Avec la grave crise financière et écologique, la constitution du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) contribue à réorienter l’attention vers l’anticapitalisme. Il n’a point, là, de nostalgie d’un passé supposé glorieux – ce serait oublier les épines totalitaires de certains trajets anticapitalistes –, mais une mélancolie ouverte sur l’avenir.
Le NPA sera le produit d’une diversité de traditions, passées au crible de la critique, métissées entre elles, confrontées à des problèmes renouvelés et enrichies d’expériences neuves. Parmi ces traditions, il y aura les apports du socialisme démocratique. Avec ceux qui, dans le sillage de Jean Jaurès, n’ont pas accepté l’enlisement social-libéral du PS. Car la fatalisation du capitalisme, sous l’expression euphémisée d’« économie de marché », a bien gagné chez les socialistes.
Michel Rocard avait ouvert la voie, en octobre 1976, lors d’un colloque de L’Expansion devant des patrons : « Le système de régulation restera le marché (...). On ne biaise pas avec le marché, sa logique est globale. » François Mitterrand lui a emboîté le pas en 1983, désarmant la gauche face à la contre-révolution néolibérale. L’ensemble des courants du PS a fait chorus en 2008, dans sa nouvelle déclaration de principes : « Les socialistes sont partisans d’une économie sociale et écologique de marché. »
Le PS constitue ma famille politique d’origine. J’ai adhéré au Mouvement de la jeunesse socialiste en 1976 et quitté le PS en 1992. Je n’ai rejoint la LCR qu’en 1999. J’ai milité au sein du Centre d’études de recherches et d’éducation socialistes (Céres), créé en 1966 par Didier Motchane et Jean-Pierre Chevènement. Ce courant a été au cœur du congrès de la rénovation socialiste en 1971, arrimant à Epinay le PS à une logique de « rupture avec le capitalisme ».
Le Céres, marxisant et autogestionnaire, s’efforçait de déplacer l’opposition rituelle entre réformes et révolution dans un « réformisme révolutionnaire ». Par rapport à Jaurès, il avait une vue moins graduelle, conscient des ruptures, des affrontements et de la résistance des intérêts dominants, mais dans un cadre démocratique et pluraliste. Il y a une actualité de ce réformisme révolutionnaire, comme une des boutures possibles du NPA, mais à travers un filtre critique. Une des forces du Céres résidait dans sa mobilité stratégique, à commencer par le pari sur les effets transformateurs du lancement d’un nouveau parti et d’une dynamique politique dans un contexte spécifique. Les circonstances ont changé. Mais le NPA pourrait constituer une telle opportunité politique, un nouvel Epinay, pour les gauches demeurées anticapitalistes, si on sait saisir ses potentialités par-delà les différences.
RÉSERVE LIBERTAIRE
De même, lors de la convention du PS sur l’autogestion en 1975, le Céres a proposé une « seizième thèse », demeurée minoritaire, mettant l’accent sur la nécessaire relation entre « l’action gouvernementale » et « les capacités d’initiative autonome des masses », indispensables pour « l’émergence de nouvelles formes de pouvoir ». Car, rappelait-il, « contrôler le gouvernement, ce n’est pas prendre le pouvoir ». D’où ce que le Céres avait l’habitude d’appeler « la dialectique du mouvement d’en haut et du mouvement d’en bas ». Vu la tendance de la gauche gouvernementale, depuis 1981, à être prise par le pouvoir qu’elle avait cru prendre, c’était une précaution fort légitime.
Certes, le Céres demeurait encore trop insensible à la critique libertaire d’une logique irréductible à celle du capital, bien qu’en interaction avec elle : la logique de monopolisation du pouvoir politique adossée aux mécanismes modernes de la professionnalisation politique. Trop pris dans une culture marxiste, étatiste et centraliste, le Céres était aussi peu attentif à la logique expérimentale participant à la créativité pratique des mouvements sociaux, bien avant une victoire électorale, elle-même trop fétichisée : coopératives, économie sociale et solidaire, médias alternatifs, universités populaires, etc.
Et puis, sociologiquement, le pôle des énarques du Céres tendait à dominer son pôle de militants syndicalistes et associatifs. Or les technocrates du Céres se sont souvent coulés comme les autres dans les institutions étatiques après 1981. On aurait plutôt besoin d’une dialectique du mouvement d’en bas et du mouvement d’en haut, intégrant une réserve libertaire à l’égard du pouvoir politique. Cela suppose d’être prudent quant aux conditions d’une participation à une expérience gouvernementale alternative, mais pas de la récuser par principe. Elle pourrait jouer un rôle important, mais pas la fonction principale, dans un processus pluridimensionnel de transformation sociale radicale.
En attendant que ces questions se posent pour le NPA, la priorité consiste à accumuler des forces préalables et une inventivité propre, dans la stricte indépendance vis-à-vis d’un PS social-libéralisé et de ses dépendances électorales (PCF et Verts), afin de faire émerger un outil inédit et paradoxal : quelque chose comme un parti libertaire.
CORCUFF Philippe
* Article paru dans le Monde, édition du 07.02.09. LE MONDE | 06.02.09 | 14h22 • Mis à jour le 06.02.09 | 14h22.