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Bolivie

Le soulèvement paysan

Gabriel Tabera

dimanche 5 octobre 2003

Le président bolivien Gonzalo Sanchez de Losada, élu avec un peu plus de 21% des voix lors de la dernière élection présidentielle, a proposé que le gaz bolivien soit exporté à travers un port du Chili. Gonzalo Sanchez de Losada a fait ses études aux Etats-Unis (Chicago). Entre 1957 et 1962, il a été à la direction d’une société de services pétroliers et de géodésie (établissement de cartes du sol, etc.). Il a aussi été de 1962 à 1993 à la tête d’une compagnie minière, COMSUR. Les décisions de Goni, le petit nom du président, ont suscité, dès le mois d’août 2003, une mobilisation massive de la population dans diverses régions, entre autres au nord de La Paz (les Yungas). Cette lutte se concrétise par des blocages de routes, des grèves et des affrontements avec les forces de l’ordre. Le 24 septembre 2003, on comptait déjà 7 morts.

La « Guerre du gaz » porte sur des revendications qui se concentrent aussi bien sur les conditions de l’exploitation du gaz, l’utilisation des ressources naturelles du pays, la clarté (ou son contraire) faite par le gouvernement sur le rôle des investisseurs étrangers, que sur les conditions mêmes d’accès à la terre des paysans paupérisés, ou encore du droit de produire et de commercer la coca.

A cela s’ajoutent des revendications portant sur la libération des dirigeants politiques emprisonnés et sur la justice devant être rendue suite au massacre de février 2003.

Dans ce climat d’extrême tension, l’ambassadeur américain, Greenlee, a justifié la répression très dure contre les manifestants de la police et de l’armée boliviennes le 19 septembre à Warisata (une ville à quelque 100 km de La Paz). Le même ambassadeur a annoncé une « aide au développement » de 63 millions de dollars au gouvernement bolivien. Les réserves de gaz se trouvent dans les régions du sud-est de la Bolivie (Santa Cruz, Tarija et Sucre). Toutefois, les paysans de l’altiplano (La Paz, etc.) ou de Cochabamba et d’autres régions revendiquent le droit d’avoir leur mot à dire sur la propriété et la répartition des revenus issus de l’exploitation de cette ressource naturelle. Depuis « la Guerre de l’eau » (contre la privatisation de l’eau à Cochabamba, en avril 2000), la « Guerre du gaz » représente une des mobilisations les plus importantes. Elle pose les problèmes de : la « souveraineté » nationale et du contrôle populaire sur les richesses d’un pays.

L’actuelle crise écrasante de la Bolivie, résultat, entre autres, de la multiplication des plans d’ajustement structurel du FMI et de la politique néolibérale qui les accompagne, devrait faire réfléchir, a posteriori, quelques journalistes et « experts » helvétiques qui avaient été invités par la DDC (« aide au développement » suisse) à s’envoler jusqu’en Bolivie pour tresser, dans les colonnes de la presse suisse, les louanges du FMI et du « miracle bolivien ».

Cela se passait en 1991-1992, à l’occasion du référendum lancé contre l’adhésion de la Suisse au FMI (adhésion qui fut acceptée en votation populaire en mai 1992). Parmi ces journalistes et professeurs de déontologie journalistique, on trouvait Denis Barrelet (professeur associé de droit de la communication à l’Université de Fribourg), Mario Carera (qui à défaut de carrière électorale se fit conseiller personnel du conseiller fédéral social-démocrate Moritz Leuenberger) et même Ram Etwareea (qui après avoir émargé à l’ONG Infosud diffuse un point de vue « mesuré » dans le quotidien Le Temps). On s’attend à de nombreux articles de ces « amis de la Bolivie » afin d’indiquer la nécessité de défendre les droits des paysans et paysannes indigènes de Bolivie qui n’ont pas profité du « miracle », à la différence de la « camarilla blanche » qui entoure Goni. - Réd.

Avec une économie en ruine, sans espoir face à l’ouverture des marchés et sans reconnaissance de la part des pouvoirs publics et d’une société urbaine qui les voit avec dédain et arrogance, les paysans et indigènes boliviens ont des raisons à revendre pour se soulever.

« Nous ne sommes pas des animaux, nous ne sommes pas des sauvages, nous sommes des êtres humains. [...] Le gouvernement devrait nous respecter et ne pas nous tirer dessus », déclare un de ces paysans devant les caméras d’une chaîne de télévision, au milieu de la route qui traverse l’altiplano [haut plateau des Andes boliviennes et péruviennes à quelque 3600-4000 m d’altitude ; le point le plus bas est occupé par le lac Titicaca ; en Bolivie, le haut de la ville de La Paz fait partie de l’altiplano et la ville minière de Oruro est aussi partie prenante de l’altiplano], route que les paysans se disputent avec les militaires dans le combat pour la renationalisation du pétrole et du gaz.

Cela représente tout un rêve pour ces hommes et ces femmes des régions rurales qui utilisent comme combustible des chaufferettes, du bois ou du guano. Des hommes et des femmes qui se soignent avec de la coca et des plantes médicinales parce qu’ils ne disposent ni d’un dispensaire ni d’un médecin. Des hommes et des femmes qui ont beaucoup d’enfants parce que nombreux sont ceux qui meurent très jeunes de diarrhées, de dénutrition ou, simplement, suite à un abandon. Ce sont des familles nombreuses comme celle de Juan Cosme Apaza, paysan de Warisata, âgé de 35 ans, criblé de balles le samedi 20 septembre 2003 par les militaires qui ont laissé une femme veuve et neuf orphelins, le plus âgé de 12 ans, et qui, comme le font des milliers d’autres, émigreront très rapidement vers les quartiers urbains paupérisés, vers les plantations de canne à sucre au nord de l’Argentine [frontière avec la Bolivie et région de forte migration bolivienne] ou qui prendront les chemins de la révolte comme leur père et leur grand-père.

Economie en ruine

La forme de vie et l’économie rurale sur l’altiplano bolivien et dans une grande partie des vallées sont blessées à mort. La libre importation des produits étrangers, le désintérêt total du gouvernement [pour ces régions], le minifundio [l’extrême parcellisation des terres] et le manque de terre condamnent à la ruine l’économie rurale où prédomine une productivité extrêmement basse, où règne la pauvreté et où augmente le mécontentement.

Les problèmes sont d’ordre majeur et ils se sont aggravés fortement avec la politique néolibérale. Des études indépendantes démontrent qu’au cours des derniers quinze ans le revenu moyen des familles paysannes a baissé de quelque 50%. Aujourd’hui, dans l’agriculture bolivienne, les paysans appauvris doivent produire le double pour essayer de « mal vivre » comme ils le faisaient avant ; ce qui est aussi très difficile parce que la terre n’est plus aussi fertile que par le passé, parce qu’il y a plus de bouches à nourrir et moins de débouchés pour la vente.

Chaque année, en moyenne, 16’000 minifundios apparaissent dans l’altiplano. Ce processus accéléré de fragmentation de la propriété terrienne rend très difficile la production et, à court terme, la rendra non viable. On a passé du minifundio au « surcofundio » [un champ d’un seul sillon].

Dans cette situation, il y a un million de paysans minifundistes qui, chaque jour, sont plus pauvres et misérables ; et quelque 250’000 qui ne disposent même plus d’un seul sillon. Ce n’est donc pas par hasard que sur 10 paysans [de l’altiplano et des vallées] 5 souffrent de la faim et 4 disposent à peine d’une nourriture suffisante pour s’alimenter de façon très modeste. Tout cela selon des données officielles.

Abandon total

Aujourd’hui, en moyenne, chaque paysan de l’altiplano et des vallées boliviennes dispose de beaucoup moins de terre qu’auparavant. Il en découle un abandon de plus en plus rapide des régions d’habitation traditionnelles et une forte migration des zones rurales vers les villes ainsi que de l’ouest vers l’est du pays. Le résultat : un élargissement des ceintures de pauvreté et de marginalisation sociale qui entourent les principales villes de Bolivie et des conflits croissants pour l’appropriation des terres, spécialement dans l’est du pays.

La situation est aggravée, dans les zones rurales, étant donné l’absence totale d’appui gouvernemental : il n’y a pas de crédit, il n’y a pas d’assistance technique pour les paysans, et les investissements dans les infrastructures productives sont rachitiques et décroissants. Mais ce qui fait le plus de mal réside dans la politique gouvernementale d’ouverture complète des frontières, de baisse des tarifs douaniers. Il en résulte l’importation de produits à bas prix, qui reçoivent des subsides dans le pays d’origine ; cela contribue à liquider les producteurs indigènes [boliviens].

Une politique de liquidation

Le résultat ne peut être plus clair. Gouvernement et classes dominantes étranglent l’économie paysanne et déracinent des hommes et des femmes des zones rurales, qui représentent 40% de la population bolivienne.

Mais si se maintient ce rythme de détérioration productive et de dégradation des conditions de vie et de travail, dans un délai de vingt ans au maximum l’économie paysanne ne sera qu’un souvenir, pour reprendre ce que disent les organisations liées à l’Eglise catholique.

Ces dernières signalent : « Actuellement s’effectue un étranglement des activités économico-productives des paysans et des populations indigènes [Indiens Quechua et Aymara], particulièrement dans la production d’aliments et de leurs dérivés, car les paysans ne disposent pas des conditions matérielles qui leur permettraient d’être concurrentiels face aux produits d’importation subventionnés dans leur pays d’origine. »

Mais cela n’est d’aucun intérêt pour les gouvernants boliviens qui, lors de la réunion de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à Cancun [du 10 au 14 septembre 2003], proposèrent par exemple d’éliminer tous les tarifs douaniers et demandèrent d’interdire les subsides aux producteurs agricoles.

En Bolivie, cela déboucherait sur une accentuation encore accrue de l’importation de produits agricoles étrangers et sur une aide réduite à zéro pour les paysans.

La visée gouvernementale est de placer le paysan bolivien dans une concurrence « d’égal à égal » face aux transnationales de l’alimentaire et face aux entreprises moyennes et grandes des pays avoisinants. Cela revient à un « suicide » collectif, disent les experts de la CIPCA [Centro de investigacion y promotion del campesinado - Centre de recherche et de promotion du paysannat, ONG de recherche et de promotion qui intervient dans six régions de la Bolivie] qui démontrent que la productivité agricole des pays développés est 500 fois plus élevée que celle des campagnes boliviennes. Il y a un siècle, la différence était de 1 à 20.

La résistance

Néanmoins, cette politique gouvernementale antipaysanne fait face à une résistance. Elle est combattue par le paysannat de l’altiplano et des vallées, qui ne veut pas mourir et, au contraire, déploie ses anciennes bannières, avec des couleurs nouvelles.

« Il n’y a qu’à faire une nouvelle réforme agraire [nouveau fait référence à l’ancienne réforme agraire des années 1950], qui mettrait fin à l’extrême concentration des terres qui sont aux mains des grands propriétaires ; ce qui permettrait de donner des terres suffisantes à des millions de paysans. » C’est ce que dit le dirigeant récent des cocaleros[paysans qui cultivent la feuille de coca] et principal leader du Mouvement vers le socialisme (MAS), Evo Morales, lors de la commémoration du 50e anniversaire de la réforme agraire, qui s’est faite au début du mois d’août 2003.

Aujourd’hui, les dirigeants paysans et indigènes de Bolivie ont à l’esprit une nouvelle révolution agraire pour liquider définitivement la grande propriété dans l’est du pays et pour dépasser le minifundio dans l’ouest. Et de cette façon ouvrir la route du progrès et du développement pour les zones rurales. Les données officielles démontrent que le 87% de la terre est aux mains de grands propriétaires et de néolatifundistes [capitalistes ayant acquis récemment des terres] improductifs [qui laissent une part importante de leur propriété non cultivée]. Et cela alors que les paysans pauvres ne détiennent que 13% du total de la terre.

« Nous voulons non seulement la terre mais aussi le territoire. Nous voulons non seulement le sol sur lequel nous marchons mais aussi le sous-sol avec ses richesses naturelles telles que le gaz, l’eau et le pétrole », ajoute le « mallku » Felipe Quispe [dirigeant de la Fédération paysanne bolivienne] qui dirige la révolte des paysans andins pour la reconquête du gaz en faveur des Boliviens et des populations autochtones.

Dans le mouvement paysan et indigène, la certitude existe que récupérer la propriété du gaz naturel en Bolivie permettra de développer l’électrification dans les zones rurales et de stimuler une certaine mécanisation de l’agriculture, tout en la dotant d’un appui économique, technique et financier. Cela est impensable si cette ressource énergétique, qui est peu polluante, reste aux mains des transnationales qui s’approprient des millions et des millions de dollars et laissent peu ou rien au pays [la Bolivie].

Le projet d’exportation de gaz bolivien vers les Etats-Unis, à partir d’un port chilien, permettra aux compagnies pétrolières et gazières étrangères d’obtenir des gains à hauteur de 1,3 milliard de dollars, laissant à la Bolivie entre 40 et 70 millions de dollars sous forme d’impôts et de droits d’exploitation. Ce qui est en jeu aujourd’hui - au milieu des barrages de routes, au milieu des jets de pierres et des balles tirées par les militaires - c’est l’appropriation par les paysans des richesses du sol et du sous-sol. Un monde de paysans et d’indigènes appuyé par des ouvriers, des étudiants, des classes moyennes appauvries - qui partagent les mêmes rêves et la même couleur de la terre - se bat contre le gouvernement d’une très petite minorité blanche de millionnaires liés aux grandes entreprises et au capital financier. C’est une lutte pour le droit à une vie digne. Les paysans affirment : « Nous ne sommes pas des animaux, nous ne sommes pas des sauvages, nous sommes des êtres humains [...] et le gouvernement devra nous respecter et ne pas nous cribler de balles. » - 29 septembre 2003

* Gabriel Tabera, journaliste auprès de l’Agencia independiente de prensa econoticias (La Paz).