Le 1er mai 2003, George W. Bush, homérique pilote, atterrissait sur le porte-avions USS Abraham Lincoln. Le pilote Bush sortait du cockpit pour proclamer, devant les télévisions du monde, que les combats avaient pris fin en Irak et que les objectifs de la « mission militaire » des Etats-Unis avaient été atteints. Le spectacle était conforme aux recommandations de Karl Rove, le conseiller en communication d’extrême droite de Bush. Un propagandiste qui ne manifeste aucun embarras à déclarer que les élections présidentielles américaines de 2004 « ne se gagneront pas avec des mots, mais avec des ima-ges »... et des dizaines de millions de dollars.
Recentrer la propagande
Mais, aujourd’hui, le commerce des images commence à se développer dans une direction qui ne doit pas être appréciée par George W. Bush et son entourage. Le taux d’audience des chaînes télévisées et la circulation de la presse sont soutenus par les annonces « d’attaques terroristes » contre les soldats américains, venus « apporter la démocratie » en Irak. L’annonce quotidienne de soldats tués à Bagdad ou à Fallujah est un « bon sujet », d’autant plus si elle s’accompagne de clichés sur des funérailles militaires et l’avis de décès apporté par un officier, symbolisant la « douleur nationale », à la famille d’un GI.
Ainsi, la logique commerciale du système médiatique aboutit à diffuser une imagerie peu conforme aux messages propagés, depuis des mois, par les mêmes faiseurs d’opinion, sur les raisons et les buts de la guerre déclenchée contre l’Irak. La représentation de la « mission des Etats-Unis » se brouille au rythme où les troupes d’occupation semblent s’embourber. D’ailleurs, l’expression « quagmire » (bourbier), caractérisant la situation de l’armée américaine au Vietnam, commence à ressurgir dans les médias. Il y a dès lors urgence à mettre au point une nouvelle stratégie de communication.
Le lundi 7 juillet 2003, l’éditorial du Wall Street Journal (WSJ) - un des organes de presse les plus influents auprès des cercles de l’establishment lié à l’administration républicaine - révélait l’inquiétude que suscitent les difficultés rencontrées dans la mise en place d’une occupation néocoloniale de l’Irak. L’éditorial est titré : « La contre-attaque de Saddam ». Il s’ouvre sur une admonestation : « Plus vite le président des Etats-Unis, George W. Bush, reconnaîtra et expliquera la vérité, plus rapidement le public américain se rassemblera pour le soutenir face aux défis auxquels il doit faire face. »
Cette fois, quelle est la « vérité » ? Celle qui doit permettre de neutraliser les opposants à la guerre. Car ces derniers « sont en train d’exploiter les suites [de la guerre] pour insister sur le fait qu’elle n’aurait jamais dû être conduite ». Le WSJ est attentif au tournant qui s’opère dans l’opinion publique américaine.
Dès lors, il faut reconnaître, haut et fort, que « Saddam lui-même peut susciter cet effort de guérilla » contre les troupes états-uniennes. L’objectif de cette guérilla « est, en bref, une contre-attaque visant à infliger une défaite déprimante à la guerre contre le terrorisme que mènent les Etats-Unis ». La conclusion coule de source : on ne combat pas ce terrorisme comme « on tente d’abaisser le taux de criminalité à Washington » (une ville où la population noire est importante). Selon le WSJ : « Les Etats-Unis doivent aller plus loin et envisager des arrestations sur une large échelle, spécialement dans le cúur de la région sunnite et baasiste au nord de Bagdad. Les militaires américains n’aiment pas avoir la garde de prisonniers, car elle distrait des ressources des opérations offensives ; mais cela pourrait être une tâche pour des troupes étrangères que les Etats-Unis sont en train de recruter. » La surveillance de vastes camps de prisonniers, voilà une besogne qui pourrait convenir à des troupes polonaises, égyptiennes ou indiennes...
Le message est clair : les forces armées américaines mènent une guerre contre-insurrectionnelle en Irak. Il faut le reconnaître. De la sorte seront légitimées les opérations de répression. En effet, la résistance multiforme de la population à l’occupation de son pays et à la prise de contrôle de ses richesses est assimilée par l’occupant à des « actions terroristes ». On retrouve là le vocabulaire de toutes les forces d’occupation : celles de l’URSS en Hongrie en 1956 ou de la France en Algérie.
Pour tenter de rallier un appui qui s’érode aux Etats-Unis, il faut présenter - toujours selon le WSJ - ce refus de l’occupation comme n’étant rien d’autre qu’un djihad (ici au sens de guerre sainte) mené par des débris du parti Baas de Saddam Hussein (« the Baathist-jihadi »). Ainsi, selon les cerveaux néoconservateurs, pourrait se construire un discours synthétique « antiterroriste » d’une efficacité supérieure.
Répression et contrôle vont de pair. C’est ce que le proconsul américain Paul Bremer envisage lorsqu’il décrète l’interdiction de « toute incitation à la violence ». Robert Fisk pose à ce sujet une question : ce décret va-t-il conduire Bremer à « arrêter tous les imans dans les mosquées, à arrêter tous les journalistes qui n’obéiront pas, à fermer les journaux » ? En connaisseur de la situation, Fisk conclut : « Cela ne marchera pas. » 1
Car le problème central réside dans l’occupation même de l’Irak dont la population, qui dans sa très large majorité ne s’identifiait pas au régime de Saddam Hussein, n’a pas vécu la défaite militaire du régime dictatorial comme sa propre débâcle. Ce que reconnaissent « les officiels de l’ONU [qui] affirment que les citoyens irakiens et les partis veulent avoir un sentiment accru d’appropriation de leur avenir » 2. Cela annule de nombreuses analogies historiques faites par des commentateurs.
L’agriculture occupée par Pradium
L’administration Bush doit tenter de maîtriser l’agencement de facteurs fortement contradictoires : un « engagement massif et durable »en Irak, comme vient de l’admettre Bush ; la cooptation de représentants de divers secteurs et communautés de la société irakienne, sans que ces derniers apparaissent trop ouvertement comme ses féaux ; un « maintien de l’ordre » qu’elle voudrait bien sous-traiter à des troupes du « monde oriental » et qui reste plus que problématique ; une certaine diffusion des responsabilités d’occupation, sans perdre la maîtrise de l’essentiel, en utilisant l’OTAN ou une structure ad hoc internationalisée ; l’obtention d’une stabilisation assez rapide de la situation pour permettre aux firmes privées d’investir et pouvoir disposer, dans un délai pas trop long, des ressources liées à l’exploitation du pétrole ; faire subir à la structure économique irakienne une thérapie de choc (privatisations, etc.) aux effets sociaux délétères. Sur le papier, cette combinatoire est peut-être possible. Dans la réalité, c’est une autre paire de manches.
Le choix du « responsable pour l’agriculture de l’Irak » donne une indication sur l’orientation effective du pouvoir néocolonial états-unien, qui marque la distance avec les multiples scénarios produits par des instituts dans la perspective d’occuper l’Irak sans en donner l’impression. L’administration Bush a trouvé un spécialiste : Daniel Amstutz, un ancien directeur de la plus grande multinationale du commerce de céréales, Cargill. D. Amstutz, avant sa nomination, présidait aux destinées de la firme Pradium Inc., créée en 2000. Cette société organise une sorte de réseau - rassemblant des géants de l’agrobusiness tels que Cargill, Archer Daniels, Cenex Harvest, DuPont, Louis Dreyfus - qui agit à l’échelle mondiale pour opérer des achats et fixer des prix sur le marché des céréales.
D. Amstutz a déjà fourni une première évaluation de la situation agricole irakienne : les paysans dépendaient trop des subventions, il faut donc introduire des mécanismes de marché favorisant les techniques modernes. La traduction de ce discours n’est pas difficile. Tout d’abord, Amstutz va assurer la vente de surplus céréaliers (subventionnés !) des Etats-Unis en Irak. Les revenus du pétrole devront payer la facture. Dans une deuxième étape sera mis en place un système qui fera dépendre une partie de l’agriculture irakienne des intrants (pesticides, fongicides, etc.) fournis par les multinationales et des semences aux mains de Monsanto. Enfin, les prix des diverses céréales et autres produits de l’agriculture irakienne subiront de plein fouet les effets à la baisse d’une surproduction mondiale maîtrisée par des réseaux tels que celui mis en place par Pradium.
Rien d’étonnant dès lors que le directeur d’Oxfam (ONG active dans le domaine de la sécurité alimentaire et basée à Londres), Kevin Wilkins, déclare : « Mettre Daniel Amstutz comme responsable de la reconstruction agricole en Irak revient à mettre Saddam Hussein à la présidence d’une commission de défense des droits de l’homme. » 3
Au même titre où la remise en fonction de l’électricité ou de l’approvisionnement en eau n’est pas une priorité de l’administration Bremer, des mesures d’urgence ne figurent certainement pas sur l’agenda d’Amstutz. Or, l’agriculture irakienne est plongée dans l’abysse sous les effets combinés de la guerre, de la destruction des réseaux d’irrigation, des difficultés de transport et de stockage, du manque de crédit (le système bancaire ne fonctionne pas) alors que la récolte passée n’a pas été payée, de la disparition de l’acheteur central qu’était l’Etat, du manque de moyens vétérinaires, etc.
Le mensonge ordinaire
Aujourd’hui, les grands médias s’extasient sur les « mensonges » proférés par Bush à propos des armes de destruction massive. On peut certes effectuer le relevé des déclarations mensongères qui visaient à justifier la guerre. Mais, si l’on veut aller au-delà des apparences, il faut se poser une question. En quoi le système politique et social américain - comme européen d’ailleurs - nourrit l’exigence du mensonge officiel ? Dans une société aussi marquée par l’inégalité sociale, par la césure entre « riches » et « pauvres », par le pouvoir étendu d’une oligarchie financière, par une concentration énorme du pouvoir médiatique, le mensonge devient une norme de gouvernement.
Ainsi, une réduction massive d’impôts en faveur des très riches est transformée en un moyen de « créer des emplois » ; des mesures autoritaires et répressives (le « Patriot Act ») deviennent un instrument de « défense de la liberté » ; des coupes dans les budgets publics scolaires sont présentées comme un « accroissement des chances pour les élèves méritants ». Ce mensonge institutionnalisé amplifié est le propre de la gestion politique néoconservatrice, autoritaire. Les contre-vérités sur les armes de destruction massive s’intègrent au mensonge ordinaire.
Cette stratégie de bourrage de crâne, disposant d’armes de désinformation massive, va-t-elle permettre de camoufler, aux Etats-Unis, la véritable crise que traverse l’entreprise d’occupation néocoloniale de l’Irak ? Va-t-elle freiner l’expression visible d’une démoralisation qui commence à toucher une partie des troupes américaines sur le terrain4 ?
C’est en ayant à l’esprit ces divers éléments que la mobilisation contre la guerre se doit de se prolonger en mobilisation contre l’occupation impérialiste et pour les droits démocratiques et sociaux d’un peuple irakien effectivement libéré.
1. Robert Fisk est un des meilleurs spécialistes du Moyen-Orient. Il travaille pour le quotidien anglais The Independent. Cette citation provient d’un entretien accordé à Z Magazin.
2. Financial Times, « Iraq’s campaigning consul », 5/6 juillet 2003.
3. Voir Eat the States,2 juillet 2003, vol. 7, n° 22, « Nature and Politics ».
4. Voir le reportage sur la démoralisation de la troupe dans The Christian Science Monitor,7 juillet 2003 « Troop morale in Iraq hits rock bottom ».
(tiré du site À l’encontre)