Joao Machado*
La victoire de Lula a été saluée comme une grande victoire populaire, au Brésil et ailleurs, particulièrement en Amérique Latine. En effet, ce n’est pas tous les jours qu’est élu un président qui a commencé sa carrière politique en tant que leader ouvrier et syndical, en tant que dirigeant populaire et tenant les rênes d’un grand parti de gauche.
L’élection de Lula est renforcée par une victoire du Parti des travailleurs (PT) aux élections législatives [parlementaires] : Ce dernier est devenu le premier parti à la Chambre des députés[1]et le deuxième au Sénat (le PT est également devenu le premier parti dans les Assemblées législatives des Etats).
Même si le PT est loin de la majorité[2], et même si la campagne menée à l’occasion des élections pour les gouvernements des Etats a été assez faible, les résultats électoraux du PT représentent une défaite du néo-libéralisme et un transfert significatif du rapport de forces dans la société brésilienne.
L’explication fondamentale à cette victoire est le mécontentement populaire face aux résultats de 8 ans de gouvernement néolibéral de Fernando Henrique Cardoso (FHC), accompagné d’une grande volonté de changement et du fait que le PT soit identifié avec cette aspiration.
Tout cela fait que le nouveau gouvernement est porteur de beaucoup d’espoirs, qui se sont exprimés clairement lors de la fête de la « prise du pouvoir ». Des milliers de personnes se sont rendues à Brasilia pour saluer le « camarade président », confiants que cette fois-ci l’heure du peuple est arrivée.
Les raisons pour fêter... et les limites
Les raisons pour fêter n’ont pas manqué. Mais, dès la période de la campagne électorale des limites et des contradictions ont émergé de la victoire qui s’esquissait. En voici les plus importantes :
Lula était le candidat d’une alliance qui comprenait un parti clairement de droite, le PL (Parti Libéral), lequel a appuyé (officiellement !) certains des candidats les plus connus de la droite brésilienne aux élections des Etats qui constitue la République fédérale (Paulo Maluf et Antônio Carlos Magalhâes). Le nouveau vice-président, José Alencar, affilié au PL, est un grand entrepreneur et a été choisi justement pour cette fonction avec l’objectif de casser les résistances des entreprises face à Lula et d’apporter des appuis de ce secteur social.
Bien que le PT ait approuvé lors de son 12eCongrès National (Décembre 2001) des lignes directrices programmatiques qui proposaient la rupture avec le néo-libéralisme et réaffirmaient à l’ordre du jour certaines formules historiques du parti (certes sous une forme plus diluée que par le passé), et qui liaient la conquête du gouvernement avec une perspective socialiste, le programme présenté lors des élections a été très différent.
Ce dernier a abandonné l’idée de rupture et a intégré la notion de « période de transition » dans laquelle étaient préservés des aspects centraux de la politique économique de Fernando Henrique Cardoso. Tout au long de la campagne, on a offert, de façon répétée, des garanties de respect des « contrats », ce qui comprenait, en particulier, le paiement total des dettes publiques, que ce soit la dette externe ou la dette interne. Le nouvel accord avec le FMI, préparé pendant la campagne, a été appuyé car considéré inévitable.
En outre, après la fin du 1ertour des élections présidentielles, les appuis en provenance des conservateurs ont été renforcés. Après l’élection, on peut même dire que Lula a réussi à initier la grande alliance avec le patronat qu’il a cherché dès la nomination de son vice-président. Il est utile de souligner le point suivant : l’alliance du PT avec le patronat est le résultat des initiatives de la direction du parti beaucoup plus que de celles des entrepreneurs eux-mêmes. Quelle que soit l’évaluation de cette alliance, elle doit être considérée comme partie intégrante de la stratégie mise en pratique par Lula et la majorité du PT. D’un autre côté, son éventuelle consolidation dépend de l’évolution concrète du gouvernement, notamment de son attitude face aux conflits sociaux.
Malgré les critiques à l’encontre de cette option, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du PT, Lula n’a quasiment pas perdu de voix sur ce terrain. Le PSTU[3], seul parti à se présenter clairement à gauche du PT[4], a connu une augmentation du nombre de voix insignifiante par rapport aux élections précédentes[5]. Lula a donc réussi à agrandir son électorat à droite et au centre, et n’a pas connu de pertes significatives à gauche.
Un appui plus que large...
Après les élections, l’appui à Lula a augmenté plus que pour tous les autres candidats victorieux jusqu’à aujourd’hui. La fête de la prise du pouvoir [lorsque Lula, début janvier, prend possession de ses attributs de Président de la République], le traitement de cette victoire par les médias et les déclarations qui vont du MST (Mouvement des travailleurs sans terre) aux entrepreneurs et aux représentants du FMI[6]suggèrent que jamais dans l’histoire un président Brésilien n’a débuté son mandat avec autant d’appui, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur.
Evidemment, un appui excessif constitue également un problème : les divers secteurs sociaux qui s’identifient avec le gouvernement Lula attendent de ce dernier des choses très différentes. Pendant que le nouveau président essaie de montrer des résultats concrets - la période appelée « état de grâce » - les contradictions deviennent de plus en plus importantes.
Un autre aspect que nous ne pouvons pas oublier réside dans les difficultés issues du cadre socio-économique hérité du gouvernement de FHC (Cardoso). Ce dernier a renforcé de manière drastique la dépendance de l’économie brésilienne face à l’extérieur, la laissant ainsi complètement subordonnée aux humeurs des marchés financiers internationaux. En même temps, il a augmenté la dette interne, rendant ainsi l’administration des finances publiques beaucoup plus difficile. Pire encore, le contrôle de l’inflation, l’unique conquête de ce gouvernement, était clairement menacé vers la fin de son mandat.
Tous ces traits laissent de sérieux doutes sur la capacité du nouveau gouvernement face à sa promesse fondamentale de transformer le pays en faveur des intérêts populaires. Même dans des conditions idéales et avec un meilleur projet, cette tâche serait déjà gigantesque.
La composition du gouvernement
Le succès de ce gouvernement dépendra de plusieurs facteurs, dont certains se situent hors de son contrôle (la situation politique et économique internationale) et, d’autres qu’il peut influencer de façon limitée (la mobilisation sociale).
Mais, sans aucun doute, les deux éléments centraux sont le programme (la conception selon laquelle ce gouvernement entend affronter les défis posés) et la composition (les forces politiques et sociales qui l’intègrent).
En ce qui concerne le premier point, l’idée prédominante lors de la campagne électorale était que le gouvernement ferait des transformations fondamentales en stimulant des négociations avec toutes les classes et tous les secteurs sociaux. L’objectif principal de la promotion de la citoyenneté serait atteint avec la croissance de l’économie, la création d’emplois et la réduction des inégalités.
Cela serait possible sans de grands chocs politiques et sociaux. En ce qui concerne la composition du gouvernement, Lula avait annoncé pendant la campagne qu’elle serait plurielle, comprenant des membres du PT et des autres forces politiques qui ont appuyé Lula au 1eret 2etour.
Aujourd’hui, nous connaissons la composition du nouveau gouvernement tout comme les premières déclarations du président élu et de son équipe. Dès lors, il est possible de se faire une idée plus claire de ce que sera le gouvernement Lula.
Lula a nommé 30 ministres et 4 secrétaires d’Etat[7]. A cause de l’importance que la Banque centrale a acquise dans ces dernières années, plus grande que celle de presque tous les ministères, il faut ajouter à cette liste son président. Par conséquent, le gouvernement sera constitué d’un noyau dur de 35 membres.
Parmi ces membres, 20 sont membres du PT[8]. Sept partis membres de l’alliance électorale au 2etour auront chacun un ministère[9]. Le président de la Banque centrale venait d’être élu député pour le PSDB (le parti de FHC) lorsqu’il a été nommé à son poste de banquier central. A ce moment, il a dû renoncer à son mandat. Contrairement à ce qu’on attendait et contrairement ce qu’avait annoncé Lula, le PMDB[10]n’a pas obtenu de ministère. Mais le gouvernement négocie l’appui de secteurs de ce parti au Congrès ; ce qu’il est en train de faire, d’ailleurs, avec d’autres partis qui ne sont pas représentés au gouvernement, y compris le PPB[11], parti de Paulo Maluf.
Sept ministres ne sont affiliés à des partis politiques. Deux d’entre eux sont des avocats : le ministre de la Justice, sympathisant du PT depuis longtemps et l’Avocat Général de l’Union (Garant de la Constitution). Deux autres sont diplomates (les ministres des Relations extérieures - Affaires étrangères - et de la Défense) ; un autre est militaire (le ministre du Cabinet de la Sécurité institutionnelle). Les deux derniers ministres sans parti sont des entrepreneurs (le ministre du Développement, de l’industrie et du commerce extérieur et le ministre de l’Agriculture). D’après les informations rendues publiques par la presse, le ministre du Développement, de l’industrie et du commerce extérieur, a été proposé par la FIESP[12]sur demande de Lula. Les deux ministres entrepreneurs avaient appuyé la campagne de José Serra, le candidat vaincu au 2etour.
Il est aussi important d’examiner les liens des 20 ministres et secrétaires d’Etat du PT. Douze d’entre eux appartiennent au dit camp majoritaire du PT[13]. Trois ministres du PT étaient sur les listes des courants que l’on peut appeler « intermédiaires » entre le camp majoritaire et la gauche. Deux d’entre d’eux ont adhéré récemment au PT. Et, enfin, trois ont participé, lors des dernières élections internes, aux listes des courants de gauche du PT[14].
Nous pouvons faire trois commentaires sur cette composition du gouvernement.
Tout d’abord, l’équipe du gouvernement est plus dominée par le PT que ce à quoi nous nous attendions ; non seulement par le nombre de ministres et secrétaires d’Etat, mais également par l’importance des charges. Le noyau du gouvernement (le Palais présidentiel, le Secrétariat général de la présidence, le Porte-parole du gouvernement et la Trésorerie) est complètement aux mains du PT.
Deuxièmement, la diversité des courants du PT a été suffisamment prise en compte. La participation des courants minoritaires peut devenir plus importante que lors des choix de la campagne électorale ou pendant le processus de formation du gouvernement, même si aucun courant extérieur au « camp majoritaire » n’a été intégré dans le noyau dur du gouvernement.
Troisièmement, malgré la prédominance du PT au sein du gouvernement, ce dernier a fini par être plus « pluriel » que l’on pourrait s’attendre[15]. Cette « pluralité », d’abord menacée par l’absence du PMDB, a été assurée par l’intégration du président de la Banque centrale et de deux ministres membres du PSDB (tous les deux provenant de l’économie).
Continuité à la Banque centrale... et « promesses » de Lula
La « pluralité » se concentre autour du champ économique. Il faut donc examiner de plus près sa composition. Au-delà de la Banque centrale (formellement liée au Ministère de l’Economie, mais fonctionnant de manière toujours plus indépendante), le domaine économique comprend quatre ministères : celui de l’Economie ; celui de la Planification, du Budget et de la Gestion ; celui du Développement, de l’industrie et du commerce extérieur ; et celui de l’Agriculture, de l’élevage et de l’approvisionnement. D’autres ministères ont également une influence sur la politique économique, mais ce sont ces quatre qui jouent le rôle central dans sa définition et son exécution.
Si l’on considère les 5 organismes dont nous venons de parler, on remarque une division entre le PT et ce que l’on appelle « l’espace du PSDB »[16]. La prédominance numérique légère du PSDB est renforcée par la composition déjà connue des équipes du ministère de l’Economie et de la Banque centrale[17]et par les déclarations des dirigeants.
Le président de la Banque Centrale, Henrique Meirelles, en plus d’être membre du PSDB, est issu du milieu financier international - il a été président international de la BanqkBoston. Comme on pouvait s’y attendre, la nomination, au poste Président de la Banque Centrale, d’un homme lié à une banque étatsunienne et au parti de Fernando Henrique Cardoso, est la décision qui a provoqué les déclarations les plus critiques de la part des militants du PT. Parmi ces dernières, nous pouvons souligner celles de la sénatrice Heloísa Helena, du courant de la Démocratie Socialiste, qui a refusé de voter en faveur de la nomination de Meirelles[18]. Ces critiques suivent une tradition du parti : il y a quatre ans, quand le prédécesseur de Meirelles, Arminio Fraga, avait été nommé, le PT dans son ensemble avait critiqué le choix d’un homme lié au milieu financier international (Fraga travaillait pour George Soros).
Pour ne pas laisser de doutes quant à l’orientation qu’il va donner à la Banque Centrale, Meirelles, pendant son discours au Sénat comme lors de son discours d’investiture, s’est identifié complètement avec la politique de Arminio Fraga. En outre, il a gardé à sa place tout le corps dirigeant de la Banque Centrale qui avait été choisi par son prédécesseur.
Or, la Banque Centrale est l’institution la plus importante pour ce qui a trait la politique économique. Sous sa direction sont placées la conduite de la politique monétaire, la politique des changes, la réglementation et la supervision du système bancaire et du mouvement des capitaux. Elle a aussi un poids important lors des discussions avec le FMI. En plus de cela, il est important de remarquer que la politique monétaire est soumise avant tout à la définition des taux d’intérêts qui, dans le cas brésilien, ont une énorme implication budgétaire[19]. La même chose se passe avec la politique des taux de change[20]. De fait, on pourrait dire que la dimension du surplus budgétaire primaire[21][l’excédent avant la charge des intérêts liés au service de la dette] nécessaire pour éviter la croissance de la relation dette publique/PIB, qui est une des pierres d’achoppement des exigences du FMI et des « marchés financiers », est déterminée en grande partie par des variables qui sont sous la responsabilité de la Banque Centrale (taux d’intérêts et taux de change).
A propos des taux d’intérêts, un autre facteur doit être pris en compte. Pendant le gouvernement FHC, ces taux sont toujours restés entre les plus hauts du monde, et la politique annoncée par le nouveau président de la BC continuera à les maintenir élevés.
Mais des intérêts hauts ne signifient pas seulement des difficultés budgétaires [service de la dette] : ils transfèrent le revenu vers les détenteurs d’une richesse en capitaux de placement et tendent, en outre, à établir un plafond au taux de profit, faisant pression, en conséquence, pour une réduction des salaires [tout emprunt pour un investissement coûtant cher, la pression à élever le taux d’exploitation, pour accroître le profit est grande]. Pour le dire de manière plus synthétique : des forts taux d’intérêts renforcent de manière significative la concentration des revenus rentiers, ce qui va frontalement à l’encontre des promesses de Lula lors de la campagne électorale. Au-delà de cela, la politique monétaire a un impact central dans la définition du taux de croissance de l’économie. Des taux d’intérêts très hauts ont conduit à un faible niveau de croissance, ce qui rendrait impraticable tout le projet du gouvernement.
Pour rendre les choses encore plus graves, selon une exigence du FMI, le gouvernement Lula a défendu un projet d’« autonomie opérationnelle » de la Banque Centrale, qui avait déjà été formulé par la direction de Arminio Fraga. Cette autonomie serait mise en place légalement et donnerait plus de consistance à la liberté d’action que la BC avait déjà ces derniers temps. De plus, comme les mandats des directeurs sont fixes, il serait très difficile de les substituer en vue, par exemple, d’un changement de politique économique de la part du gouvernement.
De toute évidence, le projet d’« autonomie opérationnelle » prévoit que la BC devrait atteindre des objectifs décidés par le Ministère des Finances. Il s’agit de la politique, instaurée pendant le mandat de Arminio Fraga, d’« objectifs d’inflation » comme axe de la politique monétaire. Au-delà du fait que ce modèle de politique économique peut être l’objet de beaucoup d’interrogations, définir des objectifs d’inflation n’est pas suffisant comme orientation économique.
Dans le but d’atteindre ces objectifs, la BC aurait une liberté totale dans la conduite de la politique monétaire. De fait, au lieu que ce soit le Ministère des Finances qui oriente l’action de la BC, ce serait la BC qui déterminerait les marges de liberté du Ministère des Finances en se servant de son influence sur le cadre fiscal. Cela est déjà pratiqué depuis le début du gouvernement Cardoso.
Le PT a toujours été opposé à l’autonomie de la BC, sous quelque forme que ce soit. Cette autonomie dépend d’une réglementation de la Constitution, et devrait être approuvée aux deux Chambres du Congrès. Plusieurs parlementaires du PT ont déjà remis en discussion le projet, et son approbation ne passera pas sans heurts.
La continuité au Ministère des Finances
Il existe, comme on l’a vu à propos des définitions prises ou suggérées pour la BC, le risque d’une continuit&eacutdoso. Ce risque est renforcé par la présence de deux ministres (Développement et Agriculture) proches du PSDB. Il faut donc examiner dans quelle mesure les ministres du PT, du champ économique, peuvent s’opposer à cette continuité.
Quand nous évaluons l’équipe du Ministère des Finances, la continuité est garantie. Le ministre Antônio Palocci a nommé aux positions clés (Secrétariat Fédéral à la Recette Publique, Secrétariat de la Trésorerie Nationale, Secrétariat aux Affaires étrangères) des hommes qui ont participé au gouvernement Cardoso ou qui partagent la politique pratiquée alors. Et la chose la plus surprenante et significative a été la nomination au Secrétariat de la Politique Economique, responsable de la formulation de la politique générale du Ministère, de l’économiste Marcos Lisboa, connu pour être l’un des plus importants économistes libéraux de la nouvelle génération.
La tendance libérale des auxiliaires principaux du ministre Palocci est rompue seulement par la nomination du Secrétaire Exécutif et du Secrétaire Exécutif Adjoint du Ministère, tous les deux militants du PT et parmi les plus expérimentés des économistes du parti.
La prédominance de l’orientation néo-libérale est confirmée par l’action du ministre lui-même. Palocci défend une continuité des aspects les plus fondamentaux de la politique macroéconomique du gouvernement Cardoso : sa version de la « responsabilité fiscale »[22]et une politique monétaire conservatrice. Il défend aussi la privatisation des banques publiques des Etats[23]. Il semble penser qu’une politique économique « scientifique » serait la seule possible[24]. Il adhère, en substance, au dogme fondamental de la « pensée unique » dans l’économie.
On pourrait proposer l’hypothèse que cette orthodoxie conservatrice serait maintenue seulement pendant la phase initiale du gouvernement. De fait, on a beaucoup parlé, pendant la campagne, d’une « période de transition ». Cependant, Palocci lui-même, lors de son discours d’investiture, a tenté d’éclaircir le sens de ce concept :
« Le thème de la transition a fait émerger une certaine anxiété au sujet de ce qui arrivera après la période de transition, on a beaucoup spéculé sur la fin des excédents primaires, sur la fin des objectifs de l’inflation et du régime de taux de change fluctuants , ainsi que sur l’adoption de mesures non conventionnelles et nouvelles dans la conduite de la politique macroéconomique. A ces questions légitimes, nous répondons sans équivoques : le nouveau régime a déjà commencé. La bonne gestion de la chose publique requiert de la responsabilité fiscale et de la stabilité économique. Le gouvernement qui a terminé son mandat hier a des mérites en la matière. Pourtant, il ne s’agit pas d’un patrimoine exclusif de ce gouvernement, ni de notre administration. (...) Ainsi, la transition du modèle dont nous disposons, que le pays revendique, signifie le dépassement des difficultés à court terme ».(Discours d’investiture, 2/1/03).
Par conséquent, selon la pensée du ministre, il n’y a pas de transition par rapport aux « principes de base de la politique économique ». La « période de transition » dure seulement le temps nécessaire au dépassement des difficultés à court terme.
La forte impression de la continuité de la politique économique du gouvernement Cardoso est encore plus accentuée quand on considère les critiques que Palocci a faites à la gestion précédente : ce sont des critiques qui n’excluent pas, de fait, une continuité. Lors du discours avec lequel il a présenté les conclusions du travail de « l’équipe de transition » entre les deux gouvernements, qu’il coordonnait (ce discours est le plus dur à l’égard du gouvernement précédent), Palocci a fait deux critiques à la conduite économique du gouvernement Cardoso.
La première concernait la politique des taux de change. En vérité, la critique se restreint à la survalorisation du Real [par rapport au dollar] au début du gouvernement Cardoso. La critique est correcte : cette politique a été responsable d’une bonne partie des problèmes économiques postérieurs. Mais la politique des taux de change a été modifiée lors du second mandat ; et à partir de là, cette politique a explicitement l’accord de Palocci (y compris ses aspects les plus ambigus, tels que l’inexistence d’un contrôle du mouvement des capitaux).
Le grand objectif que le ministre s’est fixé dans ce domaine - la stabilisation du taux de change - est partagé par l’ancienne équipe de Cardoso, et le remède de base qui est proposé maintenant (la récupération de la « confiance des marchés ») a son plein accord.
« Planification stratégique » et politiques sociales
La 2ecritique est plus fondamentale, et concerne l’excessive foi dans le marché, l’absence d’un projet national et d’une mobilisation autour de cela, la carence d’une « planification stratégique » : ça vaut la peine de citer le ministre.
« Sans cette mobilisation nationale, base pour un nouveau contrat social, tous les efforts du gouvernement, aussi responsable que ce dernier puisse être, seront de courte haleine et prisonniers de formulations strictement techniques, aussi bien zélés que limités. Si l’Etat ne doit pas prétendre être un père, comme par le passé, il ne doit pas non plus penser’être à même de définir les objectifs de l’économie en se distanciant du peuple et de ses besoins. L’union du pays autour de cet objectif majeur, éminemment politique, est le seul moyen d’exercer la pression salutaire pour diminuer la fragmentation et augmenter la coordination et le dialogue entre ministères, agences et programmes. Cette désarticulation est une source systématique de gaspillages et génère des inefficiences (...) La planification a atteint un niveau de vide brutal par rapport aux fonctions de définition du dessein institutionnel et la construction d’un système de gestion et de coordination. Non seulement dans les structures du Ministère de la Planification Stratégique, mais aussi dans l’ensemble des secteurs stratégiques responsables de la coordination de développement du pays. Ce ne serait pas exagéré d’affirmer, en ce qui concerne la Planification stratégique, que l’Etat brésilien vit un « grosse panne » prolongée (...). Le gouvernement actuel a diffusé, avec des secteurs de la communauté internationale, l’illusion que la croissance économique et la réduction de l’exclusion sociale seraient le résultat naturel du développement des marchés et de l’utilisation, sans contre-indications, de l’abondante épargne extérieure disponible au début des années nonante. (...) [S’adressant à Lula] Nous avons conscience du fait que les voix reçues par vous (Votre Excellence) veulent une correction par rapport à l’excessive séduction exercée sur les marchés par le gouvernement pendant ces dernières années. »[Discours du 27/12/02].
Cette critique au gouvernement Cardoso est fondamentale, et on pourrait ajouter qu’elle a été renforcée par la critique à la politique sociale du même gouvernement :
« Le résultat nous vaut de recevoir aujourd’hui un pays qui n’a pas réussi à dépasser la vieille dichotomie entre économie et société, dans le sens que les politiques sociales apparaissent comme des annexes et des appendices par rapport à l’effort de contrôler l’économie. L’improvisation d’une série de programmes sociaux pendant les deux dernières années illustre cette séparation de base et renforce la persistance d’une vision qui n’a pas encore intégré l’inclusion sociale comme thème central d’une politique d’Etat. » [Discours du 27/12/02].
Néanmoins, tout au long du discours il y a plusieurs références au fait que rien de ce qu’il propose doit s’opposer aux « principes de la politique économique » (dont font partie, selon Palocci, des efforts clairs pour gagner la « confiance des marchés »). De plus, une référence explicite est faite à la nécessité que la nouvelle politique soit favorable aux marchés :
« Plus la stabilité des relations économiques et sociales s’accentue, au moyen d’un ordre juridique et institutionnel solide, plus les marchés seront fortifiés et plus la richesse pourra être cumulée et bien distribuée. » [Discours du 27/12/02].
La position critique est ainsi très relativisée, et d’autre part la signification exacte de l’enthousiasme montré à l’égard de la construction d’un projet national n’est pas claire.
Ce thème peut être mieux abordé à partir de l’analyse des perspectives esquissées par le Ministère de la Planification. Le nouveau ministre, Guido Mantega, est membre du PT et, depuis plusieurs années, conseiller économique de Lula. Comme tout l’indique, son ministère n’aura pas un poids important dans la formulation de la politique économique, comme pendant le gouvernement Cardoso. Mantega devra être fondamentalement un collaborateur de Palocci.
D’une manière ou d’une autre, son ministère aura une responsabilité centrale dans la réalisation de l’objectif de la « planification stratégique ». Lors de son discours d’investiture (le 7 janvier 2003), il a éclairci le sens de ce concept. Il a repris les idées du projet de développement et de mobilisation de la société et a souligné la nécessité de « mesures dures »pendant la période de transition. Il a donc essayé d’établir clairement les différences avec la politique du gouvernement précédent :
« Mais la nouvelle politique économique ne se résume pas au surplus primaire ou au combat contre l’inflation. (...) En même temps, un ensemble de politiques, qui sera la marque de ce gouvernement et qui caractérisera un nouveau modèle de développement, sera mis en pratique immédiatement. Ceux qui pensent que l’on va pratiquer l’ancienne politique économique se trompent. Dans le commerce extérieur, le gouvernement ne restera pas sans réagir et être à la merci des mécanismes de la globalisation, qui ne sont pas parfaits et privilégient les pays les plus avancés. On donnera une impulsion aux exportations et à la substitution compétitive des importations. (...) Le gouvernement Lula n’aura pas de scrupules à tracer des politiques actives, pour l’industrie, pour l’agriculture, pour les services et là où il y aura la nécessité de politiques modernes stimulant la compétitivité et la productivité des produits brésiliens, générant les millions d’emplois dont la population a besoin. L’Etat se mettra au service des expropriés à l’occasion d’une croisade contre la faim, la misère et le désespoir. »[Discours de la prise du pouvoir, 07/01/03].
Les « politiques actives » dans les domaines cités ont été une caractéristique de la période dite « développementiste » que la conduite de l’économie a vécue jusqu’au début des années 1980. Ce lien est confirmé par une référence faite par Palocci dans son discours à un des présidents [Kubitschek] les plus connus de cette époque :
« Dans le passé, avec des grands présidents comme Juscelino Kubitschek, la tâche réformatrice a consisté à élargir les horizons des citoyens, à intérioriser le développement et à faire émerger le pouvoir créatif des personnes enterrant un petit complexe d’infériorité. Aujourd’hui, la grande tâche réformatrice est celle de soigner l’organisation et la cohésion sociale, la capacité de travail en équipe et la gestion des biens publics et privés au moyen de techniques adéquates et d’une planification moderne, favorisant ainsi pour les Brésiliens la possibilité de dépasser la désorganisation sociale. »[Discours du 27/12/02].
Pourtant, Mantega établit également des limites à l’interventionnisme : « Ce sera donc une mise en pratique beaucoup plus active de l’Etat dans l’économie, sans que cela signifie le retour à l’Etat interventionniste du passé. » [Discours de la prise du pouvoir, 07/01/03].
D’habitude, le président Juscelino Kubitschek reçoit des éloges pour ses initiatives en faveur du développement, mais il est critiqué pour son irresponsabilité budgétaire et pour être considéré un des responsables de la période prolongée de la haute inflation qu’a connu le Brésil. D’un autre côté, tout le « développementisme » [développement d’un secteur industriel interne lié à la bourgeoisie nationale et permettant de limiter les importantations] brésilien a aussi été critiqué pour avoir favorisé le maintien des inégalités sociales que le Brésil a hérité de la période esclavagiste.
Essai de synthèse de la politique économique de Lula
Peut-être est- il possible, à partir de tous ces points, de résumer celle qui paraît être l’orientation centrale de la politique économique du gouvernement Lula avec cette formule : « développementisme » + responsabilité budgétaire et contrôle de l’inflation + intervention de l’état sans interventionnisme + lutte contre les inégalités et pour l’intégration sociale.
En réalité, les « politiques actives » en faveur du développement ont été aussi un des thèmes de la campagne du candidat du PSDB, José Serra.
C’est sur ce point qu’il avance des changements en relation au gouvernement Cardoso, en justifiant sa formule de « continuité sans continuisme ». Ainsi, une autre manière de résumer l’orientation Palocci-Mantega pourrait être : « orientation de José Serra + sensibilité sociale ».
Avant de quitter le thème de l’équipe économique, il faut mentionner un autre organisme important : la BNDES (Banque de Développement Economique et Social).
Formellement, cet organisme dépend du Ministère du Développement - mais son président, l’économiste Carlos Lessa, a été nominé par Lula lui-même. Lessa appartient à l’aile considérée progressiste du PMDB[25], et a beaucoup d’amis au sein du PT[26]. Il a déjà annoncé une reformulation de l’action de la BNDES qui se placera dans la ligne des « politiques actives » développementistes.
La nomination du membre du PT Jorge Mattoso comme président de la Caisse Economique Fédérale, une autre banque publique très importante, va dans la même direction.[27]
Dans l’ensemble, la prédominance des orientations conservatrices, ou néolibérales, dans le domaine économique du gouvernement est tout de même très claire. On pourrait se demander pourquoi il n’y a pas encore de critique plus large de la part des militants du PT. Une explication est que les conséquences de ces orientations ne sont pas encore claires pour une grande majorité.
Une révolution sociale ?
Quel sera le profil d’une politique sociale qui ne peut pas être seulement une « annexe », comme Palocci définissait la politique de Cardoso ?
Les idées fortes semblent être celles du changement sans trop de chocs, et à travers la négociation, de la mobilisation nationale et d’un pacte social (surtout par le biais d’une alliance entre le travail et le « capital productif »), soulignés par Lula tout au long de la campagne, et présents aussi dans son discours d’investiture (et dans les discours de plusieurs ministres) :
« Oui, nous changerons les choses. Nous changerons avec courage et avec soin, humilité et audace, nous changerons en ayant conscience que le changement est un processus graduel et continué, et pas un simple acte de volonté, ni une extase volontariste. Le changement au moyen du dialogue et de la négociation, sans chocs ou précipitations, pour que le résultat soit consistent et durable. (...) Pour remettre le Brésil sur la voie de la croissance, qui génère les emplois si nécessaires, nous avons besoin d’un pacte social authentique pour les changements et d’une alliance qui lie objectivement le travail et le capital productif, générateurs de la richesse fondamentale de la Nation, de manière que le Brésil supère la stagnation actuelle et que le Pays lâche les amarres en direction de la mer ouverte du développement économique et social. Le pacte social sera également décisif pour permettre la mise en pratique des réformes que la société brésilienne réclame et que j’ai promis de faire : la réforme de la Prévoyance sociale, de la fiscalité, de la politique et de la législation travailliste, en plus de la réforme agraire. Cet ensemble de réformes fera démarrer un nouveau cycle de développement national. » [Lula, discours du 01/01/03].
Le discours de l’investiture de José Dirceu au Palais présidentiel (Maison Civile), pourtant, reprend ces idées avec moins d’emphase :
« Nous savons tous que nous assumons le gouvernement du Brésil en un moment difficile, du point de vue international, avec le risque d’une guerre et avec une situation, dans l’économie et la finance internationales, qui rend plus grave la situation de notre pays. Notre responsabilité, donc, est des plus grandes, mais nous serons capables de dépasser ce moment s’il y aura la participation populaire et la mobilisation nationale. Le président Lula, dans son discours, a expliqué clairement ce compromis : seulement avec un nouveau contrat social, seulement avec un pacte social, seulement avec la mobilisation nationale, seulement avec la participation populaire, le Brésil sera capable d’affronter ses problèmes en ce début de millénium. (...) Le plus grand défi de notre gouvernement et des prochaines années est peut-être celui-ci : que le Brésil ait sa place dans le monde. Mais pour que le Brésil ait sa place dans le monde, il est nécessaire que notre peuple ait sa place au Brésil. Cela est possible avec une grande transformation sociale, avec une véritable révolution sociale. Je n’ai pas peur de dire ces mots : une véritable révolution sociale. Nous devons ceci à notre peuple. Regardez bien, notre Brésil - et le Président Lula, hier, a décrit historiquement ce processus - a affronté de grands défis et les a tous dépassés, mais il n’a pas dépassé le défi de la justice et de l’égalité sociale.
Nous, un parti de gauche socialiste, et il est toujours bon de rappeler cela, nous tendons notre main au patronat brésilien et nous proposons, nous sommes en train de proposer, un accord, mais il faut que ce soit clair que cet accord va dans deux directions, il faut défendre les intérêts nationaux, la production, le développement du pays, mais la contrepartie est la distribution des revenus, la justice sociale, l’élimination de la pauvreté et de la misère. On ne peut pas suivre une seule voie, une seule direction. Il n’est pas acceptable que, de nouveau, le pays résolve ses problèmes financiers, ses problèmes économiques, ait une croissance, et que cette croissance ne se transforme pas en une participation plus grande du « travail » à la rente nationale. Parce que cette participation a diminué de moitié dans les derniers 20 ans. Et, sans une distribution des revenus, une révolution de l’éducation, sans le combat contre la pauvreté, il n’y aura pas une croissance économique durable et soutenable. Nous savons tous que la concentration actuelle des revenus et les inégalités sociales mènent le pays vers une impasse sociale, culturelle et institutionnelle. Et qu’il n’est pas possible de mettre en pratique le développement économique du pays sans une ample distribution des revenus - parce que cette concentration des revenus interdit la croissance économique. » [Discours du 02/01/03].
Dirceu a donc parlé de la nécessité d’une « véritable révolution sociale » et il a ajouté : « nous le devons à notre peuple ». Il s’est référé au PT comme à un « parti de gauche socialiste ». Pour cette raison, les commentateurs des médias ont dit qu’avec son discours « le PT est de retour à gauche ». De plus, on a fait couler beaucoup d’encre à propos de l’existence d’une dispute des deux orientations au sein du gouvernement, la droite dirigée par Palocci et la gauche de Dirceu.
D’autre côté, le discours de Dirceu a des passages beaucoup moins radicaux. En plus de « tendre une main au patronat » et de faire un accord avec lui, Dirceu a fait une affirmation pleine d’enthousiasme sur l’importance de collaborer étroitement avec Palocci en défense d’une politique économique « décidée par le Président Lula » : « Et je veux envoyer un message spécial - mon camarade et ami Antônio Palocci n’est pas là - mais je désire dire au pays et, de manière spéciale, à lui, qu’il peut compter, comme c’est déjà le cas, sur mon appui pour exercer cette tâche difficile de ministre des Finances. Palocci, vous pouvez être sûr que vous aurez, en José Dirceu, en la (Maison Civile), une forteresse pour défendre la politique économique décidée par le Président Lula. » [discours du 2/1/03].
Cette référence, de toute évidence, pourrait être seulement relever du protocole et n’exclut pas l’existence d’un conflit de fond.
Finalement, quelle sera la transformation sociale réalisée par le Président Lula ? Il est difficile de le savoir. Le projet le plus mis en avant au début du gouvernement - le programme « Faim Zéro » - n’a pas encore de cadre définitif.
Perspectives de la réforme agraire
D’autre côté, l’avancement vers une véritable réforme agraire peut représenter une transformation sociale importante, et les conditions nécessaires à sa mise en place sont relativement plus favorables.
Tout d’abord, par l’existence-même du Mouvement des Travailleurs sans Terre. Le MST est devenu l’un des mouvements sociaux les plus actifs et avec les plus grandes capacités de mobilisation. Ensuite, parce que le ministre nominé pour le Développement agraire, Miguel Rosseto, appartient au courant de gauche du PT (la Démocratie socialiste). Sa nomination a été, et cela est significatif, appuyée par le MST et par d’autres groupes concernés par les questions agraires (le CONTAG, la division agraire de la CUT), qui avaient été consultées, ce qui avait été critiqué par les associations faîtières.
Lors de son discours d’investiture, Rosseto s’est exprimé à propos de la possibilité d’avancement de la réforme agraire et de la mobilisation sociale. En même temps, il a défendu l’autonomie du mouvement social et le respect de la part du gouvernement à l’égard de ses mobilisations :
« Nous exécuterons cette tâche à partir d’un ample appel à la mobilisation sociale, nous irons parler avec les gouverneurs, les préfets, avec tous les mouvements sociaux, toute cette partie de la société brésilienne qui comprend et est prête à collaborer avec nous pour le grand processus civilisateur du Brésil et en particulier en ce domaine. (...) Nous construisons les relations et les concepts d’autonomie et d’indépendance, qui séparent et distinguent les dynamiques politiques des mouvements sociaux, des gouvernements et de l’ensemble des organisations étatiques. C’est vrai que les gouvernements ne doivent pas être mis sous tutelle par les mouvements sociaux. Mais il est vrai aussi que c’est pas la tâche du gouvernement d’un Etat démocratique de droit de suffoquer la capacité de mobilisation des mouvements sociaux. La démocratie que nous voulons, la République que l’on a conquise, aime la présence populaire, elle aime, vit et se fortifie grâce à la citoyenneté active. Le reconstruction de ce pays a comme base cette énorme capacité de mobilisation, cette énorme capacité de regarder vers l’intérieur de notre Brésil, de nous créer les plus grands et les meilleurs espaces de participation populaire et citoyenne, de reconnaître de manière permanente qu’il existe des noms, des visages, des bonheurs, des tristesses et des souffrances ; qu’il existe un peuple qui veut et qui sera respecté par nous tous. » [Miguel Rosseto, discours d’investiture, 02/01/03].
Le dirigeant principal du MST, João Pedro Stédile, dans un commentaire sur la nomination de Miguel Rosseto et les perspectives de la réforme agraire, a souligné de manière similaire l’importance de la mobilisation sociale pour rendre ces changements possibles :
« La présence du ministre Rosseto est un signal positif. Il s’agit d’une personne avec la tradition historique du compromis avec la gauche brésilienne. Mais nous préférons ne pas juger des personnes ou des déclarations. Ce qui va permettre d’avancer sera le rapport de forces dans la société. Et nous devons organiser le peuple pour atteindre le niveau de pression nécessaire à n’importe quel processus de changement. » [Jornal do Brasil, 5/1/03].
Depuis l’investiture, le ministre a visité la Chambre des Députés et a rencontré le noyau agraire du PT, qui réunit les députés les plus concernés par la lutte pour la réforme agraire. Il a annoncé sa disposition de travailler avec eux. Malgré des conditions favorables pour atteindre les objectifs du ministère, c’est important de rappeler qu’il y aura aussi de grandes difficultés.
La première de ces difficultés est la législation approuvée par le gouvernement Cardoso pour rendre plus difficile la mobilisation du MST[28]. Ce dernier, évidemment, s’attend à l’annulation de cette mesure.
Une deuxième difficulté importante est la même pour tout le secteur social : la réforme agraire exige des ressources publiques (pour financer les expropriations et pour l’appui aux travailleurs ruraux qui s’installent). Mais elles sont largement insuffisantes, à cause de la nécessité de maintenir l’austérité budgétaire afin de dégager des excédents primaires.
Réformes conflictuelles
Lula a souligné, lors de son discours d’investiture, l’importance de certaines réformes : « La réforme de la Prévoyance sociale, de la fiscalité, de la politique et de la législation travailliste, en plus de la réforme agraire ». Aucune de celles-ci ne se fera tranquillement, et cela est déjà visible dès les premiers jours de gouvernement.
La réforme de Prévoyance sociale est particulièrement conflictuelle. Du point de vue du gouvernement, il faut obtenir trois objectifs difficiles à concilier : créer un système de retraites plus juste[29] ; réduire son coût budgétaire ; respecter les limites que la Constitution impose aux changements, à partir de la garantie des « droits acquis ».
Les « marchés fianciers » font une campagne frénétique pour une réforme qui réduise le coût budgétaire de la Prévoyance sociale. Les tenants de l’économie et ses représentants dans les médias parlent de l’« injustice » des retraites à propos des salaires intégraux payés à certains fonctionnaires publics, sans défendre une retraite décente pour les travailleurs du secteur privé, et en cachant, évidemment, le fait que le grand objectif d’accroître l’excédent primaire du budget vise à permettre le paiement des intérêts énormes de la dette publique. Les travailleurs du secteur public, d’autre part, craignent, à raison, d’être les cibles et les prochaines victimes de cette réforme. Et les privilégiés se mobilisent pour défendre leurs privilèges. Sous ce feu croisé, le gouvernement (en particulier le Ministre de la Prévoyance, Ricardo Berzoini, du PT et ex-syndicaliste) a dit plusieurs choses incohérentes sur ce qu’il prétend à ce sujet.
La réforme de la législation du travail n’est pas moins conflictuelle. Pour ne citer qu’un exemple, dans une de ces premières déclarations après avoir reçu son portefeuille, le Ministre du Travail, Jacques Wagner (PT, ex-syndicaliste) s’est prononcé favorablement sur une des principales revendications du patronat, l’annulation de l’amende de 40% que les employeurs doivent payer pour licenciement abusif. Devant les protestations immédiates des syndicats, il a fait marche arrière.
Le thème le plus important dans le domaine de la législation travailliste, néanmoins, a reçu jusqu’à maintenant très peu d’attention : le fait que plus ou moins la moitié de la force de travail brésilienne n’a pas d’emploi formel et, par conséquent, n’a aucune protection par cette législation.
En résumé, la négociation et l’éventuelle approbation de ces réformes seront certainement causes de grands conflits.
Les relations internationales
Les relations internationales seront un domaine clé du gouvernement Lula, tant à cause des répercussions extérieures que parce qu’elles représentent un des grands défis qu’il doit affronter. Le plus dangereux est le processus de négociation de l’ALCA, qui est en cours.
Lula a dit qu’il donnera la priorité aux relations en Amérique Latine, ce qui est positif. Lors de son discours d’investiture, il a donné la priorité aux rencontres avec Hugo Chavez et Fidel Castro - ce qui, dans le monde d’aujourd’hui, est très significatif. De plus, le gouvernement brésilien semble élargir son aide au Venezuela, avec l’objectif déclaré de soutenir l’ordre institutionnel - un autre fait positif, contre la mobilisation de la droite venezuelienne pour renverser le gouvernement Chavez.
Le ministre Celso Amorim, un diplomate de carrière, avait déjà occupé ce poste sous le président Itamar Franco de 1992 à 1994.
La question la plus importante est la suivante : quelle conduite on aura lors des négociations de l’ALCA (qui concernent aussi d’autres ministères, particulièrement le Développement) ?
Un fait très positif a été la nomination de l’ambassadeur Samuel Pinheiro Guimarães pour la deuxième charge la plus importante du ministère, celle de Secrétaire général. Guimarães a toujours été une des voix les plus critiques par rapport au projet de l’ALCA, et pour cette raison il avait été destitué par le ministre précédent.
Cette nomination pourrait suggérer que le gouvernement Lula s’opposera de manière claire à l’ALCA. Mais, depuis, le Secrétariat général du Ministère des Affaires étrangères a perdu une partie de ses attributions et il a été décidé qu’il n’aurait pas une participation directe dans le processus de négociation de l’ALCA. Encore pire : le coordinateur brésilien des négociations continuera à être l’ambassadeur Clodoaldo Hugueney, le même diplomate qui a pris cette fonction au début du 2001 !
Lula, tout comme Celso Amorim, s’est prononcé en faveur de la poursuite des négociations ALCA, mais avec le soin de corriger certains aspects. Lors de son discours d’investiture, Lula a dit :
« L’essentiel de tous ces forums est de préserver les espaces de flexibilité pour notre politique de développement dans les domaines social et régional, pour notre politique de l’environnement, de l’agriculture, de l’industrie et de la technologie. Ne perdons pas de vue que l’être humain est le destinataire ultime du résultat de ces négociations. Il serait inutile de participer à un effort si important et sur autant de fronts, si on ne débouche pas sur des bénéfices directs pour notre peuple. Nous veillerons aussi à que ces négociations, qui vont bien au-delà de simples réductions tarifaires et incluent un grand spectre normatif, ne créent pas des restrictions inacceptables au droit souverain du peuple brésilien de décider de son propre modèle de développement. » [Discours d’investiture, 01/01/03].
Or, le modèle actuel de l’ALCA, qui reflète les intérêts des Etats-Unis, créerait exactement ces restrictions « au droit souverain du peuple brésilien de décider de son propre modèle de développement ». Ce modèle va très au-delà des thèmes du libre commerce ; il inclut les thèmes de la libéralisation des flux de capital et des investissements, des restrictions à la politique d’investissements gouvernementaux, suivant ainsi ce que proposait le célèbre Accord Multilatéral sur les Investissements (AMI).
En conclusion, la politique par rapport à l’ALCA n’est pas celle défendue par la gauche brésilienne et approuvée par le plébiscite réalisé en 2002 - à savoir, sortir des négociations. Mais, en tout cas, les chances d’arrêter ce projet dangereux sont plus grandes aujourd’hui.
Des objectifs indéfinis
L’objectif de cet article était seulement celui de présenter un cadre systématique de la composition du gouvernement Lula et de faire une brève analyse de ses débuts. Je n’avais pas l’intention de faire une analyse d’ensemble, et encore moins de proposer une orientation pour la gauche du PT face au gouvernement. Ainsi, en guise de conclusion, je ne veux que résumer celles qui apparaissent comme les contradictions fondamentales du projet initial.
Dire qu’il est possible de maintenir une politique économique conservatrice dans ses aspects fondamentaux (politique monétaire, fiscale, garantie des « contrats » en général, ce qui inclut, évidemment, le respect de la propriété privée) et, en même temps, promouvoir des changements qui aillent à l’encontre des intérêts populaires, équivaut à dire qu’il est possible de réduire l’exploitation et l’oppression sans toucher aux intérêts des classes dominantes. Il s’agit donc d’une contradiction dans les termes.
Cette contradiction n’est pas dépassée dans la version « de gauche » de la même idée, défendu par José Dirceu lors de son discours d’investiture : « tendre une main au patronat », pour qu’il collabore au même objectif.
Ces idées sont-elles une simple tactique ou représentent-elles une orientation stratégique du noyau du gouvernement ? Si on se base sur ce qui a été dit par les dirigeants des secteurs économiques, qui ont parlé de cet aspect au nom du gouvernement, on devrait opter pour la deuxième hypothèse. Comme on l’a vu, l’idée que le gouvernement commence avec une « période de transition » est interprétée de manière suivante : il est nécessaire un certain temps pour que le pays se libère des restrictions les plus extrêmes héritées du gouvernement précédent. Mais on s’attend que cela sera obtenu en maintenant l’orthodoxie conservatrice (ou néo-libérale) dans les aspects centraux de la politique macroéconomique - particulièrement dans la politique monétaire et fiscale.
Ceux qui ont quelques références marxistes concluront sans difficultés que ce projet n’est pas réaliste. Mais que va-t-il en sortir ?
Nous pourrions dire que le gouvernement Lula a deux âmes, celle des changements promis (qui a permis son élection) et celle des garanties de continuité pour gagner la confiance des marchés. C’est peut-être dans la volonté de Lula de participer tant au Forum Social Mondial de Porto Alegre (où il était déjà lors de ses deux éditions précédentes) qu’au Forum Economique Mondial de Davos[30]que ces deux âmes sont apparues plus claires, au niveau symbolique. A Porto Alegre, Lula sera avec les ministres liés au courant social du gouvernement ; à Davos, avec Meirelles (Banque Centrale) et Furlan (Développement) - les deux participent régulièrement à cet événement.
La composition du gouvernement montre qu’il y aura des conflits en son sein. Encore plus important, même si Lula désire et travaille en faveur d’« un pacte social » et de l’unité nationale, le plus probable est la création d’un gouvernement où s’expriment de grands conflits de classes (dont les dimensions sont difficiles à prévoir), dans lesquels la mobilisation sociale aura une place fondamentale.
Une autre question décisive est celle de la dynamique du PT au sein du gouvernement Lula. Comment se comportera-t-il face aux conflits et aux défis que le gouvernement affrontera ? C’est clair que le parti sera soumis à de grandes tensions ; ce qui apparaît inévitable quand le gouvernement conduit des politiques que le parti a critiqués depuis très longtemps.
Jusqu’à présent, l’unité est préservée par les attentes générales à l’égard le gouvernement Lula et par la force de la longue trajectoire du PT d’identification avec les luttes sociales. Mais, d’un autre côté, on aperçoit déjà des menaces qui annoncent un processus de discussion démocratique. A cause de sa position opposée à Meirelles pour la Banque Centrale, le sénatrice Heloisa Helena a été menacée d’une sanction par l’ex-président du PT, José Dirceu[31]. Même si, constitutionnellement, il revient aux sénateurs de débattre de la nomination du président de la Banque Centrale, mais ceux du PT ont été empêchés de le faire. La position de Dirceu à propos de cette affaire a été critiquée par plusieurs secteurs du parti.
Un empêchement du débat et des restrictions à la démocratie ne favorise pas l’unité, surtout quand sont en jeu des questions qui touchent beaucoup plus directement la base sociale du parti que la nomination du président de la Banque Centrale. Par exemple, celle des réformes de la Prévoyance sociale et de la législation travailliste, et de la formation de l’ALCA. Bien que de moindre répercussion au niveau populaire, le thème de l’autonomie de la Banque Centrale est également extrêmement polémique. Y aura-t-il l’espace pour un ample débat de toutes ces questions, et d’autres encore ?
La grande question est de savoir si l’orientation conservatrice qui, jusqu’à maintenant, a eu le dessus dans le domaine économique pourra se consolider. Dans ce cas, l’unité du PT survivra-t-elle à autant de contradictions ? Ou pour poser la question de manière imagée, Porto Alegre et Davos pourront-ils vivre indéfiniment au sein du PT ?
Les objectifs du gouvernement Lula ne sont pas définis a priori. Ils le seront au cours d’un processus de batailles politiques et sociales dans lesquelles la défense des changements s’appuiera sur toute la trajectoire du PT, sur son histoire d’identification avec les intérêts populaires, et sur le message fondamental donné à l’élection de Lula. (17 janvier 2003 - traduction Accacio Calisto)
* Joao Machado est un des dirigeants historiques de la tendance Démocratie socialiste (DS) du Parti des travailleurs (PT) du Brésil. Les sous-titres sont de la rédaction.
[1]91 députés fédéraux sur un total de 513.
[2]Le PT n’a pas obtenu la majorité à la chambre des députés ni au Sénat, y compris en comptant les députés de ses alliés au premier tour et au deuxième tour.
[3]Parti socialiste unifié des travailleurs, d’origine moreniste : ...
[4]Si l’on ne considère la candidature insignifiance du PCO - Parti de la Cause ouvrière - et si l’on considère que la présentation de Ciro Gomes et d’Anthony Garotinho de se positionner à gauche de Lula ne peut pas être prise au sérieux.
[5]Ce parti n’a même pas atteint le 0.5% des voix.
[6]Le directeur général de cette organisation, Horst Köhler, a dit que Lula est « l’homme d’Etat du 21èmesiècle ».
[7]Tous dépendront directement du Président.
[8]16 ministres et les 4 secrétaires d’Etat.
[9]PL, PC do B, PDT, PPS, PSB, PTB, PV.
[10](Parti du Mouvement Démocratique Brésilien (PMDB), parti bourgeois qui a joué un rôle important dans la transition de la dictature militaire au régime démocratique.
[11]Parti brésilien progressiste dirigé par une des fortes personnalités bourgeoise de la vie politique brésilienne Paulo Salim MALUF.
[12]Fédération des industriels de l’Etat de São Paulo, principale organisation patronale du pays.
[13]Lors des dernières élections internes au parti, ce courant a obtenu un peu plus du 50% des voix.
[14]Le ministre du Développement, celui des Villes et le secrétaire des Ressources hydrauliques et de la pêche.
[15]Au sens d’avoir intégré plus de secteurs que ceux qui appuyaient Lula au 2èmetour.
[16]Un député élu et des entrepreneurs identifiés avec ce parti.
[17]De loin les deux institutions les plus importantes du milieu économique.
[18]Par exigence constitutionnelle, le président de la Banque Centrale doit être « écouté » au Sénat, qui décide de l’accepter ou pas.
[19]Si les taux d’intérêts s’accroissent la dette publique et le service de la dette augmentent également.
[20]Une grande partie de la dette publique brésilienne interne et évidemment toute la dette externe peuvent être corrigées selon les variations des taux de change (du taux real/dollar), car la dette est souvent indexée au dollar.
[21]Les entrées du gouvernement moins les dépenses - sauf les dépenses du service de la dette.
[22]Cela inclut la création de l’excédent budgétaire primaire nécessaire pour stabiliser la relation dette publique/PIB.
[23]Cela n’apparaissait dans aucune des versions du programme du parti (PT)
[24]Pendant son discours d’investiture, il dit : « nous ne réinventerons pas les principes de base de la politique économique ».
[25]Il n’a pas été choisi par son parti pour ce poste.
[26]Notamment l’économiste Maria da Conceição Tavares.
[27]Le président de la Banque du Brésil n’a pas encore été nommé. [17.01.2003]
[28]Principalement la Mesure Provisoire 2.027 qui établit que les terres occupées ne seraient expropriées pendant deux ans, et que ses occupants seraient exclus du programme d’établissement.
[29]Les retraites des travailleurs du secteur privé sont dérisoires. La majorité des travailleurs du secteur public obtient une pension de retraite juste, mais une partie de ces travailleurs obtient d’énormes privilèges.
[30]Certains des organisateurs du Forum de Porto Alegre ont critiqué cette décision, et cherché à convaincre Lula pour qu’il n’aille pas à Davos - sans résultats.
[31]Finalement, le nouveau président, José Genoino, a appuyé un accord selon lequel la sénatrice ne serait pas présente pendant le vote pour échapper à la sanction. Cela n’empêche pas la campagne de Genoino et Dirceau, comme de Palocci contre la sénatrice (voir article sur ce site : entretien avec Helena Heloisa).