Alan Thornett : Tony Blair s’est aligné sur George Bush en ce qui concerne l’invasion de l’Irak et nous avons assisté à la démission des ministres travaillistes, y compris Robin Cook. Quels en sont les effets pour le New Labour (Nouveau parti travailliste) et à quel point sa crise te semble-t-elle profonde ?
Patrick Sikorski : Je pense que c’est la crise politique la plus profonde que le parti travailliste ait connue depuis la dernière guerre mondiale. La question en débat, c’est quels en seront les effets organisationnels. Le projet néolibéral et impérialiste de la fraction Blair est soudainement apparu au grand jour et tout le monde s’est rendu compte que Blair a entraîné le parti dans une coalition internationale de la droite extrémiste.
Cependant ce projet est le fruit de tellement de défaites du mouvement ouvrier, que même si nombre de militants ont eu le cÏur lourd en observant sa réalisation, ils n’ont pas été capables de l’empêcher. Il y a un contraste entre la crise actuelle et celle que le parti travailliste a connue dans les années 1930, lorsque Ramsey MacDonald avait mené une politique d’austérité. Alors le Labour a connu une scission, mais MacDonald et ceux qui l’ont suivi au sein du gouvernement d’union nationale, ne représentaient qu’une petite minorité du parti. Au contraire, je pense que dans le contexte actuel Blair continuera à mener la très grande majorité du New Labour. La question qui reste en suspens, c’est de savoir si le petit courant socialiste qui demeure encore au sein du parti travailliste, dans le gouvernement et dans le pays, parviendra a opérer la rupture nécessaire avec le parti ou bien s’il poursuivra sa ligne visant à « revendiquer le parti » ?
Mais même ce mince espoir n’a plus une telle importance. La radicalisation qui s’est développée au sein du mouvement anti-guerre et dans les syndicats s’est faite en dehors de l’aire d’influence du parti et n’a pas été structurée par lui. Elle n’a pas été non plus structurée par le Trade Union Congress (TUC, confédération des syndicats britanniques). Aucun fil ne relie aujourd’hui les principales questions auxquelles le mouvement ouvrier doit faire face à l’échelle nationale. C’est à ce problème que sont confrontés tous ceux qui souhaitent refonder l’alternative socialiste à l’heure actuelle.
Alan Thornett : Penses-tu que l’énorme radicalisation qui a eu lieu autour du mouvement anti-guerre et l’engagement d’une nouvelle génération ouvrent des possibilités nouvelles de construire une force à gauche du parti travailliste ?
Patrick Sikorski : Bien sûr une telle opportunité apparaît. L’impact du mouvement sur le succès prévisible du Parti socialiste écossais (SSP) lors des élections du 1er mai en témoigne (1). Après avoir réalisé une percée cruciale en faisant élire Tommy Sheridan au parlement écossais, le SSP a maintenant une forte chance de gagner un nombre suffisant de sièges pour pouvoir constituer un groupe parlementaire. En Angleterre nous sommes encore loin de telles perspectives. L’Alliance socialiste pourrait profiter de l’émergence du mouvement de masse, mais la question de savoir si elle pourra transformer l’essai par une percée électorale reste en suspens.
Je ne pense pas que l’Alliance socialiste soit perçue de la même manière que l’est le SSP et ce n’est pas uniquement parce que le SSP avait un député sortant. Il y a quelque chose dans l’Alliance qui la confine dans l’étroitesse et ne favorise pas une percée électorale. Le SSP est parvenu à se faire reconnaître en se fondant comme un parti basé sur l’adhésion individuelle, qui mène des campagnes dans les agglomérations et dans les communautés sur les questions matérielles immédiates - du pain et du beurre ! - comme sur des questions plus vastes, telle la centrale nucléaire de FaslaneÉ Tout cela lui a permis de bénéficier de la radicalisation actuelle tant sur le terrain politique que sur le terrain organisationnel.
L’Alliance socialiste ne parvient pas à être un référent direct du nouveau mouvement. C’est une fédération de groupes d’extrême-gauche, dominée de facto par le SWP (2), le plus grand d’entre eux. C’est - à juste titre - la large Stop the War Coalition qui est perçue par les masses en tant qu’organisatrice du mouvement. Il n’est pas clair pour moi quelle est la place de l’Alliance socialiste dans tout cela.
C’est très important pour tous ceux qui voudraient voir émerger quelque chose de plus grand et de plus stable, parce que ce sont les milliers de jeunes qui forment le cÏur du mouvement et qu’ils ne sont pas prêts à faire confiance aux syndicats, ni au Parti travailliste, ni à aucun autre parti politique. C’est normal, car qu’avons nous fait pour eux ces dernières années ? C’est par le mouvement altermondialiste qu’ils sont le plus influencés.
Alan Thornett : A mon avis l’Alliance socialiste constitue un développement très important, mais elle ne se conçoit pas elle-même comme une réponse définitive au problème d’une alternative de gauche. Comment peut-on aller actuellement au-delà de l’Alliance socialiste ? Vois-tu de quelle manière les équipes syndicales pourraient faire partie d’un nouveau développement de la gauche politique ? Comment cela pourrait être liée, à un certain moment, avec l’Alliance ?
Patrick Sikorski : Ceci est mon point de vue personnel. La situation actuelle implique qu’il faudra une réponse des syndicats à ce qui est une importante crise de la représentation politique. On assiste à une radicalisation des bases syndicales, qui est apparue par exemple au travers de l’élection dans certains syndicats de secrétaires généraux issus de la gauche. Ils ont été élus sur des plates-formes clairement opposées au New Labour et clairement anti-Blair. En réalité, quelqu’un qui serait identifié actuellement comme blairiste n’aurait aucune chance d’être élu. Et cela ira en s’approfondissant.
La gauche syndicale a pris position dans le débat sur la guerre au sein du TUC. En fait, dans son immense majorité elle s’est opposée à tout projet de guerre, que ce soit avec ou sans une résolution de l’ONU. C’est la droite syndicale qui s’est servie de l’argument de l’ONU pour éviter le vote de l’amendement anti-guerre de la gauche. Il y a bien sûr des questions qui différencient mieux la gauche et la droite dans les syndicats en ce moment : les privatisations où les effets à long terme des lois antisyndicales.
Tout cela conduit à la conclusion logique que les syndicats devront commencer à remettre en cause le monopole des travaillistes. Ils devront commencer à soutenir ceux qui soutiennent nos politiques, par exemple soutenir les candidats qui vont émerger du SSP en Écosse, de l’Alliance socialiste en Angleterre, du Plaid Cymru dans le Pays de Galles et d’autres qui seront à la gauche du Labour. Cela concernera aussi les socialistes qui restent encore au sein du parti travailliste.
Par exemple dans le RMT nous avons les décisions de notre conférence annuelle de l’année dernière qui mandatent la Commission exécutive pour qu’elle présente des modifications statutaires cette année afin de permettre au syndicat de soutenir des candidats socialistes en dehors du parti travailliste. Cela conduit logiquement à mettre en cause la règle qui stipule que toutes les structures de base doivent être affiliées à l’organisation travailliste locale. Il ne s’agit que de reconnaître la réalité : la grande majorité des structures de base a cessé depuis longtemps de participer à l’activité des travaillistes.
Ce dont il est question, c’est de l’élaboration d’une nouvelle méthode de représentation politique des syndicats. Cela conduira les syndicats à chercher des candidats dans leurs propres rangs, comme cela fut pratiqué à l’époque de la fondation du Parti travailliste. A l’heure actuelle la discussion pourrait facilement s’embourber dans la recherche abstraite d’un parti alternatif au Labour auquel les syndicats pourraient s’affilier immédiatement de manière naturelle. Ce serait une erreur. Pour le moment il est plus réaliste d’avoir une approche qui vise à sélectionner les meilleurs candidats.
Alan Thornett : Ta référence aux années de la fondation du Parti travailliste signifie-t-elle que tu envisages qu’on puisse résoudre la question de la représentation politique des salariés au travers d’un processus qui conduit à ce que des candidats soutenus par des syndicats prennent en charge la formation d’un parti ?
Patrick Sikorski : Oui, c’est ainsi que cela se posera. C’est ce processus qui commence à notre avis.
Alan Thornett : Mais un tel processus aura à un moment donné besoin d’un catalyseur, s’il doit aboutir à la formation d’un nouveau parti. Penses-tu que c’est la gauche syndicale qui pourra à un moment donné prendre l’initiative de la formation d’un nouveau parti ?
Patrick Sikorski : Oui, mais je pense aussi que l’expérience du Socialist Labour Party (4) nous met en garde contre l’idée qu’un nouveau parti socialiste puisse apparaître prêt à l’emploi à l’initiative des bases syndicales. Un tel saut est impossible. Les nouvelles forces radicalisées ne vont pas automatiquement rejoindre un parti politique. Par exemple les jeunes radicalisés ne vont pas d’emblée être gagnés par un parti politique, car ces jeunes identifient les partis politiques avec des partis traditionnels - et ces derniers sont à leurs yeux un problème et non une solution.
Le RMT, par exemple, a déposé tout le groupe de députés qui lui étaient précédemment liés et a mis en place un nouveau groupe de députés travaillistes, qui soutiennent ses orientations. Nous leur avons dit qu’ils doivent soutenir la renationalisation des chemins de fer, qu’ils doivent s’opposer à la privatisation du métro, qu’ils doivent s’opposer à toutes les lois antisyndicales et qu’ils doivent adopter une attitude de défense des droits des marins. Nous allons aussi soutenir les candidats de notre syndicat. Par exemple il y a un militant de longue date de notre syndicat à Motherwell, John Milligan, que nous allons soutenir. Et nous allons faire campagne en faveur de Tommy Sheridan du SSP à Glasgow.
Alan Thornett : Indépendamment du sort qu’a connu le SLP et de son évolution politique, c’est un fait que nous sommes aujourd’hui dans une situation beaucoup plus avancée que lors de l’émergence du SLP. Aucun des débats politiques de fond que nous connaissons aujourd’hui n’existait lorsque Scargill avait appelé à la constitution du SLP. Donc nous sommes dans une situation beaucoup plus fertileÉ
Patrick Sikorski : Oui, il y a beaucoup plus de forces radicalisées, et pas seulement sur le terrain de la lutte contre la guerre. Cela est dû au Forum social mondial, au Forum social européen et au mouvement altermondialiste dans son ensemble, qui ont initié de nouvelles façons de faire la politique et mis à l’ordre du jour les questions cruciales. C’est un phénomène très intéressant, car le mouvement altermondialiste n’écrit pas de grands manifestes, il soulève les questions centrales qui sont autant de manières de construire des fragments du mouvement. Dans ce cadre nous parlons de la refondation de la représentation politique de la classe ouvrière. Cela impose une certaine approche, qui ne doit pas être précipitée et doit être inclusive. En particulier , je crois que ce serait une grave erreur que de proposer, par exemple, que le pas suivant du Forum social européen soit de mener une grande offensive pour écarter les sociaux-démocratesÉ
Alan Thornett : Revenons à la question du processus - car évidemment il s’agit d’un processus. Le danger, c’est évidemment de manquer l’occasion. L’essence de la politique, c’est de saisir l’occasion lorsqu’elle se présente. Nous avons aujourd’hui ce mouvement massif, impressionnant, mais s’il recule et que rien de neuf n’aura été construit, ce sera un problème.
Patrick Sikorski : Ce que tu dis, Alan, est toujours vrai. Mais regarde l’exemple italien : Rifondazione - le Parti de la refondation communiste - y est fort. Il a un quotidien, de nombreux élus et quelques députés. Pourtant il ne confond pas la construction du mouvement et la construction du parti. Ils ne pensent pas qu’ils peuvent aller de l’avant en « écartant » ou en « infligeant une défaite » à d’autres courants politiques au sein du mouvement. Ils n’approchent pas le mouvement en cherchant « la clarification ». Leur dirigeant, Bertinotti, explique que la gauche ne doit pas tenter d’hégémoniser le mouvement mais qu’elle doit tout faire pour que le mouvement devienne hégémonique dans la société - c’est-à-dire qu’il crée les conditions pour le développement de l’égalité et pour empêcher efficacement les guerres et la barbarie.
Le problème c’est que je ne sais vraiment pas si l’Alliance socialiste peut faire quelque chose de créatif avec ce mouvement de masse alors qu’elle est si largement dominée par le SWP. Est-ce que le SWP veut vraiment ouvrir l’Alliance socialiste à cette occasion et privilégier cela au détriment du recrutement direct pour sa propre chapelle ?
Alan Thornett : Il est vrai que le SWP est dominant du point de vue numérique au sein de l’Alliance et il est aussi vrai que cela conduit certains à la prudence, mais cela veut aussi dire qu’il apporte beaucoup à l’Alliance. La seule manière de dépasser cette situation c’est que de nouvelles forces émergent au sein de l’Alliance ou au sein d’une nouvelle initiative dont l’Alliance serait partie prenante, ce qui modifierait les rapports de forces.
Pour autant que je puisse le voir, au sein de l’Alliance, c’est l’aspiration de tous. Mais personnellement je ne vois pas aujourd’hui de telles nouvelles forces en dehors de la gauche syndicale. L’engagement de la gauche syndicale dans un tel processus créerait une nouvelle situation, le rendrait plus attractif et digne d’une plus grande confiance, ce qui permettrait de tirer un plus grand profit de la situation.
Patrick Sikorski : Je dirai ceci du processus à l’heure actuelle. Il ne s’agit pas là d’une décision du RMT et donc c’est un point de vue personnel. Si un syndicat de base souhaite soutenir un candidat socialiste dans un secteur particulier, il doit le proposer à la direction nationale et le Conseil exécutif en débattra. Si le candidat est d’accord avec les principes fondamentaux du syndicat, alors une consultation commencera au sein de la région concernée pour décider quel candidat le syndicat soutiendra dans cette circonscription et de ce fait aussi dans d’autres circonscriptions. S’il y a un accord entre les structures de base, alors il n’y aura pas de problème, qu’il s’agisse d’un candidat du SSP, de l’Alliance socialiste, de Plaid Cymru, d’un candidat indépendant ou d’un simple militant syndical. L’important c’est que le candidat soit connu et représentatif des luttes dans la région. Il ne suffira certainement pas de se prévaloir de l’étiquette de l’Alliance Socialiste ou de tout autre parti. C’est cela, à mon avis, la voie praticable au cours de la prochaine année. Cela peut conduire à ce que les syndicats choisissent de soutenir l’un ou l’autre parti ou bien qu’ils prennent une nouvelle initiative avec d’autres partis existants et d’autres syndicats - tout cela ce sont les cheminements possibles. Nous sommes en train de regarder qui nous pouvons soutenir dans les élections, car le Labour ne nous représente plus d’aucune manière.
Et il est clair que l’engagement futur des syndicats dans l’Alliance ou dans n’importe quel autre nouveau petit parti, tel le SSP, ouvrirait de nombreuses possibilités en ce qui concerne la manière statutaire de répondre au problème de la crise de la représentation politique.
Alan Thornett : L’Alliance sera certainement très intéressée par une telle discussion.
* Patrick Sikorski est Secrétaire général adjoint de la fédération syndicale des transports britannique RMT (Rail Maritime & Transport), un des syndicats les plus en pointe dans le débat britannique sur les rapports entre le Parti travailliste et le mouvement syndical. Il s’est entretenu avec Alan Thornett, dirigeant de l’International socialist group (ISG, section britannique de la IVe Internationale) et membre du Bureau exécutif de la IVe Internationale. Nous avons traduit cet entretien du mensuel Socialist Resistance, n° 5 d’avril 2003.
1. Cet entretien a eu lieu avant les élections du 1er Mai 2003. Nous publions dans ce numéro (en page 3) le compte rendu du succès électoral du SSP.
2. Le Socialist Workers Party (Parti socialiste des travailleurs, SWP) est la principale organisation de l’extrême gauche britannique. Il a été créé par des militants qui, tel Tony Cliff, son dirigeant historique, ont rompu avec la IVe Internationale à la fin des années 1940, considérant que l’URSS était une société « capitaliste d’État ». Après un long parcours marqué par l’auto-affirmation, le SWP, sous l’influence de l’apparition du mouvement altermondialiste, s’est tourné vers l’unité d’action et a rejoint l’Alliance socialiste en 2001. En mai 2002 sa branche écossaise a rejoint le Parti socialiste écossais (SSP). Sur le cours nouveau du SSP, cf. Inprecor n° 458 de mai 2001.
3. Le Parti travailliste (Labour Party) a été constitué à l’initiative des syndicats au début du XXe siècle. Les syndicats font donc collectivement partie du Labour et participent au financement de ses campagnes électorales. L’évolution néolibérale du parti travailliste et sa transformation en un parti lié à la grande bourgeoisie, sous la houlette de Tony Blair, a ouvert au sein du mouvement syndical britannique le débat sur le financement de ce parti. Un changement sur ce terrain nécessite en règle général des modifications des statuts des syndicats.
4. Le Socialist Labour Party a été créé à l’initiative du dirigeant syndical des mineurs britanniques, Arthur Scargill, avec le soutien de l’appareil du NUM (Union nationale des mineurs, dont Scargill est président à vie), le 1er mai 1996, après que Blair soit parvenu à faire modifier le statut du Labour Party, en y supprimant la référence à la lutte pour la propriété publique des moyens de production, au congrès d’octobre 1995. Le SLP ne parvint pas à s’imposer et son cours sectaire et auto-proclamatoire l’a rapidement réduit à l’état de groupuscule. C’est un courant stalinien nostalgique - la Stalin-Society ! - qui a pris le dessus en son sein.