Après la capture de Saddam Hussein, l’as de pique tant recherché, le problème du procès de l’ancien dictateur se pose avec acuité. George W. Bush a déjà écarté l’idée d’un tribunal international ou sous l’égide des Nations unies, plaidant au contraire pour le "châtiment suprême" à l’encontre de Saddam. En revanche, des décennies de dictature, une guerre illégitime, une occupation étrangère et le fardeau de la dette ont déjà condamné le peuple irakien à ce "châtiment suprême". Analyse.
Le refus de toute démarche multilatérale par l’administration Bush est une constante, les exemples sont nombreux. L’attaque de la coalition menée par les Etats-Unis contre l’Irak, le 20 mars 2003, s’est faite sans l’aval du Conseil de sécurité, tout le monde s’en souvient. A cette occasion, Bush n’a pas hésité à piétiner la Charte des Nations unies. Dans un autre registre, à Cancun (Mexique), en septembre dernier, les Etats-Unis sont restés inflexibles lors du sommet de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). L’échec de ce sommet a immédiatement impliqué, pour les grandes puissances, un retour aux négociations bilatérales où la pression sur chaque pays est plus efficace et où elles ont davantage les coudées franches. La découverte du trou où se terrait l’ancien président de l’Irak, le 13 décembre, a d’abord apporté des images inédites sur les écrans du monde entier, puis la question "Que faire ?" s’est vite imposée. Au lieu de privilégier le recours à un Tribunal pénal international, Bush a choisi la voie d’un tribunal irakien, où les juges seront nommés par le Conseil de gouvernement irakien, acquis aux Etats-Unis. Tout se met donc en place pour ce qu’il a appelé le "châtiment suprême".
Le peuple irakien, lui, a déjà été condamné depuis bien longtemps à ce châtiment suprême. Saddam Hussein, encouragé puis soutenu par les principales puissances occidentales (notamment lors de la guerre contre l’islamisme iranien dans les années quatre-vingt), avait déjà infligé quantité de souffrances à son peuple. La première guerre du Golfe l’a paradoxalement maintenu au pouvoir et l’embargo international a pénalisé encore plus durement les plus démunis.
L’attaque lancée par la coalition emmenée par les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et l’Australie suivie de huit mois de conflit, ouvert ou larvé, et d’occupation étrangère, ont encore dramatiquement détérioré leurs conditions de vie. Mais qui s’en soucie vraiment aujourd’hui dans les hautes sphères de la diplomatie et des affaires ?
A priori, naïvement, on pourrait penser que c’est pour cela que la question de la dette irakienne est à présent posée avec insistance. La présence de l’illustre James Baker, ancien secrétaire d’Etat du temps de Bush père et à ce titre très impliqué dans la première guerre du Golfe, comme émissaire de M. Bush révèle l’importance accordée au sujet. Pour les Etats-Unis, il est clair que la résolution de ce problème conditionne la suite du processus dans lequel ils se sont engagés sans avoir maîtrisé tous les paramètres, loin s’en faut.
Ainsi, l’administration états-unienne n’hésite pas à solliciter les puissances qui se sont opposées à la guerre pour un geste à propos de la dette (tout en s’opposant à ce que leurs entreprises participent à la reconstruction). Après la visite mitigée de Baker, le ministre français des Affaires étrangères, Dominique de Villepin, s’est déclaré d’accord pour que le Club de Paris, qui réunit à Bercy les 19 principaux Etats créanciers, étudie un accord pour restructurer la dette de l’Irak en 2004. Mais il a posé plusieurs conditions, notamment la présence à Bagdad d’un gouvernement souverain et la signature d’un accord avec le Fonds monétaire international, dans le but de placer ce pays sous contrôle. Cependant, la France ne préconise pas d’accorder à l’Irak un statut dérogatoire, rappelant qu’il ne fait pas partie de la courte liste des pays en grande difficulté, appelés PPTE (42 pays pauvres très endettés). De même, la Russie conditionnera son attitude face à la dette de l’Irak au traitement qui sera fait à ses entreprises lors de la reconstruction du pays. Ainsi, même si un compromis est trouvé, il semble acquis que l’Irak paiera des sommes qui demeureront considérables. Les populations seront donc toujours contraintes de se saigner aux quatre veines pour garantir les remboursements dans les décennies à venir.
Au printemps, au lendemain de leur prétendue victoire militaire, la notion de dette odieuse a été mise en avant par les Etats-Unis. Cette doctrine juridique stipule qu’une dette contractée par un régime autoritaire et dictatorial n’est pas la dette de l’Etat mais une dette personnelle des dirigeants au pouvoir, et qu’un régime démocratique qui lui succède est en droit de considérer cette dette comme nulle et non avenue. S’agissait-il pour les Etats-Unis d’un besoin de réparation bienveillante envers le peuple irakien bombardé ? D’un besoin de justice de la part du puissant vainqueur envers un peuple qui n’a pas profité des sommes empruntées ? Non, rien de tout cela, mais le souci, pour les nouveaux gestionnaires de l’Irak, de s’imposer économiquement et d’imposer leurs partenaires commerciaux, comme la multinationale Halliburton, très liée au pouvoir Bush. Sinon, comment expliquer que les Etats-Unis n’aient pas agi de façon aussi énergique pour la reconnaissance d’une dette odieuse à la fin de la dictature argentine (qu’ils soutenaient) en 1983-1984 ? Ou après la dictature de Pinochet (qu’ils soutenaient) au Chili ? Ou après le départ de Mobutu (qu’ils ont longtemps soutenu) en République démocratique du Congo ? Ou à la fin de l’apartheid en Afrique du Sud ? Quand leur intérêt géostratégique est en jeu, ils savent utiliser cet argument. Ce fut le cas en 1898, après avoir conquis Cuba face à la Couronne espagnole : la dette de Cuba envers l’Espagne avait alors été abolie.
Exiger la reconnaissance de cette notion de dette odieuse est un acte essentiel à nos yeux. Mais il ne s’agit cependant pas de cautionner les choix de M. Bush, conditionnés par ses intérêts économiques et géopolitiques. Il s’agit de libérer des pays de charges financières insupportables provoquées par des régimes illégitimes et qui ne leur permettent plus, depuis bien longtemps pour certains, de garantir les besoins humains fondamentaux pour leurs citoyens, comme l’accès universel à l’eau potable, à une alimentation décente, à une éducation primaire et à des soins de santé de base. Au regard de la doctrine de la dette odieuse, ces dettes tombent avec le régime qui les a contractées.
Le peuple irakien ne peut être tenu pour responsable des dettes contractées par Saddam Hussein et son régime despotique, ni d’ailleurs de celles contractées à présent par les Etats-Unis, principale puissance occupante, qui par leurs décisions actuelles, aggravent encore l’état des finances irakiennes sans qu’aucun gouvernement irakien légitime n’ait été mis en place.
La dette extérieure de l’Irak est estimée par les grandes puissances à 120 milliards de dollars environ. Si l’on ajoute l’ensemble des compensations exigées par les puissances victorieuses de la guerre du Golfe en 1991 et les contrats signés par le régime de Saddam, on peut estimer, comme le Centre des études stratégiques et internationales [www.csis.org], cette dette extérieure à plus de 380 milliards de dollars. Cela fait de l’Irak le pays en développement de loin le plus endetté. Mais une telle somme n’a rien à voir avec les capacités financières de ce pays. Elle est gonflée artificiellement par les créanciers présumés, par l’ajout de compensations disproportionnées, afin d’avoir un levier politique fort au moment du partage du pouvoir économique et du partage des ressources, notamment pétrolières. La dette est donc une arme de chantage pour les créanciers. Les sommes remboursées ont cessé d’être un dû légitime en échange d’un prêt d’argent, mais plutôt le fruit d’un subtil mécanisme de domination et d’aspiration des différentes ressources. Les droits humains fondamentaux ne sont dès lors qu’un problème secondaire pour ces puissants prédateurs. Rien d’étonnant alors à ce qu’ils ne soient plus garantis pour cinq milliards d’êtres humains sur cette planète.
On rejoint là le combat pour l’annulation totale de la dette du Tiers Monde : en Irak, la seule solution satisfaisante consiste à exiger un gouvernement enfin légitime et démocratique, qui serait en mesure de s’appuyer sur le droit international afin de déclarer odieuses les dettes contractées sous Saddam et les dettes nouvelles imposées par les forces d’occupation. Ainsi le peuple irakien aura-t-il peut-être une chance d’échapper au "châtiment suprême".
Isabelle Likouka (Congo-Kinshasa) et Damien Millet (France), du Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde (CADTM).
(tiré du site du CADTM)