Retournons à l’année 1999, où après examen du programme de sanctions contre l’Irak et la guerre menée par l’OTAN en Yougoslavie, je m’étais livré auprès de mes étudiants à quelques prédictions que j’ai par la suite répétées année après année. Celles-ci étaient les suivantes :
1. Les Etats-Unis envahiront l’Irak.
2. Les Etats-Unis projetteront une présence militaire dans la région d’Asie Centrale se trouvant autour de la Mer Caspienne.
3. L’Union Européenne cherchera à se distancer de la politique étrangère des Etats-Unis et à mener son propre chemin.
Pourquoi ai-je fait ces prédictions et pourquoi se sont-elle avérées vraies ?
Prévoir une guerre des Etats-Unis contre l’Irak n’était pas chose difficile. L’explication en est que le programme de sanctions concocté par les Américains avait pour but de détruire le pays économiquement et militairement ; en effet, c’était une forme de guerre de siège visant à dégrader la cible (l’Irak) en la rendant beaucoup plus facile à conquérir. En plus du programme de sanctions, il y avait l’imposition de deux zones d’exclusion aérienne, l’une dans le sud et l’autre dans le nord du pays, qui non seulement déniait à l’armée irakienne le droit de disposer de son espace aérien, mais qui permettait également aux forces aériennes américaines et anglaises de bombarder le nord et le sud de l’Irak de façon autorisée. Ainsi, les Etats-Unis ont préparé les routes de l’invasion devant conduire à la conquête de l’Irak. En bref, la guerre d’aujourd’hui représente une continuation de la guerre contre l’Irak qui était déjà en cours. Ce sera la troisième Phase. La Phase I, c’était l’Opération "Tempête du Désert" où l’Irak a été vidé du Koweit. Sans savoir comment l’Armée Irakienne allait se comporter sur son propre territoire et sans avoir de solution de rechange concernant Saddam Hussein, les Etats-Unis ont alors commencé la Phase II - une guerre de siège plus des bombardements pour réduire les résistances irakiennes en attendant qu’un remplaçant à Saddam Hussein puisse être trouvé. Cette guerre de basse intensité a finalement rempli ses objectifs et maintenant les raisons censées rendre "nécessaire" l’invasion et justifier la guerre ont été débitées comme un sermon.
"Mais pourquoi envahiraient-ils donc l’Irak ?" me demandaient alors mes étudiants. Et je leur répondais : le régime Baas (que les Etats-Unis ont aidé à accéder au pouvoir en 1963 en soutenant son coup contre un gouvernement irakien précédent) ne défend plus en fidèle vassal des Etats-Unis leurs intérêts économiques et politiques dans la région. Le leader suprême du parti Baas, Saddam Hussein - comme d’ailleurs d’autres protégés des Etats-Unis avant lui (Ngo Dinh Diem au Vietnam, Ferdinand Marcos aux Philippines, Manuel Noriega au Panama) a développé des velléités d’autonomie et a commencé à poursuivre une politique hostile aux visions de Washington. En cherchant à étendre son rôle de grand leader arabe libre de toute contrainte à l’égard des Etats-Unis, Hussein a "franchi la ligne". Ses crimes, qui jusqu’alors avaient été ignorés, ont tout à coup été mis en avant pour dresser l’opinion publique contre lui. (A l’époque où il se comportait en agent de la politique américaine, ses crimes étaient poliment ignorés. L’une des photos de mon bureau que je préfère date de 1983 et l’on y voit David Rumsfeld - oui, le même Rumsfeld ! - alors envoyé spécial au Moyen-Orient pour Ronald Reagan, serrer la main de Saddam Hussein à Bagdad ; peu après cela, les Etats-Unis commenceront à livrer des armes biochimiques à l’Irak.) L’occupation de l’Irak permettra aux Américains de réaffirmer leur contrôle sur les champs pétrolifères sur lesquels des contrats ont été passés à un moment donné avec des concurrents étrangers (la France, la Russie et la Chine) et de se positionner eux-mêmes militairement sur le flanc ouest de l’Iran (l’autre partie de l’ "axe du mal"). Avec cette opération, les Etats-Unis auront alors presque achevé l’encerclement de l’Iran : les troupes U.S. sont déjà sur le flanc est de l’Iran en Afghanistan, sur le flanc sud avec leur flotte stationnée dans le Golfe Persique et sur sa frontière ouest en Irak. Après que la "menace" irakienne aura disparu avec le renversement de Hussein, observez bien la Maison-Blanche et les médias qui développeront un nouveau thème : celui de l’Iran comme constituant une nouvelle "menace".
Cette prolongation de l’intervention militaire américaine depuis la région du Moyen-Orient/Golfe Persique vers l’Asie Centrale (Kazakhstan, Ouzbékistan et autres Républiques se terminant par "stan") est un processus qui remonte à l’époque de la chute du vieil allié américain , le Shah d’Iran, suite à laquelle les Américains avaient perdu le contrôle sur les champs pétrolifères iraniens. Depuis 1980, les U.S. ont développé leurs capacités en terme de pont aérien et maritime dans la région, et ils ont développé de nouvelles bases afin de se positionner à leur avantage en vue d’une guerre. En 1997, l’Armée a largué 500 parachutistes sur le Kazakhstan pour tester ses capacités en terme de pont aérien dans le cas d’une guerre en Asie Centrale et, en 1999, elle a sorti l’Asie Centrale de l’aire de commandement du Pacifique pour la mettre dans celle du commandement Central qui recouvre le Moyen-Orient si riche en pétrole. Ceci place donc les pays d’Asie Centrale (desquels font partie la Mer Caspienne et l’Iran) dans la sphère de la stratégie de guerre au Moyen-Orient.
Mes nouvelles prédictionssont donc les suivantes :
1. Les champs pétrolifères irakiens ne passeront pas dans les mains du peuple irakien : ceux-ci seront privatisés et accordés en récompense à des investisseurs.
2. Les Français, les Russes et les Chinois perdront leurs contrats en Irak leur permettant de développer les champs pétrolifères et les compagnies Exxon Mobil, Chevron Texaco et Birtish Petroleum seront les grands vainqueurs. La reconstruction des champs pétrolifères endommagés sera effectuée par la vieille compagnie du Vice-Président Dick Cheney, la Halliburton.
3. Rien de ce que je viens de citer ne constituera la "preuve" que cette guerre n’était menée qu’en vue de profits pétroliers. Cela ne sera qu’une simple "coïncidence".
4. Il n’y aura PAS de démocratie en Irak. Ce qui se passera, c’est que quelques très riches exilés irakiens deviendront les nouveaux dirigeants, eux qui auront dit clairement au cours des quelques derniers mois au Département d’Etat ainsi qu’à la CIA qu’ils sont et seront toujours en accord complet avec ce que voudront les Américains. Cette oligarchie aura été labellisée par la presse U.S. comme constituant un miracle démocratique et on aura probablement pris le soin de la mettre au pouvoir à travers le piège des "élections" (du genre de celles de Hussein). Mais le peuple irakien ne sera pas plus libre que le peuple koweitien ne l’est aujourd’hui (bien que celui-ci ait été "libéré" par nous il y a 12 ans).
5. L’Irak ne sera pas reconstruite en une nation de classe moyenne . Les profits du pétrole reviendront à une toute petite couche et la masse des gens sera oubliée par l’équipe des pro-guerre et par ceux qui auront fait la guerre pour soi-disant sauver le peuple irakien des mains de Hussein. Eventuellement, on reprochera même aux Irakiens d’être les responsables de leur propre misère.
6. Le problème kurde ne sera pas réglé parce que les Turcs (les "alliés" que Bush a essayé de s’acheter pour la somme de 26 milliards de dollars) n’accepteront pas de nation kurde.
7. Bush ne résoudra pas le conflit israélo-palestinien ; tout au contraire, il n’est pas impossible que le gouvernement de Sharon utilise cette guerre pour un "transfert de population" au nom de la lutte contre le terrorisme.
8. La guerre U.S. contre l’Irak aura pour conséquence que se poursuivent les efforts de l’Union Européenne, de la Russie et de la Chine en vue de développer une force politique et militaire pouvant faire le poids face aux Américains. Ceci sera un processus à long terme, mais il n’y aura pas de choix : ou bien ces pays réussiront ce pari ou bien ils deviendront les vassaux des Américains. Leur crainte principale n’est pas que la compagnie Exxon Mobil n’engrange les profits du pétrole irakien mais bien que les U.S. ne détiennent le contrôle effectif sur le volume de leur approvisionnement en pétrole allant de l’Arabie Saoudite jusqu’aux nouveaux champs pétrolifères de la Caspienne en passant par l’Irak. Un tel contrôle donnerait aux U.S. un avantage sans précédent sur ces pays en dominant une région détenant 70% des réserves mondiales d’énergie.
9. Observez bien la Maison-Blanche et les médias quand ils commenceront à démoniser l’Iran. La pression sera mise sur Téhéran pour que les exigences américaines soient honorées. Si le gouvernement iranien refuse de céder aux exigences américaines, alors l’Amérique sera "obligée" de se lever une fois encore pour combattre cette menace contre la paix mondiale.
Ceci est assez pour aujourd’hui (20 mars 2003)
Chuck O’Connell enseigne la sociologie à l’Université Irvine de Californie.
(Tiré du site À l’encontre)