Cet ouvrage est le travail d’un historien du changement social qui nous propose une analyse vivante et rigoureuse de la nature du régime qui se consolida en URSS. C’est en insistant sur l’analyse des bouleversements sociaux sous la période stalinienne que Moshe Lewin cherche d’abord à comprendre les contradictions, les limites et l’évolution de ce qu’il désigne comme un « absolutisme bureaucratique » . Tout en identifiant une rupture politique entre léninisme et stalinisme notamment sur le plan stratégique et donc de la nature du régime à construire et de l’articulation de son pouvoir, l’auteur apporte aussi une réflexion fort intéressante sur le prolongement politique et culturel qu’ont représenté tant l’État tsariste que la nature « plébéienne » de la révolution de 1917 pour l’avènement du stalinisme.
Devant la combinaison particulière entre les conditions d’arriération incontournables du pays et la dévastation matérielle et humaine qui s’est installée dans le sillage de la guerre civile, la refondation stratégique du pouvoir bolchevique pensée par Lénine ne réussit pas à échapper à la dégénérescence interne du pouvoir et de ses appareils. En plus, nous dit Lewin, le poids du tsarisme pèsera lourd dans ces circonstances pour redéfinir les fondements de l’État. Il s’agit là d’un point important sur le plan de l’analyse car tout en renonçant à voir dans le léninisme le démiurge de l’expérience soviétique, l’auteur introduit une dimension de l’hypothèse culturaliste qui vient relativiser la singularité du phénomène bureaucratique en URSS. Autrement dit, Moshe Lewin cherche à souligner les limites de la rupture du nouveau régime de 1917 vis-à-vis les héritages de la société tsariste non pas pour « expliquer » une quelconque tendance naturelle à un esprit totalitaire ou à contrario de soumission chez le peuple russe mais plutôt pour comprendre certaines conditions qui ont donné prise à l’essor du stalinisme.
En partant de cette option méthodologique, le livre de Lewin constitue également une entreprise de démarcation très fructueuse. On comprendra que sa démarche veut se distinguer de certaines approches politistes qui relèvent plus à son avis de la « construction idéologique » . Il désigne par là les diverses interprétations qui abordent la société soviétique en se centrant exclusivement sur la dimension « totalitaire » de son système politique et l’omnipotence de ses dirigeants. L’auteur reproche donc à ces perspectives leur caractère hermétique qui ne prend pas en compte les tensions et transformations sociales auxquelles était perméable le régime en URSS. Lewin propose une autre vision, élaborée avec profondeur sur le plan historique et social. Soulignons enfin que cette entreprise est aussi un exemple typique des chemins empruntés, sur le plan de la recherche, à la « découverte » du passé de la Russie dans la dernière décennie. Le travail de réflexion de Lewin repose ainsi sur l’utilisation importante d’archives et de rapports internes de toutes sortes. Dans différents chapitres, surtout en ce qui a trait au rôle et à la place de l’appareil politique répressif, les chiffres et statistiques sont nombreux pour venir appuyer l’analyse du régime et mieux évaluer la portée de sa politique en ce domaine. L’ampleur du matériel de première main qui nous est présenté donne l’impression que Le siècle soviétique ressemble parfois à un collage pas aussi systématique qu’on le souhaiterait dans sa composition. Ainsi, selon les chapitres, les dimensions empiriques ou descriptives alternent avec des développements analytiques. L’intégration des éléments de réflexion de l’auteur s’en trouve de cette façon amoindrie.
De façon surprenante, l’auteur souligne que le Parti communiste sous Staline se dépolitise même si son contrôle sur la société se veut omniprésent. En fait, sa fonction d’origine se transforme. Moshe Lewin élabore ici une réflexion intéressante. Staline et son entourage s’isole de la société, le Parti n’est plus le même alors que ses politiques pavent la voie à un pouvoir personnalisé. C’est alors que se met en branle une dangereuse spirale où l’accentuation du contrôle politique est à la mesure du phénomène qui échappe progressivement à la direction stalinienne. C’est pour cette raison que le Parti entre dans une
« phase d’apparatisation » , selon les termes de l’auteur, en tentant de contenir les effets politiques de la modernisation sur le régime et en intervenant directement dans la gestion de l’économie. Lewin insiste donc sur les bouleversements sociaux majeurs qui présideront à l’instauration du stalinisme dans les années trente introduisant par le fait même des pressions limitant l’articulation de son pouvoir. Successivement, l’urbanisation et le gonflement des appareils administratifs ; la déruralisation et la collectivisation des campagnes ; l’expansion de l’industrie lourde et enfin les vastes purges politiques tout cela intervient alors que parallèlement la personnalisation du régime politique cherche à s’approfondir. Mais les faits sont là et bien exposés par Lewin, les capacités répressives des organes administratifs et judiciaires n’arrivent pas à éradiquer la persistance du mécontentement, des insatisfactions et des critiques mettant en cause le Parti.
Donc nous dit l’auteur, ce ne sont pas les prétentions du pouvoir stalinien à établir un contrôle absolu sur la société qui devraient attirer notre attention mais au contraire les résistances, limites ou blocages même, face à ce pouvoir. De plus, le Parti n’arrive pas à endiguer le pouvoir concurrent qui se nourrit de l’expansion de la gestion administrative de l’économie dans les entreprises et l’État. Pour Lewin, il y a là un phénomène déterminant dans la compréhension de l’expérience soviétique. Ainsi, tout au long de son argumentation, il tente de mettre en lumière l’émergence et les transformations de ce groupe social qui allait se constituer et qui comprenait, grosso modo, les administrateurs de la planification économique et ses exécutants dans les entreprises. Cette
« bureaucratie » représenterait un élément moteur de l’histoire soviétique.
Dans les décennies qui suivront la mort de Staline, il s’opère une sorte de symbiose où le Parti se fond littéralement dans cet ensemble social plus large et complexe qu’est la bureaucratie au sein de l’État et de l’appareil de production. Émancipée du carcan politique stalinien, ce groupe tente alors de faire valoir ses intérêts et se constitue progressivement en une force autonome. Aux tentatives de contrôle politique par le Parti, à ses ordres impératifs et décisions exécutoires, se substitue un marchandage perpétuel dans la réalisation du plan économique qui devrait en principe définir la nature des échanges entre entreprises et en déterminer la destination. Mais ce compromis fonctionnel entre bureaucratie et parti finira par épuiser les potentialités de la planification d’État dans une économie en déclin et en proie à l’éclatement à la fin de la période brejnévienne. De plus en plus, c’est en dehors du plan que les échanges économiques chercheront à se réaliser : les marchés parallèles se multiplient, l’économie informelle se généralise, la bureaucratie cherche à disposer à sa guise des moyens de production, une sorte de « protocapitalisme » émerge selon Lewin. C’est donc avant tout de l’intérieur, sans que le carcan politique ou sa simple ossature plutôt ne disparaisse, que progressait la dynamique qui allait prendre le relais dans la refondation des structures politiques, économiques et sociales dans les années 90. Pour Lewin, cette évolution interne vient donc éclairer la nature de l’implosion qui a mené à l’effondrement précipité du pouvoir du Parti communiste après Gorbatchev et à la reconversion d’une frange de son personnel au sein de l’économie en voie de privatisation sous la Russie d’Eltsine et de Poutine.
Pour conclure, disons que ce sont les contradictions internes et les tendances de fond travaillant au sein de cette société qui préoccupe la démarche stimulante de Moshe Lewin. Elle résume bien l’interaction entre société et pouvoir politique dans la complexité. D’emblée, Le siècle soviétique nous dessine plusieurs regards sur le plan de la réflexion et élargi notre compréhension de cette expérience pour mieux en cerner le bilan.
Daniel Dompierre octobre 2003
Paris, Fayard, 2003, $44.95