Accueil > International > La faim exige une nouvelle rébellion

Argentine

La faim exige une nouvelle rébellion

vendredi 27 décembre 2002

Il y a un an, le 20 décembre 2001, se produisait en Argentine une « pueblada », un soulèvement populaire, une rébellion. Le gouvernement du radical De la Rua - un parti bourgeois qui historiquement a capté les votes des classes moyennes - a été renversé par la rue. Certes, les manúuvres des péronistes (Parti justicialiste) avaient affaibli ce gouvernement d’Alliance. Il fut présenté comme un gouvernement de gauche par la social-démocratie et ses alliés staliniens en Europe, lors de son intronisation en décembre 1999.

De l’illusion du premier monde au quart monde

La rébellion populaire, nourrie depuis plusieurs années par des luttes de divers secteurs sociaux (entre autres les chômeuses et chômeurs connus sous le nom de piqueteros), visait simultanément le gouvernement, l’ensemble des institutions politiques et les effets sociaux mortifères des politiques néo-conservatrices, clairement accentuées depuis les gouvernements de Carlos Menem (de 1989 à 1999).

L’économie de l’Argentine a été « parfaitement » ajustée - selon le FMI et la Banque mondiale - aux besoins des groupes financiers et industriels impérialistes (états-uniens, espagnols, français, italiens, suisses) et à ceux de leurs partenaires argentins représentés par une oligarchie restreinte. Il est significatif, à ce propos, que 65% des capitaux des 500 principales entreprises d’Argentine soient contrôlés par des firmes impérialistes et que ces entreprises concentrent dans leurs mains 70% du commerce extérieur.

En fait, toute la politique de Menem, puis de De la Rua a consisté à forger un modèle d’économie de plus en plus exportatrice. Et cela pour, d’une part, disposer des devises (dollars) nécessaires pour payer une dette extérieure et intérieure en croissance permanente et, d’autre part, pour offrir le maximum de gains à la coalition de firmes transnationales, à l’oligarchie financières argentine (les Macri, Soldati, Eurenkian...) et aux seigneurs de l’agro-exportation. Cette coalition s’est s’emparée, à l’occasion des privatisations, de segments entiers de l’économie. Un chiffre l’illustre : l’emprise des capitaux impérialistes dans les 500 grandes firmes a passé de 45% en 1993 à 65% en décembre 2001. Le capital rentier, transnational et national, a capté la richesse produite en Argentine. Le prix en a été payé par une surexploitation intensifiée des travailleuses et travailleurs, par une désindustrialisation renforcée (les firmes issues des années 1950, 60, début 70 attachées au marché intérieur) et par une paupérisation qui croîtra parallèlement à la montée du chômage.

Les promesses d’un Menem selon lesquelles l’Argentine allait « entrer dans le premier monde » se sont soldées par la chute de ce pays et de la majorité de sa population dans le quart monde. L’ancrage, dès 1992, dans la Constitution de la parité dollar-peso, effectué sous la houlette du ministre de l’Economie Domingo Cavallo, n’est pas à l’origine de la brutale crise argentine. Cette parité sera un instrument visant à faciliter les opérations massives de privatisation (du système de retraite public en passant par le pétrole jusqu’à la gestion de l’eau, les télécommunications, les transports, etc.) et à donner toutes les garanties aux créanciers rentiers et aux investisseurs qu’ils pourraient rapatrier, sans perte de change, la plus-value ratissée sur le dos des travailleuses et travailleurs argentins.

Un coup d’Etat économique

Depuis le soulèvement de décembre 2001 - bien que le mot d’ordre politique le plus ressenti soit celui-ci : « Que todos se vayan » (Que tous s’en aillent) -, le FMI et le gouvernement du péroniste Eduardo Duhalde ont soumis l’économie et la société argentines à un véritable coup d’Etat économique. L’un de ses buts, non explicité : tétaniser la population, la contraindre à utiliser son énergie pour survivre, désorganiser les rangs de celles et ceux engagés dans les assemblées populaires, dans les organisations de chômeurs et les mouvements visant à récupérer l’épargne bloquée par les banques (corralito : le petit enclos). Les détenteurs d’importantes sommes placées à terme, d’un côté, avaient fait sortir les capitaux avant l’explosion de la rébellion et, de l’autre, ont continué à le faire, en enjambant les décrets du corralito. Ainsi, de juin 2001 à juin 2002, en pleine crise financière, le secteur privé a fait sortir 22,3 milliards de dollars et seuls 3,8 milliards (en grande partie résultat des exportations) sont restés dans le circuit interne de l’économie argentine.

Les effets de ce coup d’Etat économique sont aisés à décrire : la faim ronge quotidiennement de plus en plus d’enfants et d’adultes. Dans un pays qui a le potentiel de produire dix fois l’équivalent de sa consommation de biens alimentaires annuels, combattre la faim est devenu une préoccupation pour plus de 50% de ses 37 millions d’habitants, qui vivent en dessous de la ligne de pauvreté.

Trois enfants meurent tous les jours des conséquences de la dénutrition, selon les chiffres de l’ONG Save the Children. Dans le nord du pays, 44% des habitants de Jujuy et 30% de ceux de Tucuman manquent de l’essentiel pour vivre. Pourtant, 56 millions de têtes de bétails sont recensées en Argentine et la production de viande s’élève à 2,45 millions de tonnes. Mais viande et blé sont exportés sur le marché mondial en dollars. Et les revenus de ces exportations sont très largement recyclés sur les places financières internationales, entre autres helvétique. Lorsque les biens alimentaires sont vendus sur le marché interne argentin, ils le sont à partir de leur prix en dollars, alors que le peso a été fortement dévalué (3,6 pesos pour 1 dollar), ce qui les rend inachetables pour une partie de plus en plus grande de la population.

Au cours des quatre derniers mois, 5 millions de citoyennes et citoyens argentins ont grossi les rangs des pauvres et 3 millions ceux des indigents, c’est-à-dire ceux qui ne peuvent acquérir le minimum de biens alimentaires pour atteindre le niveau calorique de base déterminé par l’OMS (Organisation mondiale de la santé).

Selon l’INDEC, en fin 2002, 65% de la population sera « comptabilisée » parmi les pauvres. Et, sur les 37 millions, 11 millions seront des indigents. Une partie importante des classes moyennes a été projetée dans la pauvreté.

Le système de santé - malgré le degré élevé de qualifications des médecins, des infirmières, des soignants en général - ne dispose plus de ressources aussi élémentaires que des gants, des cathéters, des moyens de stériliser les instruments, etc. Les médicaments sont hors de prix, à tel point que beaucoup doivent choisir entre manger ou acheter un médicament !

Voilà la réalité quotidienne provoquée par une crise capitaliste - à la 1929-30 pour faire une comparaison avec celle qui frappa les Etats-Unis ou l’Europe - qui se déchaîne dans un pays de la périphérie, un pays subordonné à l’impérialisme. Et les représentants de ces impérialismes, américain ou des pays européens, continuent à exiger le paiement de la dette - alors que l’Argentine est en situation de défaut -, à combattre pour obtenir des augmentations tarifaires dans les secteurs dits de service public contrôlés par les transnationales et à refuser tout rattrapage salarial face à une croissance des prix des biens de base de plus de 40%.

En Argentine, la guerre de la classe dominante et des bourgeoisies impérialistes contre la population exprime la brutalité des mécanismes d’un système qui ne connaît qu’un impératif : défendre bec et ongles la propriété privée et chercher, en pleine crise socio-économique, à assurer au maximum le transfert de richesses des pauvres vers les riches. La corruption des milieux politiques n’est que l’expression parasitaire de ce mécanisme qui impose ses contraintes.

Une rébellion qui invente ses moyens de combat

C’est dans un tel contexte que le peuple argentin a dû et doit faire face à une crise politique et socio-économique. Or, si depuis le début des années 1990 (manifestations et grèves contre les privatisations, premières « pueblada » à Santiago del Estero en décembre 1993) des luttes et mobilisations se sont développées, les travailleuses et travailleurs d’Argentine - ayant un emploi souvent précaire ou étant au chômage - sont entrés dans la rébellion en ne disposant pas d’instruments efficaces à l’échelle du pays.

Depuis très longtemps, les organisations syndicales péronistes sont des courroies de transmission de la bourgeoisie et de son secteur lié au Parti justicialiste. Y compris le gros de la direction de la CTA (Centrale des travailleurs argentins) a sans cesse maintenu des relations de négociations, plus ou moins conflictuelles, avec l’appareil bureaucratique et clientélaire péroniste.

Les masses laborieuses et les secteurs desdites classes moyennes paupérisés se sont donc donné des instruments ad hoc pour faire face à des défis très élevés : changer les institutions politiques et transformer à la racine le modèle et le système économiques.
Ce fut alors, au cours des premiers mois de l’année 2002, l’heure des assemblées populaires dans les quartiers des diverses villes de l’Argentine, et en particulier de sa capitale fédérale Buenos Aires. Ce fut aussi, au début de l’année 2002, l’affirmation sur la scène sociale et politique du mouvement - divisé entre diverses organisations - des piqueteros.

Ce vaste mouvement d’auto-organisation a réussi à faire de secteurs sociaux entiers de véritables protagonistes d’un changement possible. Toutefois, la violence de la crise économique combinée avec les attitudes sectaires irresponsables des forces de la gauche radicale a abouti à éroder ces multiples mobilisations qui s’opéraient sous le drapeau du mot d’ordre : « Que todos se vayan ».

Le gouvernement de Duhalde, très fragile, a néanmoins continué de mener une politique antipopulaire, de réprimer des mouvements de piqueteros, non seulement à Buenos Aires comme en fin juin 2002, mais surtout dans les villes du Nord, de criminaliser les activités du mouvement social, de rendre de plus en plus présentes les forces policières, au nom de la lutte contre la délinquance.

Les luttes contre la crise meurtrière

Malgré la profonde crise économique, le net recul de la mobilisation d’ensemble, un processus diffus d’activités sociales se développe dans le pays. Parallèlement au mouvement des piqueteros- les assemblées populaires sont en chute libre - a pris forme le Mouvement national des entreprises récupérées (MNER). Il a tenu sa première réunion, début septembre 2002, dans l’entreprise La Baskonia, dans le quartier populaire du Grand Buenos Aires : La Matanza. Cette entreprise, La Baskonia, est gérée par ses salariés.

Le MNER rassemble plus de 150 entreprises occupées par leurs travailleuses et travailleurs, au nombre total de 15000. Ce mouvement exprime à quelle croisée des chemins se trouvent les secteurs surexploités et paupérisés du pays. En effet, l’essentiel de ces entreprises récupérées le sont après le départ des patrons. La forme de gestion se développe dans un cadre coopératiste. Toutefois, comme l’un de ses dirigeants, José Abelli, vient de le dire dans le quotidien argentin Pagina 12 : « Nous exigeons des politiques qui envisagent l’expropriation des actifs productifs des entreprises en faillite et les transfèrent aux travailleurs. »D’autres expériences, comme celle de l’entreprise textile Brukman à Buenos Aires, qui dispose d’un potentiel productif plus développé, se dirigent plus dans le sens d’une nationalisation sous contrôle ouvrier.

Des expériences qui peuvent nourrir une issue socialiste

Après un an de rébellion, une dialectique pourrait s’établir entre l’accumulation d’expériences multiples - allant des infirmières et médecins d’hôpitaux, en passant par les entreprises occupées, les réseaux de troc, les initiatives d’éducation populaire jusqu’aux actions de prévention sanitaires impulsées par des médecins dans le Grand Buenos Aires, etc. - et les propositions programmatiques de rupture avec le capitalisme. Ces dernières sont mises en avant par le groupe des économistes de gauche (EDI). Ils mettent l’accent sur une perspective socialiste, passant par une rupture du modèle exportateur, par un refus du paiement de la dette extérieure, par une augmentation du salaire minimum et l’instauration d’un revenu minimum assuré, par un plan de reconstruction productive du pays en lien avec les besoins sociaux (logement, éducation, santé...), par une nationalisation du secteur bancaire (entre autres le secteur de la banque hypothécaire qui pourrait, si rien n’est entrepris, permettre le transfert des propriétés agricoles les plus productives, endettées, aux mains de capitaux de l’agro-business impérialiste).

Dans l’aire sud-américaine, l’avenir de peuples entiers se joue aujourd’hui, que ce soit au Brésil, au Venezuela, en Colombie, en Bolivie, en Argentine. La solidarité passe, d’une part, par la compréhension de la nature capitaliste, internationale, de la crise qui frappe l’Argentine et, d’autre part, par la prise de conscience du rôle socialement, économiquement, écologiquement destructeur, radicalement antidémocratique, que jouent les impérialismes dominants. C’est dans cette perspective que le MPS a développé diverses actions de solidarité en direction d’entreprises d’Argentine occupées. La solidarité doit dépasser les vagues slogans dénonciateurs qui remplacent l’intelligence des luttes en cours et leurs liens réciproques.

Mouvement pour le socialisme, 18 décembre 2002