Dans les années 60, la gauche était avant tout nationaliste et indépendantiste et ses débats portaient surtout sur la façon d’arriver à l’indépendance. Son projet de société était diffus, sinon confus. Bien que souvent impliquée dans certaines formes de solidarité internationale, cette gauche n’avait pas réellement de référents internationaux ni de référents historiques. Sur le plan théorique, elle se réclamait autant des structuralistes, des existentialistes ou des tiers mondistes - que des marxistes de quelque courant que ce soit. Et son champ d’action se limitait strictement au Québec sans aucune préoccupation par rapport au Canada anglais.
Quelques années après la crise d’octobre, la gauche québécoise était beaucoup plus structurée et sa majorité avait rejeté le bébé avec l’eau sale, l’indépendantisme avec le PQ. La quasi-totalité des courants de cette gauche se disaient marxistes orthodoxes et avait des projets de société plus ou moins clairs avec des référents internationaux et historiques explicites. Toutes les organisations se voulaient pancanadiennes.
La vaste majorité des militantes et militants de gauche des années 1960 venaient de quatre sources : le Rassemblement pour l’Indépendance Nationale (RIN,1960 -1968), le Parti Socialiste du Québec (PSQ, scission du NPD – 1962-1967), la mouvance autour des revues Parti Pris et Révolution Québécoise (1963 – 1967), indépendantistes de gauche qui créent le Mouvement de Libération Populaire, (MLP - 1975 1966) et l’Union Générale des Étudiants Québécois (UGEQ - 1965 - 1969). Plusieurs, sinon la majorité, des militant-e-s appartenaient, en succession ou simultanément, à plus d’un de ces mouvements.
Les centrales syndicales avaient une présence sociale réelle (c’était la période de la syndicalisation du secteur public et parapublic devenu énorme suite à la soi-disant révolution tranquille) mais leurs directions majoritaires étaient directement inféodées au Parti Libéral du Québec. Elles étaient farouchement hostiles à l’indépendance. Marcel Pepin et Louis Laberge n’hésitaient pas, alors, à débattre en public avec les tenants de l’indépendance que ce soit Pierre Bourgault ou Pierre Vallières (avant son passage au FLQ). Laberge est même allé jusqu’à s’opposer à une résolution pour le droit du Québec à l’autodétermination lors d’un congrès fédéral du NPD en 1965.
Certes, il y avait un courant indépendantiste et socialiste au sein des centrales principalement regroupées autour du PSQ (Fernand Daoust, Jean-Marie Bédard, Henri Gagnon et Émile Boudreau à la FTQ, ou Pierre Vadboncoeur, Pamphile Johnny Piché, Hildège Dupuis et Michel Chartrand à la CSN en autres, par exemple). Mais ce courant n’avait pas d’assises programmatiques ou internationales claires ce qui faisait que la majorité de ses représentants se sont faits happer par le Parti Québécois dès sa fondation et on fait la paix avec leurs anciens adversaires dans l’appareil syndical au début des années 70.
Mais le gros des effectifs militants de la gauche venait du mouvement étudiant. En 1967, l’UGEQ adopte des positions en faveur de l’indépendance et du socialisme et organise des manifestations non seulement sur des questions étudiantes mais aussi de solidarité avec le Vietnam (1967) et d’opposition à l’invasion soviétique en Tchécoslovaquie (1968).
La création du Mouvement Souveraineté - Association en 1967 et sa transformation en Parti Québécois en 1968 absorbe l’écrasante majorité des militantes et des militants indépendantistes, même de gauche. Mais la gauche du PQ continuera pendant plusieurs années à participer aux actions extraparlementaires qui connaissent une montée spectaculaire à partir des grèves étudiantes avec occupation de l’automne 1968 et de la manifestation pour un McGill français en mars 1969.
La disparition de l’UGEQ au printemps 1969 (suite à un congrès où aucune des trois tendances en présence n’a eu de majorité) libère des énergies considérables qui vont organiser le mouvement et les manifestations de rues les plus massifs que le Québec a connu jusqu’aux luttes du Front commun intersyndical en 1972 : la lutte contre le bill 63 (projet de loi établissant la légalité et l’égalité de l’enseignement anglais au sein du système scolaire québécois) en octobre 1969.
Si le Front du Québec Français (FQF) composé du PQ, des centrales syndicales et des organisations nationalistes « respectables » telle que la société Saint-Jean Baptiste, chapeaute officiellement ce mouvement, en réalité c’est la Coordination des groupes de gauche qui organise la mobilisation dans les rues. Ce comité regroupe en plus des individus, la Ligue des Jeunes Socialistes (trotskiste), le Front de Libération Populaire (FLP) et le Comité Indépendance – Socialisme, tous deux issus du courant de gauche dans le RIN qui a refusé d’adhérer au PQ, le Mouvement Syndical Populaire (MSP), courant étudiant spontanéiste et gauchiste issu de l’UGEQ et la Ligue pour l’intégration scolaire qui avait organisé des luttes linguistiques à Ville Saint-Léonard. Aucune de ces organisations ne représente plus de 50 à 75 militants militants actifs mais la mobilisation atteint plus de 35 000 personnes.
Au printemps 1970, la quasi-totalité de l’énergie des militantes et militants est récupérée par la campagne électorale du Parti québécois. Les résultats électoraux (plus de 25 % des votes, mais seulement 7 députés) révèlent le vide du jeu électoral provoquant deux phénomènes à court terme : la démoralisation du gros des effectifs et des réactions de désespoir qui vont accélérer l’entrée en action du FLQ.
La plupart des organisations et courants de gauche vivent au cours des années 1970 une crise de perspective. La LIS, le CIS et le MSP disparaissent. Le FLP est divisé en plusieurs courants dont un favorable au FLQ. La ligue des Jeunes Socialistes (et son organisation en mère, la Ligue socialiste Ouvrière) connaît une lutte fractionnelle paralysante qui va aboutir en 1972 au départ de la majorité des membres francophones qui créent le Groupe Marxiste Révolutionnaire, prédécesseur de Gauche socialiste.
En même temps, des militantes faisant le bilan amer du rôle auquel les hommes les ont confinées dans les mouvements étudiants, linguistiques et syndicaux, commencent à organiser le Front de Libération des Femmes.
La gauche péquiste, beaucoup de militantes et de militants des groupes populaires et le mouvement syndical (surtout la CSN) de Montréal consacrent leur énergie à la campagne électorale de novembre 1970 contre le régime du maire montréalais, Jean drapeau. Ils créent le Front d’Action Politique qui organise des comités d’action politique (CAP) dans chaque quartier électoral de Montréal.
Suite à la syndicalisation rapide du secteur public québécois et à la difficulté de négocier secteur par secteur, hôpital à hôpital, commissions scolaire par commissions scolaire, les 3 grandes centrales : CEQ, la CSN et la FTQ commencent à discuter, au cours de l’été, de la mise sur pied d’un front commun pour négocier en bloc les prochaines conventions collectives des 210 000 employé-e-s de l’État québécois.
À l’automne 1970, tout le monde dans la gauche savait que quelque chose allait se passer. Ça se chuchotait partout. Et la crise a eu lieu.
Seul le mouvement étudiant se mobilise en tenant des « teach in » à l’Université de Montréal et à la nouvelle université du Québec à Montréal. Les directions syndicales rejoignent la direction du PQ et du FRAP en condamnant le FLQ. La gauche syndicale réussit à nuancer un peu cette condamnation (prenant position pour le manifeste mais contre les actions tactiques du FLQ) et, après le décret des mesures de guerre à mobiliser contre ce déni évident des droits démocratiques élémentaires de la population québécoise (y compris l’arrestation du président du Conseil central de Montréal de la CSN, Michel Chartrand) et contre l’occupation militaire.
Les organisations de gauche sont temporairement décapitées par la répression. La plupart des dirigeants sont soit en prison soit cachés. Les femmes organisent des manifestations symboliques mais très marquantes. Le FRAP et ses CAP maintiennent leur campagne électorale contre Drapeau et réalise un score assez respectable dans le contexte (près de 20 % des votes).
Mais les prochaines années sont surtout marquées par des débats et des réalignements. Le Parti québécois renforce sa capacité de récupérer électoralement le mouvement nationaliste extraparlementaire de masse qui ne réapparaît plus dans la rue.
Le mouvement syndical connaît une radicalisation de son action revendicatrice avec les grèves générales du front commun en avril et en mai 1972 et avec le front des grèves du secteur privé en 1973. Simultanément les centrales rehaussent le ton au niveau de l’analyse socio-économique et adoptent un discours radicalement anticapitaliste sans pour autant sauter sur le terrain politique. En pratique, le mouvement ouvrier québécois, à son plus militant, au moment de ses plus fortes mobilisations, délaisse le terrain politique et permet au PQ de l’occuper au complet.
Dans un contexte de, la majorité de la gauche, peu formée et essentiellement activiste auparavant, commence à voir dans la question nationale (qu’elle aussi identifie au PQ) un obstacle à l’unité et à l’indépendance de la classe ouvrière. À partir des restants des organisations comme le FLP, le CIS de la gauche et de la gauche du PQ, des CAP du FRAP, des gens du FLQ une fois sortis de prison, des anciens militantes et militants étudiants et des organisations maoïstes auparavant peu ou pas pertinentes telles que le Parti communiste marxiste-léniniste du Canada et le Parti du travail du Canada, le courant maoïste et stalinien se cristallise dans des organisations comme En lutte !, la Ligue communiste marxiste-léniniste du Canada et Mobilisation (ces deux dernières étant à l’origine du Parti communiste ouvrier (PCO).
Certes, le courant trotskiste, une minorité de Mobilisation, des chrétiens de gauche et des individus ici et là résistent à ce rejet de l’indépendance et à cette stalinisation mais ils restent minoritaires et contre le courant dans la gauche québécoise, tandis que la majorité de celle-ci sera totalement non pertinente et même néfaste malgré quelques années d’apparence de force.
Une histoire à ne pas répéter.