Tiré d’Inprecor N° 555, novembre 2009
L’auteur, Jakob Schäfer est membre de la direction du RSB (Revolutionär Sozialistischer Bund, Ligue socialiste révolutionnaire), une des deux fractions publiques de la section de la IVe Internationale en Allemagne. Membre de l’IG Metall, il participe à l’animation du réseau de la gauche syndicale.
Malgré les pertes importantes du SPD et les gains du FDP, le gouvernement n’est pas dans une situation confortable. Entre autres raisons, du fait de sa dépendance très importante à l’égard des exportations (plus de 28 % du PIB) et de la part comparativement réduite de la consommation intérieure, l’économie allemande va clôturer l’année 2009 sur un recul d’environ 5 %. Comme la conjoncture internationale ne s’améliore pas vraiment, toute une série d’entreprises sont menacées de faillite. Il s’agit pourtant de sociétés « fondamentalement saines » selon les critères capitalistes classiques, mais aujourd’hui elles souffrent d’un manque de liquidités, car les banques prennent moins de risques ou bien les prêts sont assortis de très fortes majorations correspondant au risque estimé. Si l’économie mondiale ne se remet pas sérieusement dans les prochains mois, dans certaines régions, jusqu’à 25 % des entreprises de construction mécanique et d’installations se retrouveront acculées à la faillite. Dans l’industrie automobile aussi — dont la place est très importante : 770 000 emplois directs ou indirects ; une production de 6,2 millions de voitures par an avant la crise, dont une grande partie exportée — les surcapacités de production de près de 30 % au plan mondial font peser la menace de licenciements massifs.
D’autre part, le déficit des finances publiques va dépasser les 100 milliards d’euros en 2010. C’est dû à la diminution des rentrées fiscales et aux dépenses sociales accrues : ainsi il y avait déjà en juin 2009 1,43 millions de salariés-e-s au chômage partiel, les crédits de l’Office fédéral du travail ont augmenté en conséquence. L’État doit donc emprunter davantage, au risque de se trouver un jour à son tour déclassé par les instituts de notation internationaux. On est encore loin d’une menace de banqueroute de l’État, mais le crédit deviendra plus cher, et les marges de manœuvre se restreindront. Les collectivités locales ont déjà les plus grandes difficultés à faire face à leurs obligations « normales ».
Voilà pourquoi, du point de vue de la bourgeoisie, le plus simple et le plus urgent serait d’augmenter les impôts. Cela aurait été beaucoup plus facile avec le SPD qu’avec le FDP, qui a fait de la baisse des impôts son cheval de bataille et cherche à imposer 20 à 25 milliards de baisse des impôts pour les riches.
L’alternative à l‘augmentation des impôts serait un grand programme d’austérité dans le secteur social. Ce n’est pas non plus évident, car la bureaucratie syndicale aurait eu pour le SPD des égards qu’elle n’aura pas pour la CDU et encore moins pour son ennemi juré, le FDP. Par conséquent, le nouveau gouvernement se trouve devant l’obligation de faire le grand écart : satisfaire les riches (en particulier par la baisse des impôts) tout en ne rendant pas impossible le redressement du budget.
Voilà donc pourquoi il ne fait rien qui puisse être pris par les syndicats comme une provocation : pas de menaces sur la cogestion, la protection contre les licenciements, les procédures de négociation salariale codifiées dans la loi sur les comités d’entreprise… Toutes choses qui en d’autres circonstances feraient partie des priorités d’un gouvernement CDU-FDP. Car ce qui importe prioritairement à la classe dominante, c’est l’amélioration immédiate des conditions économiques pour le capital. Toute mesure qui ne se traduit pas par un gain identifiable est donc mise à l’écart.
Il en va évidemment autrement au niveau des entreprises, où les plans de licenciements se multiplient. De même, le programme du gouvernement contient tout autre chose que des gentillesses : réduction des moyens consacrés au « marché de l’emploi » (ce qui va rendre plus difficile, voire impossible, la mise sur pied de programmes de qualification, de retour à l’emploi et de reconversion, et va ainsi précipiter tout de suite les licencié-e-s dans le chômage), droits des bailleurs fortement renforcés, suppression des quelques salaires minimaux de branches (1). Le FDP veut imposer un supplément individuel forfaitaire pour l’assurance-maladie, etc. Mais tout cela n’est pas relié à des attaques politiques contre les syndicats.
Pourquoi cette prudence ?
1. Rien n’est plus précieux qu’une situation dans laquelle les syndicats se tiennent tranquilles ;
2. Aux élections au Bundestag, la participation est tombée de 77,7 % à 70,8 %, ce qui traduit une augmentation générale de la méfiance à l’égard de la « politique dominante » ;
3. Le parti réformiste Die Linke a progressé et a pu attirer une partie des anciens électeurs du SPD (même si c’est la plus petite par rapport aux gains des autres partis) ;
4. Le gouvernement a beau répéter que la crise est bientôt derrière nous, il sait qu’il subsiste d’importants facteurs d’instabilité. Ainsi le nombre des chômeurs va encore augmenter, et avec lui la colère populaire. Aujourd’hui déjà le sentiment d’insécurité s’est largement répandu, même si la plupart des gens n’ont pas encore perçu directement les effets de la crise. Mais quand le nombre de chômeurs aura dépassé un certain seuil psychologique, d’un seul coup des millions se verront dans une situation plus dramatique qu’aujourd’hui.
Depuis la mi-octobre, la dégradation est nette : mise en cessation de paiement définitive du groupe de distribution « Quelle » (qui se traduit par la mise au chômage de milliers de personnes), suivie de l’annonce qu’Opel n’est pas racheté et que General Motors va procéder à la « restructuration », ce qui signifie qu’il faut s’attendre à bien plus de licenciements, etc.
Affrontement électoral de deux camps ?
L’élection au Bundestag n’a pas opposé un camp de gauche à un camp de droite. Le SPD fait depuis des années une politique néolibérale. A la suite du désastre électoral il n’a annoncé aucun changement d’orientation significatif. L’ensemble des permanents, du haut en bas de l’appareil, est formaté par la politique de démontage social. Ceux qui n’étaient pas d‘accord sont depuis longtemps passés à Die Linke.
Les Verts ne sont plus un parti de gauche depuis les années 1990. Ils ont voté et mis en place avec le chancelier SPD Schröder l‘Agenda 2010, le plus important programme de destruction sociale de l’histoire de la République fédérale. Et pour la première fois depuis la seconde guerre mondiale, ils ont permis à la bourgeoise allemande de participer de nouveau activement à des guerres, d’abord dans les Balkans, ensuite en Afghanistan.
Seule Die Linke se différencie de ces partis néolibéraux. Il s’agit d’un parti réformiste, comparable au Parti de Gauche en France (Mélenchon entretient des relations excellentes et privilégiées avec Lafontaine). Ses limites politiques sont bien visibles et à chaque fois qu’est annoncée sa participation à un gouvernement régional, son vrai visage se découvre : ce fut d’abord dans le Land de Mecklembourg-Poméranie occidentale et à Berlin, c’est aujourd’hui le cas à Berlin et dans le Land de Brandebourg.
Dans le Brandebourg, le SPD aurait pu continuer à gouverner avec la CDU (minoritaire), mais il a préféré faire entrer Die Linke au gouvernement pour intégrer et compromettre ce parti. Die Linke ne pourra plus accuser ce gouvernement régional d’être « antisocial ». Comme parvenir au gouvernement est son but ultime, Die Linke considère cette coalition comme un « grand succès en soi ». Peu importent alors les effets concrets : dans le programme de la coalition figurent la suppression de 11 000 emplois dans le secteur public, ainsi que la prolongation de l’extraction du lignite et de l’exploitation des centrales thermiques au lignite, source d’énergie particulièrement polluante. Peu importe que le mouvement antilignite soit animé, entre autres, par des militant-e-s de ce parti.
Quelle opposition ?
On ne sait pas encore d’où va venir l’opposition aux attaques qui vont certainement s’aggraver au plus tard après les prochaines élections en Rhénanie du Nord-Westphalie début mai.
Beaucoup dépend de l’évolution des syndicats. Ils sont en effet la seule force qui aurait la possibilité de peser, à la fois sur ce qui se passe dans les entreprise et sur le plan central. Depuis les années 1990, ils se sont de plus en plus adaptés aux politiques néolibérales, acceptant le « co-management » tout en évitant les conflits avec le capital ou le gouvernement. Quand le SPD était au gouvernement, ils n’ont même pas vraiment mobilisé contre la retraite à 67 ans, œuvre du social-démocrate Müntefering. Ce n’est pas seulement une conséquence du lien étroit de la bureaucratie syndicale avec le SPD néolibéral, mais aussi le produit du système bureaucratique lui-même : ainsi l’intégration dans les conseils de surveillance des entreprises pousse à penser comme les autres membres de ces conseils, les salaires sont exorbitants, l’appareil énorme (par exemple, au siège central de l’IG Metall il y a 600 permanents, dans les régions encore plusieurs milliers de permanents bien payés, Huber, le président du syndicat, gagne 218 000 € par an !)
Cela dit, les syndicats allemands ne sont pas des syndicats « jaunes ». Ils restent des organisations ouvrières qui dépendent de la volonté et de l’engagement de leurs membres. Quand la colère montera, les syndicats (et à un certain degré même les bureaucraties syndicales) pourront être poussés à lutter (au moins un peu), ce qui aura des effets sur le climat politique général, sur la portée des « réformes » gouvernementales tout comme sur les possibilités nouvelles offertes aux forces oppositionnelles au système capitaliste. C’est pourquoi le RSB met l’accent sur le travail syndical et sur la construction et l’animation de la gauche syndicale.
Et c’est aussi la raison pour laquelle le RSB est engagé dans l’animation du mouvement social. C’est en effet la coalition « Nous ne payerons pas pour leur crise » (Wir zahlen nicht für eure Krise) qui a initié une première manifestation nationale le 28 mars dernier à la fois à Berlin et à Francfort, réunissant 55 000 personnes. Cela avait poussé les syndicats à organiser leur propre manifestation le 16 mai à Berlin, avec 100 000 participant-e-s. C’est loin d’être suffisant, mais c’était un début.
La gauche syndicale et une bonne partie du mouvement social sont d’accord pour développer une propagande pour la grève générale. Aujourd’hui encore, les syndicats sont très loin de reprendre à leur compte une telle perspective, d’autant moins qu’il y a beaucoup plus d’entraves juridiques en Allemagne que dans d’autres pays et que la grève politique est explicitement interdite. Mais évidemment, une fois qu’un mouvement est parti sur sa lancée, ces questions seront réglées par les masses et non par les tribunaux.
Quel rôle jouera Die Linke ?
1. Ce parti veut gouverner. Il ne s’oppose pas au système capitaliste mais au néolibéralisme.
2. Ses revendications sont restreintes et ne transgressent pas les limites imposées par le système capitaliste ou même celles de l’aile gauche de l’appareil syndical. Par exemple, sur le salaire minimum, Die Linke demandait qu’il soit fixé à 8,44 €. C’est seulement au lendemain des manifestations de mars dernier qu’elle a repris la revendication de 10 € de l’heure, mais… « pas tout de suite, quand on sera au gouvernement fédéral », et après une phase de transition de 4 ans.
3. Il ne participe pas à la construction de la gauche syndicale, il cherche à avoir de bonnes relations avec les directions syndicales, dans la tradition réformiste et parlementariste, mais en même temps certains de ses militant-e-s jouent un rôle d’animation dans les mouvements sociaux.
4. Sur le plan politique général, Die Linke représente une alternative fragmentaire et inconséquente, mais c’est un phénomène nouveau dans un pays qui n’a pas entendu de discours ni d’argumentation « antinéolibérale » depuis des décennies. ■
Jakob Schäfer est membre de la direction du RSB (Revolutionär Sozialistischer Bund, Ligue socialiste révolutionnaire), une des deux fractions publiques de la section de la IVe Internationale en Allemagne. Membre de l’IG Metall, il participe à l’animation du réseau de la gauche syndicale.
Traduit par P.V.
Notes
1. Il n’y a pas de salaire minimum légal. Plus de 9 millions de personnes gagnent moins de 10 € de l‘heure, 5 millions moins de 6 €. Pour la classe dominante, c’est encore trop. En Allemagne de l’est en particulier, nombreux sont ceux qui gagnent moins de 5 € de l‘heure. 13 % de la population (certaines sources parlent de 17 %) vit sous le seuil de pauvreté.