Alen Maass : Les Etats-Unis affirment qu’ils ne visaient qu’un petit noyau endurci d’insurgés à Falloujah, incluant des terroristes "étrangers". Quelle est la réalité ?
Patrick Cockburn : Il ne devrait y avoir aucun mystère sur la nature de la résistance en Irak. La situation est très simple, comme le serait dans la majeure partie des pays du monde : lorsque vous avez une occupation par une puissance étrangère, vous faites face à une résistance. Et c’est exactement ce qui se produit en Irak.
Il est absurde de penser qu’existent de petits groupes soit de combattants étrangers, soit de débris de l’ancien régime qui tiennent en otage le reste de la population.
On peut le voir à Falloujah et à Mossoul. On pouvait le constater dès le début, c’est-à-dire dès l’été 2003. A quelque endroit que j’allais où s’était produite une attaque contre une patrouille américaine et où des soldats états-uniens avaient été tués, toujours des enfants du coin étaient en train de sauter de joie. Ce fut toujours une occupation très impopulaire aux yeux de la majeure partie de la population, et cette majorité n’a fait que croître.
Cela étant dit, la résistance a toujours été fragmentée. Elle est différente dans différentes régions. Dans un endroit comme Falloujah, il y avait un fort élément tribal [plus l’Etat sous contrôle dictatorial du Baas de Saddam Hussein se délitait, plus le régime a fait appel aux anciennes structures claniques et tribales, leur redonnant l’importance qu’elles ont aujourd’hui - réd.]. En réalité, dans une région aussi marquée par la présence des tribus, il serait très difficile que surgisse un mouvement de résistance, militaire ou politique, qui ne possède pas des traits tribaux. Dans les villages, souvent la résistance était juste le fait de jeunes gens du coin.
Je me souviens qu’en avril 2004 je fus pris dans une embuscade sur la route à l’ouest de Bagdad entre Abou Ghraib [lieu de la "célèbre" prison tenue par les troupes américaines] et Falloujah. L’armée américaine n’avait pas réalisé que la route était tombée aux mains de la résistance et je fus pris dans une embuscade montée contre un convoi de camions transportant du carburant pour les forces militaires états-uniennes.
Nous sommes sortis de la voiture et nous nous sommes couchés par terre. Et lorsque nous nous échappions, nous rencontrions des jeunes hommes courant avec leurs armes, venant de villages voisins et criant dans notre direction : "Où se déroulent les combats ?" Il s’agissait véritablement d’une milice locale qui entrait en action.
Ce qui se passait à Falloujah a été très largement exagéré dans les journaux et par les télévisions. On voyait ces grandes cartes de géographie, reproduction de photos de satellite, montrant Falloujah comme s’il s’agissait de Stalingrad ou de la bataille de Berlin.
En réalité, Falloujah n’est pas une très grande ville. On peut la traverser à pied en une demi-heure environ.
Et juste au moment où les troupes américaines entraient à Falloujah, soudainement la majeure partie de la ville de Mossoul - une ville au nord qui est au moins 5 ou 6 fois plus grande que Falloujah - tombait aux mains des insurgés [résistants]. La majorité de la police soit était rentrée à la maison, soit était passée de l’autre côté.
Ce qui s’est passé à Mossoul était, d’un certain point de vue, beaucoup plus important que ce qui s’est produit à Falloujah. Mais Falloujah a été mis en lumière de façon spectaculaire par les médias et, dès lors, ce qui se passait dans le reste du pays reçut bien moins d’attention.
Lorsque les Etats-Unis ont repris Mossoul après la rébellion, il semble qu’ils aient utilisé des troupes kurdes. Cela ne va-t-il pas accroître les dangers de conflits ethniques entre Arabes et Kurdes ?
Le problème pour l’armée américaine en Irak est le suivant : s’ils vont utiliser des troupes locales, les seuls sur lesquels ils peuvent vraiment compter, ce sont les forces kurdes, habituellement appelées peshmergas. Dans les autres régions, les Américains ne font pas véritablement confiance aux forces de la Garde nationale irakienne qu’ils ont mis en place.
On peut le voir au nombre d’attaques sanglantes menées par les insurgés contre la Garde nationale. Celle-ci ne dispose pas d’armes en dehors de ses camps. Or, tout le monde en Irak porte une arme, sauf les membres de la Garde nationale. Et il semble que la raison de ce fait n’est autre que la réticence de l’armée américaine à leur donner des armes lorsqu’ils rentrent à la maison, car ils pourraient ne pas revenir ou ils pourraient les utiliser contre les Américains.
Mossoul est pour l’essentiel une ville arabe. Les Arabes sont sur la rive ouest du Tigre ; ils ont au nombre de 700’000 à 800’000. Il y a environ 250’000 Kurdes résidant pour l’essentiel sur la rive est. Des ressentiments entre eux n’ont fait que croître depuis que la ville est tombée lors de la guerre de 2003. Les Arabes accusent les Kurdes d’avoir été les initiateurs des pillages, et il y a un élément de vérité dans cela.
J’étais présent le jour où Mossoul est tombée. J’ai pris comme garde du corps un peshmerga avec son fusil mitrailleur. Il s’avéra que ce fut une très mauvaise idée, parce qu’ils [les Arabes] ne m’en voulaient pas, mais ils voulaient certainement à toute personne portant un uniforme kurde. Ainsi, j’ai dû demander au gars de se coucher par terre à l’arrière de ma voiture avec le fusil mitrailler caché sous lui et une couverture posée dessus. J’ai passé un demi-jour à essayer de protéger notre garde du corps kurde.
Avant l’invasion, les Etats-Unis justifiaient toutes les attaques par les forces aériennes de Falloujah comme étant des attaques visant Abou Moussab Al-Zarkaoui, le "cerveau terroriste" qui est derrière toute la résistance irakienne, si vous croyez Washington. Quel type de forces dispose Zarkaoui et ses supporters ? Ou bien est-ce une création de la propagande américaine ?
Il n’y a pas de doute que le groupe de Zarkaoui existe. Mais penser qu’il constitue le principal élément ou même l’un des principaux éléments de la résistance est exagéré, je pense. Evidemment, en passant des vidéos de Zarkaoui coupant la gorge de gens, une publicité importante a été donnée à ses actes sanguinaires. Mais je pense que sa présence publique a véritablement commencé dès janvier 2004. Lors des conférences de presse à Bagdad [organisées par les autorités d’occupation], chaque fois qu’un porte-parole militaire ou civil prend la parole, il disait Zarkaoui a fait ceci, Zarkaoui a fait cela.
Rappelez-vous que cela a commencé à apparaître quelques semaines après que Saddam Hussein a été arrêté, c’est-à-dire après que la principale figure irakienne pouvant être démonisée a été neutralisée. Avant, tout pouvait être mis sur le dos de Saddam. Sans Saddam, vous aviez besoin de quelqu’un que l’on pouvait rendre responsable de tout.
Il y a eu l’histoire d’une lettre de Zarkaoui à Al-Qaida, lettre qui avait été trouvée. Mais est assez douteux. Beaucoup de spécialistes de l’Irak pensent qu’il s’agissait d’un canular.
Je pense que le groupe de Zarkaoui est effectivement très réduit. Je dois cependant aussi dire qu’étant donné toute la publicité qui lui a été faite, il a pu peut-être s’étendre. J’étais sur rue Haifa qui est juste à l’est de la "zone verte" [zone où se concentre l’administration des occupants et du gouvernement intérimaire] à Bagdad, une zone de forte résistance, lorsqu’un véhicule américain a été frappé il y a quelques mois. Les gamins du coin dansaient et sautaient de joie et quelques-uns d’entre eux sortirent un drapeau noir, comme s’il s’agissait du groupe Zarkaoui. Mais c’était quelque chose dont ils avaient entendu parler et ils l’utilisaient pour eux.
Surgissent soudainement divers groupes - quelques-uns politiques, quelques-unis criminels - affirmant qu’ils font partie de l’organisation de Zarkaoui. Mais c’est quelque chose dont ils ont entendu parler et cela leur donne une identité.
Les Etats-Unis affirment que l’attaque contre Falloujah devait être menée à bien pour préparer la voie aux élections de janvier 2005. Qu’en pensez-vous ?
Cette relation entre l’attaque contre Falloujah et les élections est une des choses les plus tordues que j’ai entendues. Vous allez écraser une ville, vous transformez sa population en réfugiés, vous tuez un certain nombre de membres de cette population... et cette population serait censée sortir et voter. Je crois que cela relève d’une absurdité.
Il était évident que, à quelque 50 km du centre de Bagdad, vous avez une sorte d’enclave libérée, Falloujah. Les troupes américaines avaient dû se retirer apparemment suite aux ordres de la Maison-Blanche en vue de l’élection présidentielle de novembre 2004. Il était dès lors très vraisemblable que les forces américaines allaient à nouveau attaquer. Je ne pense pas que cette action soit en relation étroite avec les élections.
En réalité, vous pouvez constater que les régions sunnites de l’Irak sont beaucoup plus hors contrôle après Falloujah qu’elles l’étaient avant.
Je pense que les élections vont avoir lieu avant tout parce que l’ayatollah Ali Sistani [principal dirigeant religieux chiite, qui résidait en Iran et qui est revenu en Irak et est établi dans la ville sainte de Najaf] veut qu’elles aient lieu. Il veut qu’il y ait une élection au cours de laquelle les chiites irakiens puissent faire la démonstration qu’ils sont la majorité. Et les Kurdes veulent les élections pace qu’ils pensent qu’ils feront un bon résultat.
Mais on peut avoir des doutes sur le fait que les musulmans sunnites - qui représentent 20% de la population - iront voter.
Peut-être plus important, ces élections peuvent avoir lieu, mais vont-elles avoir un effet quelconque ? Y a-t-il une raison pour que la résistance recule ? En Irlande du Nord, dans les années 1970 et 80, il y a eu de nombreuses d’élections et il ne semble pas que cela ait eu beaucoup de répercussion sur ce que faisait l’IRA provisoire [l’aile militaire du mouvement nationaliste irlandais] à l’armée britannique. Il n’y a aucune raison particulière pour laquelle les élections en Irak devraient mettre fin à la résistance. Les Etats-Unis devaient absolument démontrer, avec l’élection présidentielle, que les élections en Irak faisaient partie de leurs objectifs politiques prioritaires. Ce n’est plus le cas maintenant. Mais je pense qu’il sera très difficile de les reporter à l’heure actuelle, parce que les chiites les attendent et les ont réclamées depuis longtemps et verraient leur report comme une tentative de plus de dénier leur pouvoir.
Sistani a fait silence et ne s’est pas opposé à l’assaut américain contre Falloujah. Cela signifie-t-il qu’il a passé du côté de Washington et, si c’est le cas, quelle est son influence comparativement à celle de Moqtada Al-Sadr.
Je ne pense pas qu’il est nécessairement correct de dire que Sistani est du côté des Américains. Depuis le début, Sistani et son entourage ont affirmé que les chiites irakiens avaient commis une erreur quand l’Irak était occupée par les Britanniques au cours de la Première Guerre mondiale, c’est-à-dire lorsque les chiites étaient au premier rang de l’opposition armée à l’occupation et avaient pris la tête du grand soulèvement de 1920. C’est la suite de cela que les sunnites ont reçu le pouvoir de la part des Britanniques et l’ont tenu en main pratiquement jusqu’à maintenant.
Mais cela ne signifie pas que Sistani soit favorable à l’occupation. Sistani a refusé de rencontrer toute personnalité officielle américaine ou personne représentant les forces d’occupation depuis l’invasion. Paul Bremer, le vice-consul américain en Irak, n’a jamais pu le rencontrer.
Je pense qu’il marche sur une corde raide. A propos de Falloujah, ils ont peut-être perçu qu’une partie de la résistance était anti-chiite. Et, dès lors, c’est peut-être une des raisons pour lesquelles ils n’ont rien dit.
Il n’y a pas de doute que Moqtada Al-Sadr dispose d’une base assez large. Mais son pouvoir découle largement de la réputation religieuse de son père qui a été tué par Saddam Hussein en 1999. Il est difficile pour lui d’aller 100% contre l’establishment religieux chiite.
La base de Sadr est un mélange de nationalistes et de religieux. Leur principale affiche représente Moqtada et sa famille en arrière-plan. Il y a un drapeau irakien. Sa famille représente les martyrs tués par Saddam. ll n’y a pas qu’un aspect religieux, il y a un élément de nationalisme fort dans le groupe de Sadr.
Une des choses les plus importantes à examiner dans l’année à venir ou dans les deux ans à venir, ce sont les relations, en général, entre les chiites et les sunnites, mais aussi entre les courants nationalistes dans ces deux entités. Les sunnites auront remarqué que Moqtada a dénoncé l’attaque sur Falloujah et que Sistani ne l’a pas fait, du moins jusqu’au dernier moment.
Dans quelle mesure ces forces peuvent devenir un mouvement nationaliste et dans quelle mesure c’est un mouvement religieux confessionnel, il est impossible d’avoir une quelconque certitude à ce sujet. Le récent soulèvement à Mossoul apparaît beaucoup plus clairement nationaliste. Il est supposé être conduit par des anciens membres du parti Baas. Mais tout cela est très fluide.
Y a-t-il une direction nationale ou une direction de la résistance irakienne ?
Il n’y a pas de direction nationale, bien qu’il semble y avoir plus de contacts entre les différents groupes.
Le manque de direction nationale n’a pas été nécessairement un désavantage. Une des difficultés rencontrées par les Etats-Unis, c’était qu’ils ne pouvaient pas identifier une direction et la viser. Souvent, ce sont des gars qui viennent d’un certain village ou d’une certaine région, mais ils n’ont pas beaucoup de contacts ailleurs.
Quelle est le degré de la coopération confessionnelle ? Je pense que cela dépend de chaque quartier ou de chaque ville. Dans quelques régions, il y a une hostilité traditionnelle entre chiites et sunnites, dans d’autres il y a une coopération. C’est une relation compliquée. L’Irak n’est pas comme l’Irlande du Nord où les protestants et les catholiques pratiquement ne se marient jamais entre eux.
L’Irak - particulièrement Bagdad, mais l’Irak dans son ensemble - est plein de familles où le mari est sunnite et la femme chiite ou l’inverse. Cela est vrai pour l’Irak, cela est aussi vrai pour la résistance.
(Tiré du site A l’encontre)