Séminaire "Services publics" - La lutte pour les services publics fait partie intégrante de la lutte contre la mondialisation libérale.
Partout dans le monde, les programmes néo-libéraux visent à privatiser les services publics. Dans sa définition la plus large, cette notion de services publics regroupe trois grandes catégories :
– les services marchands de réseau (eau, énergie, télécommunications, transports) qui sont offerts sur la base d’une tarification publique ;
– les services non marchands (santé, éducation) qui sont offerts sur la base d’une gratuité, totale ou partielle ;
– par extension, les services de sécurité sociale qui assurent une protection contre les " risques " de maladie, de chômage ou de retraite.
Cet ensemble est, de manière de plus en plus systématique, la cible d’un processus de privatisation au sens large qui vise à transférer au secteur privé marchand la satisfaction des besoins couverts jusque là par ces services publics. Ce sont deux modalités de satisfaction des besoins sociaux qui entrent ainsi en conflit, et qui définissent en réalité deux modèles de développement, et même deux choix de civilisation.
Au-delà des différences existant entre les trois grands secteurs définis plus haut, la satisfaction des besoins sociaux assurée dans le cadre des services publics peut se définir à partir d’une double déconnexion :
– d’une part de la rentabilité immédiate de l’activité qui consiste à répondre à ces besoins sociaux, c’est à dire qu’on va satisfaire un certain nombre de besoins même si ce n’est pas rentable, pour d’autres raisons que la rentabilité.
– d’autre part, on va répondre à des besoins indépendamment du pouvoir d’achat individuel des gens à qui ces services sont destinés. Par exemple le timbre poste ou la retraite... Ce qu’on va payer et ce qu’on va recevoir est en grande partie déconnecté. On va payer son timbre, en fonction d’une tarification, mais on va payer quelque chose qui n’est pas en rapport direct avec le service rendu, avec le coût réel de la mise à disposition du courrier ; on paiera autant si l’on envoie une lettre à un kilomètre de chez soi qu’à l’autre bout du pays. Le principe du service public comprend l’idée de tarification et de péréquation, c’est à dire qu’on paie, mais on s’est donné des règles qui déconnectent ce paiement de la réalité du coût.
Toute privatisation a pour effet de rétablir ce lien. Ainsi, concrètement, à propos du courrier, les discussions au sein de la Communauté européenne vont définir ce qui est service public et jusqu’à combien de grammes on reste dans cette logique de tarification et à partir de combien de grammes les lettres entrent dans la logique des tarifications privées. Donc, ce sont des enjeux très concrets.
Pour les retraites c’est la même chose. Le conflit entre répartition et capitalisation relève de la même idée. Dans les retraites par répartition, il y a un pot commun où les gens contribuent, en fait ce sont les entrepreneurs qui contribuent, et cette fraction de la masse salariale est ensuite répartie proportionnellement au nombre de retraités, alors que la retraite par capitalisation individualise complètement cette logique-là, c’est à dire que votre retraite ne sera payée qu’en fonction de ce que vous aurez versé, vous individuellement, et sans aucune péréquation entre les différents individus. Ce sont deux conceptions de la société qui sont en jeu et d’une certaine manière le progrès que représentait le concept de socialisation s’est brusquement interrompu, a été cassé par un tournant très brutal.
Que s’est-il passé ?
Dans les pays du Nord, la fonctionnalité de cette socialisation est arrivée à ses limites : en gros, les avantages qu’elle pouvait avoir parce qu’elle soutenait la demande, garantissait un certain montant de revenus, et faisait payer par l’Etat et les pouvoirs publics un certain nombre de dépenses d’infrastructure, tous ces avantages ont été contrebalancés par le fait que c’était trop cher et qu’il y avait un mouvement de hausse du coût de la force de travail au sens large (salaires, protection sociale, redistribution par l’impôt ) qui apparaissait comme un poids, une " charge " qu’il fallait dorénavant réduire.
Dans les pays du Sud, le levier qui a permis de basculer dans la logique des privatisations, c’est la dette : les premiers plans d’ajustement structurel au début des années 80 avaient comme logique de dégager de toutes les manières possibles des ressources permettant d’obtenir des devises. Donc, priorité aux exportations, réduction des dépenses budgétaires autres que le remboursement de la dette, et petit à petit privatisation parce que c’est un moyen d’obtenir des devises, d’attirer des capitaux.
Ainsi, on a un tournant qui s’est opéré selon des modalités différentes en fonction des pays mais dont l’habillage idéologique est singulièrement commun. Je ne vais pas citer le cas du Maroc que je ne connais pas suffisamment, pour me référer à des pays comme le Niger, le Mexique ou la France, de niveaux et de situations de développement très différents. Si l’on examine les arguments qui sont mis en avant concernant les privatisations, ce sont strictement les mêmes ; c’est tellement frappant, qu’on en vient à se demander s’il existe quelque part un énorme brain trust qui élabore les arguments et qu’on les fait circuler. Et c’est d’ailleurs certainement plus qu’une impression parce des institutions comme le FMI, la Banque Mondiale, ou l’OCDE dans un autre domaine, ont un rôle d’élaboration qui universalise la manière dont sont posées les questions.
L’offensive engagée se situe dans une logique de réduction des salaires par tous les bouts : le salaire direct que reçoit le salarié, mais aussi le salaire indirect payé à travers les cotisations sociales. Et c’est un thème très prégnant. Ainsi, dans la campagne présidentielle aujourd’hui en France, il y a une discussion sur les baisses des charges qui seraient le moyen magique de créer des emplois, sans se poser la question de savoir si ces baisses des charges seraient compensées dans le budget de la Sécurité Sociale par exemple.
Ensuite, il y a une exaltation de l’initiative privée, et il y a aussi l’ouverture aux frontières qui permet d’introduire de manière très forte un nouvel argument, celui de la nécessité d’être compétitif par rapport à la concurrence internationale, donc de réduire les charges, donc d’alléger les impôts et de s’aligner par le bas afin d’avoir les coûts les plus serrés par rapport à cette concurrence internationale.
Ainsi, il y a eu fabrication de cet argumentaire qui, dans les pays du tiers-monde en général, marque un tournant brutal vers un nouveau modèle libéral de "développement ", visant la mise en cohérence de ce qui avait été entrepris de manière un peu improvisée dans les plans d’ajustement structurel, à savoir la théorisation de l’intérêt pour les pays du tiers monde d’ouvrir complètement leurs frontières, de plonger dans le marché mondial, de libérer les mouvements de capitaux. Sur cette théorisation sont venues se greffer ensuite les institutions internationales qui vont codifier de manière très impérative les droits des capitaux à circuler et même définir une sorte de délit international qui consisterait à vouloir contrôler ces mouvements de capitaux. L’élaboration de ces logiques se fait principalement autour de la Banque Mondiale et des traités de libre commerce (OMC) qui codifient le marché mondial, et sont en constante évolution.
On peut prendre l’exemple de l’AGCS (Accord Général sur le Commerce des Services). La commercialisation des services a subi un temps d’arrêt, notamment après l’abandon de l’AMI (Accord Multilatéral sur l’Investissement) qui déclarait que les mouvements de capitaux pouvaient se mener comme on voulait et qu’on n’avait pas le droit d’instaurer des conditions aux capitaux, notamment dans les services publics. Finalement l’AMI a reculé à cause des résistances qu’il a rencontrées. Mais on retrouve ses effets les plus redoutables, qui peuvent faire basculer les services publics, dans l’AGCS à travers l’idée de l’égalité de traitement des capitaux et le fait que toute subvention au secteur public serait considérée comme une concurrence indue, un traitement inégal par rapport à des capitaux étrangers. Attention, il y a des résistances à ces propositions et on ne peut pas dire que c’est ce qui va se faire immédiatement, mais il s’agit de bien montrer les enjeux. Potentiellement, ce qui va se passer, c’est que s’il y a des hôpitaux et des cliniques privés à côté des hôpitaux publics, on n’aura pas le droit de subventionner ces derniers sous prétexte que ce serait un traitement inégal par rapport aux cliniques privées. Il en est de même pour le système éducatif. Selon l’AGCS, on n’a pas le droit d’avantager le système public si cela désavantage les facultés et l’enseignement privés. Par conséquent, il y a concernant l’enseignement, tout un mécanisme qui vide de son contenu toute intervention consistant justement à socialiser un certain nombre de dépenses et de prestations. C’est quelque chose de très grave.
On peut ici introduire quelques éléments sur l’expérience de l’Argentine en matière de privatisations. On sait que l’Argentine est un pays en crise, quasiment en état de disparition. On retrouve les même mécanisme qui sont signalés ici : des jeunes diplômés au chômage, des mouvements d’émigration notamment vers l’Espagne parce que leur avenir est bouché. C’est un pays qui ne fonctionne plus. Or ce pays avait toujours été présenté comme un pays parce que c’est celui qui est allé le plus loin dans les privatisations. Il a privatisé à peu près tout, y compris le pétrole. Même le Mexique, qui est allé très loin lui aussi dans la logique des privatisations, a gardé la propriété du pétrole parce que, au moins symboliquement, c’est impossible de le vendre. Mais en Argentine, même le pétrole a été vendu à une compagnie espagnole. Il s’agit donc d’une expérience menée jusqu’au bout.
Quelles leçons peut-on en tirer ?
1. Le rôle des privatisations est partie intégrante du modèle libéral d’ouverture, où tout est lié. Dans ce modèle, la règle générale est que les pays qui le mettent en place arrivent effectivement à exporter plus, mais ils ont besoin pour ce faire d’importer plus, de telle sorte que le déficit extérieur se creuse. Pour le combler, il faut donc attirer des capitaux et un des moyens les plus simples de le faire, c’est de mettre en vente un certain nombre d’entreprises publiques. C’est ce qu’a fait l’Argentine parce qu’elle avait effectivement besoin d’attirer des capitaux. Mais elle l’a fait dans des conditions où, pour rendre attractive cette arrivée de capitaux, on brade littéralement les entreprises. C’est un mécanisme très général, de multiples exemples en ont été donné, il faut vraiment faire des " soldes " pour que ce soit réellement attractif. Y compris des entreprises nationales françaises du secteur public comme France Telecom, l’EDF ou du secteur privé comme la Lyonnaise des Eaux, ont profité de ce mécanisme en acquérant à très bas prix des entreprises qui fonctionnaient convenablement. On a eu le même mécanisme dans les lignes de transport aérien argentines qui ont été rachetées par une entreprise publique espagnole - qui n’était pas encore privatisée à l’époque - qui a repris des avions à un dollar l’unité pour les refaire fonctionner quelques mois plus tard. Il y a donc un effet de braderie.
2. L’autre leçon, c’est que c’est un processus qui s’essouffle au bout d’un moment : une fois qu’il ne reste plus rien à vendre, le modèle entre en crise parce que les entrées de capitaux se tarissent. On peut dire que l’Argentine s’est effectivement vendue, pour utiliser une formule utilisée aussi à propos du Maroc. C’est un modèle très corrosif parce que la vente s’accompagne d’une perte de la capacité autonome de développement et que les capitaux qui viennent ne viennent pas pour développer intégralement. Ils sélectionnent des secteurs rentables ou susceptibles de l’être, et c’est pourquoi la privatisation n’est jamais intégrale. C’est d’ailleurs une grande leçon des pays de l’Est où les capitaux étrangers sont allés de manière très sélective et ont créé des situations économiques et sociales inextricables : ils achètent ce qui les intéresse, le plus rentable, et le reste est à l’abandon.
3. Il faut revenir sur un certain nombre d’arguments qui sont mis en avant à propos des privatisations. Le plus important, c’est probablement l’argument d’efficacité qu’il faut analyser. C’est difficile à décortiquer car il y a des services publics dans un certain nombre de pays qui marchent très mal et où l’argument d’efficacité à une espèce de valeur d’évidence.
Mais en réalité, si on regarde de près, il y a déjà quelque chose qui devrait attirer l’attention, c’est qu’on privatise aussi des services publics dont personne ne remet en cause le bon fonctionnement. Par exemple en Europe, on essaie de privatiser les trains suisses ou les trains allemands. L’argument d’une efficacité insuffisante n’est jamais avancé, parce que la volonté de privatiser est déconnectée de cet argument qui est utilisé de manière opportuniste quand on le peut, mais qui ne correspond pas à la réalité des choses. Ce qu’on veut par principe, c’est privatiser, afin d’accroître et d’étendre la sphère de la marchandise et de la rentabilité. A contrario, on peut dire qu’on privatise plutôt ce qui marche bien, en laissant à l’Etat ce qui ne marche pas bien et qui coûte cher, selon la devise " privatisation des profits, socialisation des pertes "..
4. Une grande leçon des privatisations, c’est aussi que le critère privé d’efficacité n’est pas le même que le critère de service public. Le critère d’efficacité d’un service public, c’est d’abord qu’il n’y ait pas de gaspillage ni de corruption, mais il s’agit là d’une efficacité de moyens. Son objectif, ce à quoi on mesure son efficacité spécifique réside dans sa capacité à répondre à des besoins sociaux, et à y répondre de manière universelle, démocratique, égalitaire. L’efficacité qui est invoquée par le privé est une efficacité différente parce qu’elle est souvent acquise en rétrécissant l’objectif et en disant : " ce qu’on va mesurer c’est la capacité à faire du profit " et cette capacité à faire du profit passe par l’élimination de toute une série de besoins qui coûtent trop cher. Il y a donc un autre critère d’efficacité.
On peut prendre comme exemple, le débat sur l’efficacité des postes ou encore des hôpitaux. La recherche de l’efficacité privée consiste à supprimer les petits hôpitaux de proximité, ou à réduire la qualité des services de distribution du courrier dans le coins les plus éloignés. L’exemple le plus typique, ce sont les trains anglais, dans la patrie du libéralisme si l’on peut dire. Les trains anglais ont conduit à une situation caricaturale. On n’a privatisé que les lignes. L’équipement, la maintenance des infrastructures ont été laissés à un organisme semi-public et le résultat est que ça ne fonctionne absolument pas, parce que chaque ligne a sa propre logique. Les correspondances ne sont pas assurées et comme personne ne veut mettre de l’argent dans l’entretien, il y a des accidents de plus en plus graves. L’accident de Paddington est un exemple vraiment parlant qui montre bien cette situation d’efficacité réduite. L’efficacité réduite, c’est transporter les gens, mais négliger complètement tout ce qui est entretien, équipement, infrastructure. Et l’accident a eu lieu parce qu’il y avait une signalisation défaillante que les travailleurs avaient signalée quatre ou cinq fois avant l’accident et qu’il n’avait pas paru rentable de la remettre en état.
Donc, il y a bien efficacité, mais les critères d’efficacité sont autres que ceux de la satisfaction des besoins sociaux.
5. En outre, même du point de vue de l’efficacité, on a à travers le monde toute une série de phénomènes qui font apparaître les dangers et les limites à l’intérieur même de cette conception de l’efficacité au sens le plus général du terme. Et les Etats-Unis nous offrent deux exemples absolument fantastiques. Il y a d’abord l’énergie en Californie, avec des coupures de courant, y compris dans la Silicon Valley, le temple des nouvelles technologies. Tentons d’en comprendre les raisons : le principe d’efficacité dans une initiative privée, c’est de réduire les coûts et donc de fonctionner à la limite des capacités. Par conséquent, dès qu’il y a des pointes, que pour des raisons imprévues, on a besoin de plus d’électricité, le système explose parce qu’on dépasse les capacités qui ont été calculées au plus juste et l’on a donc un phénomène d’efficacité de principe qui se transforme en inefficacité totale. Dans la plus grande puissance économique du monde, on a une région qui est technologiquement la plus avancée et où on est soumis à des coupures de courant intempestives. Ainsi, à Silicon Valley, on est obligé de s’éclairer à la bougie.
L’autre exemple qui vient des Etats-Unis, c’est l’effondrement de cette grande compagnie qui s’appelle Enron et qui est un produit de la privatisation. Enron a fait ce que l’on peut faire dans des réseaux d’énergie, à savoir distribuer l’énergie produite par des gros équipements, restés en grande partie publics. Son activité principale, c’était une activité de courtage en énergie. Cette entreprise a spéculé sur ce marché particulier, et ce processus incontrôlé a conduit à une faillite totale d’autant plus symbolique qu’elle exprime aussi la faillite de la croyance exubérante en la croissance infinie de la Bourse. Et pour être complète, elle englobe également une faillite des fonds de pension. Les salariés de l’entreprise avaient été fortement encouragés à placer toutes leurs retraites, leurs fonds de pension, en actions d’entreprise, qui sont tombées quasiment à zéro. Ils ont donc perdu, non seulement leurs emplois, mais aussi leurs retraites.
Cette logique de privatisation est un élément d’instabilité sociale très profonde, c’est une efficacité à court terme et socialement sous-développée. Si efficacité il y a, c’est sur la base d’une inégalité dans la satisfaction des besoins. On est efficace parce que tout simplement on ne répond pas à un certain nombre de besoins qui ne sont pas rentables. Avec ce genre de stratégie, on peut arriver effectivement à être assez facilement très efficace.
6. En dernier lieu, parlons d’un autre argument concernant les privatisations : celui des nouvelles technologies. Il y a un discours assez prégnant, notamment dans des secteurs comme les Télécommunications, qui consiste à dire : " avant, avec les vieilles technologies, le monopole du service public avait un sens, mais maintenant avec les nouvelles technologies, ce qui a un sens, c’est la privatisation, la souplesse des réseaux, etc. "
Cet argument-là doit, lui aussi, être complètement récusé, pour plusieurs raisons. D’une part, aucune technologie n’implique une forme de satisfaction des besoins sociaux ; on peut imaginer toutes les combinaisons possibles, d’ailleurs toutes les combinaisons possibles existent quasiment. D’autre part, la privatisation introduit aujourd’hui de fortes perturbations, même dans des secteurs comme cela, elle engendre une instabilité dans le fonctionnement de l’économie parce qu’elle crée des tendances ultra-spéculatives que personne ne maîtrise. Par exemple, France Telecom, qui a été en grande partie privatisée, est aujourd’hui confrontée à une crise très grave, à un endettement monstrueux du fait d’opérations gonflées par une espèce d’illusion liée aussi bien aux nouvelles technologies qu’à la Bourse. Tout cela est retombé comme un soufflé et de manière d’autant plus frappante que France Telecom constituait en France un test pour les privatisations. L’ouverture du capital, comme on dit, avait acquis une certaine légitimité grâce à l’actionnariat salarié : les salariés ont pu acquérir des actions à coût préférentiel et ils ont eu l’impression de s’enrichir, tant que la Bourse montait. Mais France Telecom a été privatisée il y a environ cinq ans, et les actions détenues par les salariés étaient bloquées pendant cinq années pendant lesquelles ils ne pouvaient revendre. Tous les matins, ils regardaient les cours de la Bourse qui montaient de manière fulgurante et, à un certain moment, leurs actions valaient sept ou huit fois plus que ce qu’elles valaient au départ. Et de manière aussi fulgurante, cette fortune virtuelle a disparu et aujourd’hui les cours de bourse de France Telecom sont à peu près à leur niveau d’émission. L’employé de France Telecom n’a été riche qu’un moment et cela de manière virtuelle et l’idéologie " Tous actionnaires grâce à la privatisation " a été pulvérisée. Ce que voient arriver les salariés de France Telecom, ce sont les répercussions de l’endettement spéculatif où les charges d’intérêt ne sont pas du tout virtuelles et ont un effet sous forme de licenciements et de conditions de travail plus dures. Les illusions se sont donc rapidement effacées.
Comment avancer ?
Il faut d’abord mettre en avant un contre-argumentaire soulignant les dysfonctionnements, et le fait que, notamment pour ce qui est des tarifications, il y a des hausses de prix sans forcément d’amélioration des services.
Par exemple, en France, la distribution de l’eau a été privatisée et appartient à deux grands groupes qui se disputent le marché, mais l’idée de re-nationalisation redevient audible. Tout le monde peut constater que cette privatisation institue une fausse concurrence puisqu’il y a en fait un duopole, deux grandes entreprises qui se partagent le marché sur le dos des consommateurs, avec notamment des augmentations de tarifs. Il y a donc des expériences qui s’accumulent et qui permettent de dire que finalement un système nationalisé, ou des régies communales ou régionales ayant effectivement la possibilité de déterminer les tarifs et des les imposer aux fournisseurs, sont finalement des systèmes qui fonctionnent mieux. C’est ainsi qu’en Argentine, où la Lyonnaise des Eaux a investi, il y a aujourd’hui, dans la situation de crise très profonde qui s’est crée, l’idée de re-nationalisation, d’expropriation des banques et des entreprises qui ont profité de ce mouvement de privatisation. L’idée fait évidemment son chemin parce que c’est la seule manière de peser sur la question clé qui se pose là-bas, à savoir qui va payer les effets de la dévaluation et de la crise.
Ensuite, il y a la question de l’efficacité. Il y a, encore une fois, des services publics très efficaces et on doit récuser l’équivalence entre privatisation et efficacité. Mais il faut relier cette question à deux idées. D’une part, la défense des services publics doit s’accompagner de revendications en termes de démocratie, de transparence, de contrôle par la collectivité. C’est une chose qu’en France les syndicats ont peu à peu compris : on ne peut pas défendre les services publics uniquement sur la base des acquis sociaux des salariés de ces secteurs, mais on doit lier ce combat légitime à un combat plus large pour la défense d’un certain modèle de satisfaction des besoins sociaux, d’un certain nombre de priorités sociales. Il faut ensuite élargir ce combat à l’échelle internationale parce qu’encore une fois, le poids des organisations internationales, des traités, et des éléments de déréglementation rend possible un certain nombre de choses qui n’étaient pas possibles auparavant. En Europe, par exemple, des directives sont élaborées à l’échelle de l’Union Européenne, que l’on fait semblant de se voir imposer, et qui forcent les pays à s’adapter, à changer leurs réglementations, comme c’est le cas de l’électricité, de la poste, etc. Ces délibérations qui sont très éloignées des citoyens sont en fait des instruments de contrainte très forts. Il y a donc nécessité d’intervenir aussi à ce niveau-là et tout le mouvement " anti-mondialisation ", comme on dit, est un mouvement qui a pris conscience de cet élément. Cela permet de comprendre pourquoi on assiste dorénavant, à l’occasion de chaque sommet européen, comme récemment celui de Barcelone, à des mobilisations extraordinairement massives, pratiquement sans précédent. Une prise de conscience a eu lieu : dans ce type de sommets, il ne s’agit pas seulement de la parlotte à l’échelle européenne, et les décisions prises auront des retombées concrètes dans chacun des pays. Et même si ces pays sont différents à bien des égards, les retombées vont toujours dans le même sens, ce qui permet des mobilisations internationales.
Ainsi donc, cet élargissement de la défense des services publics, avec la logique de démocratisation qui doit lui être associée, est un enjeu décisif. Mais il faut récuser l’idée selon laquelle il s’agirait de questions strictement économiques au sens étroit du terme. Pour revenir à ce que je disais au départ, il y a là deux projets, deux conceptions absolument polaires de répartition des revenus, des règles du jeu et des priorités sociales. La dynamique de privatisation consiste à dire " je ne satisfais des besoins que s’ils sont rentables et si les usagers sont solvables, c’est-à-dire si les gens ont de l’argent pour payer et quand le fait de monter cette activité m’apporte une rentabilité. " C’est donc un mécanisme qui prend acte des inégalités existantes et qui les reproduit ; il exclut en effet la satisfaction des besoins qui sont probablement les plus urgents parce qu’ils sont portés par des personnes ou des couches sociales qui n’ont pas le pouvoir d’achat nécessaire.
Il suffit de regarder les feuilletons américains. Quand vous rentrez à l’hôpital dans " Urgences ", on vous demande quels sont vos revenus avant de vous soigner et apparemment il y a des phénomènes du même genre ici au Maroc.
Toute la logique de la socialisation a consisté à combattre cela et à instaurer des éléments qui vont dans le sens de la gratuité. Si vous êtes malade, vous êtes soigné et ensuite, c’est la collectivité qui décide de répartir cette charge, de la socialiser, de la mutualiser. C’est le grand principe vers lequel on doit tendre, et tout progrès humain est passé par là. Il s’oppose au principe marchand, un principe socialement très répressif, qui remet en cause des acquis de civilisation et consiste à dire que seuls ceux qui en ont les moyens pourront avoir accès aux services parce qu’ils auront payé pour ça.
Je terminerai sur l’idée que la mondialisation est un mécanisme qui reproduit cela, qui le renforce en mettant en concurrence, en gros, la satisfaction de besoins sociaux qui ne sont pas très rentables avec des normes d’extrême compétitivité, d’extrême rentabilité et vont donc avoir un effet d’éviction, en mettant de côté tout ce qui n’est pas rentable sous la pression de capitaux devenus extrêmement exigeants. C’est pourquoi la lutte pour les services publics fait partie intégrante de la lutte contre la mondialisation libérale.
(tiré du site d’ATTAC consacré au FSE)