Interview d’Eric Toussaint du Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde, CADTM, à Genève, dans le cadre du contre sommet G8 illégal, à l’occasion de la rencontre avec Lula, président du Brésil le 2 juin 2003
Contexte : A l’occasion du sommet annuel tenu par le G8 (Etats-Unis, Japon, Allemagne, Grande-Bretagne, France, Italie, Canada, Russie) à Evian les 1er et 2 juin 2003, plusieurs chefs d’Etat non membres du G8 étaient les invités du président français Jacques Chirac. Celui-ci souhaitait donner l’impression à l’opinion publique internationale que le G8, la France en particulier, souhaitaient dialoguer avec le reste du monde en invitant des chefs d’Etat non membres du G8. Avaient répondu à l’appel le président Lula du Brésil et les chefs d’Etats ou de gouvernement de Chine, d’Inde, du Nigeria, du Sénégal, d’Afrique du Sud, d’Egypte, du Mexique… Fondamentalement, il s’agissait de contribuer à légitimer le G8, club informel des principales puissances mondiales, à un moment où sa crédibilité est au plus bas. Les hôtes du président Chirac se sont réunis à Evian avant le début de la véritable réunion du G8 au moment où plus de 100.000 manifestants défilaient dans les rues de Genève (Suisse) et d’Annemasse sur le thème G8 illégal. Parmi les thèmes principaux : l’annulation de la dette du tiers Monde, l’opposition au militarisme, la lutte contre l’OMC, la solidarité avec le peuple palestinien, l’accès aux médicaments génériques… et l’opposition à la réforme néolibérale du système des pensions et de l’éducation qui mobilise en France des millions de travailleurs.
Hier, tu as eu l’occasion de rencontrer, avec d’autres, un des chefs d’Etat, invité spécial du G8 : le président Lula du Brésil. Peux-tu expliquer le sens de cette rencontre et à travers cela, la politique menée par le président Lula ?
Eric Toussaint : Luis Inacio Lula Da Silva, élu président avec une écrasante majorité des voix en octobre 2002, plus de 65 %, souhaitait voir des représentants des mouvements altermondialistes d’Europe. Nous nous sommes rendus à quatre délégués de ces mouvements, Jacques Nikonoff, Président d’Attac France, Rafaella Bolini, représentant le Forum Social Italien, Helena Tagesson (Suède), de la campagne contre l’OMC et moi-même pour le CADTM. La rencontre a eu lieu à Genève dans la résidence de l’ambassadeur du Brésil.
Avant de nous rendre à cette rencontre, nous avions décidé de dire clairement que nous n’engagions pas le mouvement, nous n’avions aucun mandat donné par d’autres mouvements pour les représenter. Nous ne représentions que nous-mêmes et nous n’avions pas l’intention de nous prêter, par exemple, à un jeu de conférence de presse au cours de laquelle le président du Brésil aurait pu nous utiliser pour avaliser la politique qu’il mène. Nous aurions agi de cette façon avec n’importe quel président mais, ici, en plus, nous nous trouvons dans une situation où, quelques mois à peine après avoir occupé son poste de président, la politique de Lula est manifestement contradictoire avec les attentes de toute une série de mouvements sociaux avec lesquels nous travaillons directement.
Alors c’est quoi, les mesures tout à fait contestables ?
Primo, le président Lula a désigné comme président de la Banque centrale un des gros patrons, Henrique Meirelles, l’ancien président d’une des grosses banques américaines présentes au Brésil, la Fleet Boston. C’est donc clairement un représentant de la classe capitaliste qui est mis à la tête de la Banque centrale et le message est clair : chercher à donner confiance aux marchés financiers. C’est le premier problème.
Deuxième problème, le président Lula est favorable à octroyer l’autonomie à la Banque centrale, c’est-à-dire qu’il prend les mesures souhaitées par les néo-libéraux : c’est ce qu’ils ont fait avec la Banque centrale européenne par rapport à la Commission européenne. Ce qui veut dire que le pouvoir politique abandonne encore un peu plus le contrôle sur un instrument central pour orienter l’économie d’un pays. Quand on ne contrôle pas directement la banque centrale, on ne contrôle pas la monnaie nationale, les taux d’intérêt, etc. C’est quelque chose de très important.
Troisième point contestable dans la politique de Lula : c’est la réforme du système de pension qu’il a entreprise et qui fait très fortement penser à la réforme de Raffarin, combattue par un très large mouvement social avec les grèves que l’on connaît en France. En fait, le président Lula s’en prend au système de pension des travailleurs du secteur public et veut favoriser les fonds de pension privés. Il y a d’autres éléments de sa politique contestables : des hauts taux d’intérêt, le maintien des accords avec le FMI, le remboursement de la dette publique extérieure…
Comment a eu lieu cette visite ?
Eric Toussaint : Etant donné la politique que je viens de décrire, on y allait quasiment avec des semelles de plomb parce qu’on ne voulait pas être utilisés ou piégés. Nous avions donc décidé, dans le cadre d’un accord sur la procédure du déroulement de la séance, que chacun d’entre nous (les quatre délégués), prendrait cinq minutes pour présenter les revendications principales que nos mouvements avancent, comme alternatives à la mondialisation actuelle, et qui concernent directement le Brésil. Voici comment s’est déroulée la rencontre : on a été reçus par le président Lula, accompagné du ministre du Travail et du ministre des Relations extérieures, de plusieurs députés et de deux conseillers proches du président. Le président Lula a présenté pendant une demi-heure la politique de son gouvernement, en défendant les mesures d’austérité qu’il a prises (augmentation des taux d’intérêt, coupes claires dans le budget pour un montant de plus de trois milliards de dollars - 14 milliards de réales) et en disant qu’elles étaient nécessaires pour stabiliser une situation économique très difficile. Il a annoncé que dorénavant, il allait commencer à concrétiser - ça prendra quelques années a-t-il dit - les engagements qu’il a pris auprès du peuple au cours de sa campagne électorale.
Nous avons avancé les choses suivantes. Jacques Nikonoff, président d’Attac France, a dit que son mouvement était tout à fait opposé aux fonds de pension privés et qu’il était très inquiet de voir qu’au Brésil, le gouvernement actuel faisait la promotion de ces fonds de pension. Deuxièmement, il a redit l’intérêt manifeste du mouvement à ce que le Brésil se prononce clairement pour la taxe Tobin. Il faut savoir que Lula est venu avec une proposition au G8 d’une taxe sur les ventes d’armes pour financer un projet mondial de lutte contre la faim. Chirac, dans une conférence de presse, a dit que la proposition de Lula lui semblait plus opportune que la taxe Tobin et en a profité donc pour attaquer la taxe Tobin. C’étaient les deux éléments centraux avancés par Jacques Nikonoff.
Moi, j’ai avancé pour le CADTM que l’Amérique latine était confrontée, un peu comme dans les années 80, à une hémorragie énorme de richesses qui la quittaient et qui se rendaient vers les créanciers du Nord (plus de 200 milliards de transfert net négatif sur la dette entre 1996 et 2002, l’équivalent de deux plans Marshall. Le Brésil à lui seul a perdu, entre 1997 et 2001, plus de 70 milliards de dollars de transfert net négatif sur la dette, dont 27 milliards aux dépens des finances publiques), essentiellement des banques privées, des marchés financiers, le FMI et la Banque mondiale. J’ai insisté sur le fait qu’il ne fallait pas attendre une crise de paiement, une crise d’insolvabilité, pour prendre des initiatives - d’ailleurs prévues en l’occurrence par la Constitution brésilienne - c’est-à-dire réaliser un audit sur les origines et le contenu exact de la dette extérieure du Brésil, pour déterminer ce qui est légitime et illégitime. C’est prévu par la Constitution de 1988 du Brésil. En 2000, lors d’un plébiscite organisé par le MST, la CUT, la Campagne Jubilé Sud du Brésil, la Conférence Nationale des Evêques (avec le soutien du PT), plus de 90% des 6 millions de Brésiliens qui ont voté, se sont prononcés pour la suspension du paiement de la dette le temps de réaliser l’audit. Les parlementaires du PT ont déposé un projet de loi dans ce sens. Aucun président jusqu’à aujourd’hui ne l’a réalisé. J’ai dit à Lula : " C’est vraiment l’occasion, puisque vous avez le pouvoir, de lancer l’initiative et ainsi d’avoir les conditions pour suspendre les paiements et épargner l’argent du remboursement de la dette pour de l’investissement social, des transformations, etc.". Puis j’ai suggéré que le Brésil lance un appel aux autres pays latino-américains pour constituer un front des pays endettés pour le non-paiement.
La troisième intervenante, Helena Tagesson, suédoise, avançait la nécessité d’empêcher qu’à Cancun, en septembre 2003, se concrétisent les accords de l’OMC pris à Doha en novembre 2001 et essayer de paralyser la réunion comme on avait réussi à le faire à Seattle fin novembre 99 - début décembre quand, par la mobilisation et profitant des contradictions entre Europe et Etats-Unis, on a réussi à faire obstacle à une offensive plus forte en matière de libéralisation du commerce. En 2001, l’OMC a pris sa revanche. Elle a réussi à avoir un agenda très néo-libéral avec l’Accord général sur le commerce des services, qui doit être définitivement concrétisé et décidé à Cancun. Donc, elle insistait sur le fait que nous avons quatre mois pour essayer de paralyser Cancun. Elle proposait que le Brésil aille, avec les autres pays du Tiers Monde, dans ce sens-là. Et notamment d’être très attentif à la question de la privatisation de l’eau voulue par l’OMC alors qu’il y a des expériences modèles au Brésil comme à Porto Alegre en ce qui concerne l’exploitation et la distribution d’eau. Expériences modèles qui mourront si jamais on applique l’agenda de Doha à Cancun.
La quatrième intervenante était Rafaella Bolini du Forum Social Italien, elle est une des animatrices du mouvement anti-guerre ; les Italiens ont été extrêmement actifs dans la campagne contre la guerre en Irak. Elle a demandé au Brésil qu’il prenne l’initiative de demander la convocation d’une Assemblée générale de l’ONU, pour provoquer un vote de l’Assemblée générale de condamnation de l’occupation de l’Irak par les Etats-Unis et leurs alliés. Le Conseil de sécurité de l’ONU vient de voter une résolution le 22 mai qui, en fait, légitime l’occupation militaire de l’Irak par les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et l’Australie. Et on n’a évidemment pas confiance dans le Conseil de Sécurité. Par contre, même si on ne doit pas se faire trop d’illusions, si réellement il y avait un débat à l’Assemblée générale de l’ONU, si les pays pouvaient réellement voter, il pourrait y avoir une majorité contre l’occupation de l’Irak. Cela a eu lieu à plusieurs reprises dans les années 70 et 80. Israël a été condamné plusieurs fois, malgré l’opposition des Etats-Unis, parce que les Etats-Unis étaient en minorité.
Ce que Lula a répondu, c’est qu’il y avait une grande différence entre ce qu’on souhaitait faire et ce qu’on pouvait faire. Tout ça pour dire que nos propositions étaient bien sympathiques mais qu’il ne voyait pas comment les réaliser. Il a justifié clairement sa politique favorable aux fonds de pension privés. Il n’a pas pris d’engagement sur la question de la dette. Il a dit sur la question du commerce, qu’il voulait effectivement limiter la déréglementation et limiter la portée de l’Accord général sur le commerce des services. En ce qui concerne l’Irak, il a dit que, en tant que pays, il s’était clairement opposé à la guerre contre l’Irak. Mais il n’est pas allé plus loin, il n’a pas dit qu’il allait prendre une initiative concernant l’Assemblée de l’ONU.
Voilà un résumé synthétique de ce contact. J’en tire comme conclusion que l’espoir énorme non seulement d’une grande partie des Brésiliens, mais bien au-delà, dans le reste de l’Amérique latine et dans le monde, de voir un gouvernement progressiste appliquer une orientation qui tourne le dos au néo-libéralisme, et bien, cet espoir est manifestement en train d’être fortement déçu. Et autant le dire depuis le début. Sinon, plus dure sera la chute si on se berce d’illusions sur les orientations réelles du gouvernement Lula. Quelque part, ce qui ressort de la situation des derniers mois en Amérique latine, c’est que, alors que de manière très claire, dans plusieurs pays, les gens ont voté sur des programmes de gauche - je pense à Evo Morales en Bolivie, qui a eu un grand succès électoral mais qui n’a pas été élu président. Je pense à Lucio Gutierrez, soutenu par le mouvement indigène, PachaKutik et la CONAIE en Equateur, qui a été élu sur un programme progressiste. Je pense à Lula. Dans les deux derniers cas, ceux de Lula et Gutierrez, ils ont été élus présidents mais ils se sont empressés de faire des concessions aux marchés financiers et de réaliser la continuité du programme néo-libéral des prédécesseurs qu’ils condamnaient dans leur campagne électorale. Et dans le cas de Gutierrez, c’est plus grave parce que lui, en plus, s’est présenté clairement comme le meilleur ami de Bush dans la région et a dit que le président Colombien était son grand ami, tandis qu’il a affiché clairement des distances très nettes à l’égard du président Chavez du Venezuela.
Cela montre que là, il y a un enjeu important pour les mouvements sociaux : la nécessité de maintenir leur indépendance par rapport aux gouvernements. Ce n’est pas parce que des partis qui, en principe, devraient représenter le programme des mouvements sociaux, arrivent au pouvoir, que les mouvements sociaux doivent mettre de l’eau dans leur vin, abandonner leur radicalité et passer à l’attentisme en se disant " on ne va pas mettre des bâtons dans les roues de nos amis politiques au gouvernement ". Au contraire, il faut augmenter la pression sur de tels gouvernements pour qu’ils adoptent un comportement conforme à ce qu’ils ont annoncé et qui leur a permis de recevoir les suffrages populaires.
Interview réalisée par Frédéric Lévêque. Retranscription : Paola Peebles.
Fait à Genève, le 3 juin 2003.
(tiré du site du CADTM, voir notre page de liens)