-Fischer de Berlin, ce sont des intérêts électoraux qui ont primé : le refus de l’invasion de l’Irak, particulièrement impopulaire en Allemagne, par le chancelier Schröder a contribué à sa réélection, après qu’il ait été donné largement perdant en raison de l’impopularité de sa politique social-libérale. Les deux États ont cependant facilité l’agression contre l’Irak - l’Allemagne en permettant l’usage sans restriction des infrastructures états-uniennes sur son territoire, la France en ouvrant son espace aérien - et ont souhaité son succès.
Ces faits montrent la limite actuelle de l’autonomie militaire des impérialismes subalternes vis-à-vis de l’impérialisme états-unien, au moment où le traité constitutionnel européen achève d’ancrer l’Union européenne dans l’OTAN. La contestation de l’hégémonie états-unienne par les impérialismes alliés ne va pas au-delà d’une demande de prise en compte plus grande de leurs propres intérêts dans la gestion militaro-politique du système impérialiste mondial, surtout face à une administration Bush qui est allée très loin dans l’arrogance et l’unilatéralisme. Il ne s’agit nullement d’une remise en cause du partenariat avec Washington et de son rôle de principal bras armé du capitalisme mondial, qu’aucun État ne saurait prétendre suppléer.
6. Les handicaps idéologiques et politiques de Washington, de Londres et de leurs alliés ont permis que se déploie un mouvement antiguerre d’une ampleur considérable, qui, à son apogée le 15 février 2003, a atteint un degré de mobilisation synchronisée à l’échelle mondiale sans précédent historique. Mais ce mouvement n’a pas été assez puisant pour empêcher l’invasion de l’Irak, ni pour contraindre les forces d’occupation à évacuer le pays.
Aux États-Unis mêmes, le mouvement antiguerre a réussi une percée rendue très difficile par le climat idéologique créé par le 11 septembre 2001 et la quasi-unanimité de la classe dirigeante américaine. Dans ce contexte, l’ampleur des manifestations à New York et dans d’autres villes états-uniennes le 15 février 2003 était tout à fait remarquable. Mais si le mouvement a été, et est encore bien plus important qu’il ne l’était dans la première phase de la guerre du Vietnam, il n’est pas encore suffisamment fort pour contraindre le pouvoir au recul.
D’autre part, le mouvement antiguerre mondial, mobilisé à juste titre pour tenter d’empêcher l’agression (ce qui était très difficile vu les délais), ne s’est pas assez placé dans la perspective d’une opposition de longue haleine à une occupation prolongée, qui était, de toute évidence, l’objectif de Washington. Après le point culminant du 15 février 2003, les mobilisations se sont poursuivies dans des cadres nationaux ou autour d’échéances et de campagnes internationales. Mais le tout est resté très en-deçà du niveau atteint avant l’invasion. Cet affaiblissement a été aggravé aux États-Unis par des illusions électoralistes que rien pourtant ne justifiait au vu de l’accord fondamental entre les deux principaux candidats restés en lice sur la question de l’occupation de l’Irak. Cette situation d’ensemble a grandement facilité la réélection de Georges W. Bush, une victoire interprétée par celui-ci comme une approbation de sa politique impérialiste agressive lui donnant les coudées plus franches pour la poursuite, voire l’aggravation de cette politique, comme l’indique le remaniement de son équipe exécutive.
Se sentant disposer d’une marge de manoeuvre plus grande encore, l’administration Bush a amplifié sa politique agressive et ses menaces, non seulement au Moyen-Orient, mais aussi en Amérique latine où Cuba et le Venezuela sont dans sa ligne de mire, en sus de l’intervention militaire des États-Unis en Colombie, ou en Asie orientale, notamment contre la Corée du Nord.
7. Une cause majeure de l’affaiblissement du mouvement antiguerre a résidé dans la récupération d’un degré de crédibilité idéologique par Washington et Londres dans la première phase de l’occupation.
L’absence d’hostilité de la population irakienne envers les occupants, dans un premier temps, suite au renversement de la dictature baassiste - même si elle fut très loin de l’accueil enthousiaste annoncé par Washington et Londres - ne manqua pas de désarmer idéologiquement le mouvement antiguerre. En outre, les forces d’occupation pouvaient encore faire croire qu’elles étaient sur la piste des « armes de destruction massive ».
Cet avantage commença à se dissiper, avec une montée irrésistible de l’hostilité aux occupants, considérablement aggravée par leur comportement et les erreurs majeures commises par l’administration Bush et son proconsul dans la gestion du pays, tandis que le prétexte des « armes de destruction massives » se révélait au grand jour être purement mensonger. L’administration Bush put alors, cependant, exploiter le caractère détestable d’une partie - la plus spectaculaire, et la plus médiatisée, délibérément - de la « résistance » à l’occupation, renouant avec une raison majeure de la faiblesse du mouvement antiguerre face aux expéditions précédentes.
La croissance continue des opérations armées contre les forces occupantes, quelques mois après le début de l’occupation, était le fait de deux tendances qu’il est important de distinguer. D’une part, des actions, majoritairement locales et souvent même individuelles, contre les troupes d’occupation en réponse à leur arrogance et à leur brutalité qui a atteint un sommet avec les deux vagues d’agression contre la ville martyre de Falloujah en 2004. D’autre part, l’action de réseaux organisés, dont les mieux dotés appartiennent à deux catégories : des restes des services baassistes, réorganisés après la débâcle du régime, et disposant de ressources financières et militaires considérables, et des réseaux intégristes sunnites du type le plus fanatique, à la manière d’Al-Qaida, dont une partie est d’origine extra-irakienne et qui préexistaient à la chute du régime baassiste.
Autant les actions armées contre les occupants sont des actes de résistance nationale tout à fait légitimes, autant les réseaux des deux catégories mentionnées mêlent à des actes légitimes contre les occupants des actes de nature profondément réactionnaire orientés contre d’autres fractions de la population irakienne sur une base quasi-raciste - confessionnelle anti-chi’ite, ethnique anti-kurde - ou xénophobe se traduisant par le massacre atroce d’étrangers sans responsabilité aucune dans l’occupation, y compris des travailleurs immigrés.
La distinction entre ces deux types d’action, et la condamnation claire des actions du second type, sont une condition indispensable à une relance massive du mouvement antiguerre. Celui-ci a clairement expliqué sa condamnation de Saddam Hussein en 1991 comme en 2003, de Milosevic en 1999, des talibans et d’Ossama ben Laden en 2001, tout en expliquant que le caractère détestable de ces forces ne justifiait en aucune façon les expéditions impérialistes, bien plus meurtrières encore. Il est tout aussi indispensable en Irak de se démarquer clairement des actes réactionnaires, tout en expliquant que la barbarie des forces réactionnaires est mineure en comparaison de la barbarie majeure de l’impérialisme états-unien, tragiquement illustrée par Guantanamo, Abou-Ghraib et Falloujah.
En même temps, la position des anti-impérialistes radicaux de défense du droit du peuple irakien à résister à l’occupation par tous les moyens légitimes, y compris la lutte armée, doit être distinguée de la plate-forme autour de laquelle le mouvement antiguerre le plus large doit être organisé dans les pays impérialistes. Celle-ci doit se concentrer sur le retrait d’Irak des troupes états-uniennes et alliées, et ne saurait inclure un soutien à la résistance irakienne, même avec les distinctions nécessaires, qui ne peut que restreindre les possibilités de mobilisation. Elle peut inclure, par contre, selon les circonstances propres à chaque pays et à chaque étape de la mobilisation, l’opposition à l’occupation israélienne en Palestine, tant les deux occupations appartiennent à un même champ politique. Cette dernière opposition a même été jusqu’ici un levier important de la mobilisation contre l’occupation de l’Irak.
8. Les actions armées ne sont qu’une des voies choisies par le peuple irakien dans sa résistance contre l’occupation de l’Irak. La lutte politique en est une autre, majoritaire.
La résistance armée à l’occupation est surtout le fait de membres de la minorité arabe sunnite, dont une partie se considérait comme privilégiée sous le régime de Saddam Hussein. Toutefois, même dans la communauté arabe sunnite, l’opinion majoritaire - représentée par des groupements comme l’Association des ulémas musulmans - fait une distinction claire entre actions légitimes de résistance et ce qu’elle appelle « terrorisme ». Le soutien largement majoritaire à la résistance armée légitime se combine avec le choix tout aussi majoritaire de la lutte politique contre l’occupation, les deux formes de lutte étant conçues comme complémentaires. Pour des raisons évidentes, l’autre minorité importante du pays - les Kurdes (majoritairement sunnites) qui ont été historiquement opprimés par les gouvernements irakiens successifs avant de pouvoir jouir d’une autonomie de facto sous protection états-unienne depuis 1991 - ne s’est pas jointe à la lutte contre l’occupation.
Dans la majorité arabe chi’ite du pays, le choix dominant est celui d’une lutte politique contre l’occupation. Ce choix est même partagé par la frange la plus radicale du mouvement religieux musulman chi’ite dans son opposition à l’occupation, le courant intégriste dirigé par Muqtada al-Sadr, qui s’est limité à une combinaison de lutte politique et d’autodéfense armée sans recourir aux attentats. Le courant majoritaire du chi’isme irakien dirigé par l’ayatollah Sistani - chef religieux traditionaliste, représentant du courant majoritaire du clergé chi’ite irakien désireux d’exercer sa tutelle sur le pouvoir politique sans s’en emparer directement - a privilégié depuis le début de l’occupation la lutte politique comme voie vers l’instauration de la règle majoritaire dans le pays - et, par conséquent, l’accès des chi’ites, pour la première fois de leur histoire, à un rôle décisif dans la détermination du sort de l’Irak - comme étape vers l’évacuation des troupes étrangères.
La première phase de cette lutte politique s’est traduite par un bras de fer entre l’ayatollah et le proconsul états-unien, Paul Bremer, sur la question de la procédure constitutionnelle. Cet affrontement, dans lequel Bremer voulait imposer une procédure fondée sur la désignation par l’occupant des constituants tandis que l’ayatollah exigeait qu’ils soient élus démocratiquement, constitue la meilleure réfutation des prétentions hypocrites de Washington selon lesquelles les États-Unis sont engagés dans une mission de « démocratisation » de la région. L’affrontement s’est soldé par une victoire de l’ayatollah et la fixation, après médiation onusienne, de la date du 30 janvier 2005 pour des élections générales. Devant l’escalade de la menace terroriste contre la participation aux élections dans les régions sunnites et la perspective d’une très faible participation dans ces régions en conséquence, les forces politiques majeures de la communauté sunnite ont appelé au boycott des élections, de façon à ne pas entériner une sous-représentation inéluctable.
Près de 60 % des Irakiens en droit de voter (les listes retenues étant celles du rationnement sous l’embargo, donc la totalité de la population) sont allés aux urnes dans des conditions extrêmement difficiles dans les parties arabes de l’Irak. La liste du fantoche Allaoui, fortement soutenue par Washington, a subi un échec cuisant n’atteignant même pas 15 % des voix exprimées. La majorité des sièges de l’Assemblée constituante a échu à la coalition électorale parrainée par l’ayatollah Sistani et dont les principales forces organisées sont des courants intégristes alliés à l’Iran. Toutefois, le gouvernement du pays repose sur une règle des deux tiers à l’Assemblée qui impose des compromis entre fractions. En outre, il y a unanimité des fractions élues sur la nécessité d’associer des dirigeants de la communauté sunnite largement sous-représentée.
La très grande majorité des listes arabes aux élections, y compris la coalition majoritaire, avaient inclus dans leur programme le retrait des troupes d’occupation. Toutefois, les courants dominants tablent sur un retrait à moyen terme qui leur permettrait de bâtir et consolider un appareil d’État sous leur contrôle, de manière à éviter le chaos après le retrait des occupants. Ce calcul est d’une grande myopie, lorsqu’il est sincère (ce qui n’est pas toujours le cas : ainsi, lorsque la liste du Premier ministre fantoche Allaoui parle de retrait des troupes, son hypocrisie est évidente).
L’histoire de l’occupation depuis le printemps 2003 montre que sa présence même alimente le chaos dans le pays, et la montée aux extrêmes des groupes terroristes les plus fanatiques. En outre, l’occupation pratique déjà aujourd’hui, et peut pratiquer encore plus demain, une stratégie de la tension, axée notamment sur les clivages confessionnels ou ethniques, afin de « diviser pour régner ». Par ailleurs, les déclarations se sont multipliées à Washington, depuis le début de l’occupation, sur le refus par Washington de voir s’instaurer en Irak un régime « à l’iranienne » - déclarations d’une arrogance toute coloniale. Elles sont à mettre en rapport avec l’escalade des menaces belliqueuses de Washington contre Téhéran et contre « l’axe du mal » régional qui irait du Hezbollah libanais à l’Iran, en passant par le régime syrien. L’avènement en Irak d’un pouvoir allié à l’Iran serait à cet égard une véritable catastrophe pour Washington qui fera tout pour empêcher ce scénario : d’abord, tenter de briser la coalition majoritaire, puis empêcher l’accès aux ministères “sensibles” (intérieur, défense, pétrole) des courants alliés à l’Iran, et enfin l’attisement des tensions confessionnelles et ethniques.
Ces considérations font que, quelle que soit l’attitude qu’adoptera le gouvernement irakien issu des élections, le mouvement antiguerre mondial doit continuer à exiger, plus énergiquement encore, le retrait immédiat des troupes d’occupation d’Irak. L’argument selon lequel l’alternative à l’occupation serait le chaos est encore plus faible aujourd’hui qu’hier du fait de l’émergence d’une Assemblée élue dans le pays. La reconstruction d’un État irakien sera d’autant plus facile qu’il sera pleinement souverain.
9. Les mots d’ordre à défendre au sein du mouvement antiguerre au sujet de l’Irak doivent être les suivants :
– Retrait immédiat, total et inconditionnel des troupes d’occupation !
– Droit du peuple irakien à déterminer librement et souverainement son avenir politique !
– Droit du peuple kurde à l’autodétermination !
Les perspectives objectives ne cessent de s’améliorer pour le mouvement antiguerre comme en témoigne l’effritement de la “coalition volontaire” des forces d’occupation de l’Irak, dont de plus en plus de membres retirent leurs troupes, et la montée continue des partisans du retrait dans les sondages d’opinion, y compris aux États-Unis même.
Les sections de la IVe Internationale s’investiront résolument dans la mobilisation pour la journée internationale de manifestations contre l’occupation de l’Irak du 19 mars 2005. Elles plaideront pour la fixation d’un calendrier pour la mobilisation mondiale antiguerre, de façon à placer celle-ci dans une perspective de longue haleine.
28 février 2005
* Résolution adoptée à l’unanimité par Comité International de la IVe Internationale lors de sa session de février-mars 2005, après débat et intégration d’amendements.