« Bon pour l’Orient… » ?
L’explication est toute trouvée : les émeutes qui se sont déclenchées à Athènes et dans les villes de Grèce après le meurtre d’Alexis Grigoropoulos par un policier, le 6 décembre dernier, renvoient fondamentalement à un archaïsme. Celui d’une société, et de son État, qui, à peine sortis de leur arriération balkanique, peinent à faire face aux défis de la « modernité » et de la « mondialisation ».
Exagérations que tout cela ? Regardez plutôt cet éditorial du « quotidien français de référence » (Le Monde), selon l’expression consacrée : « les émeutes qui ravagent depuis trois jours les grandes villes grecques… témoignent des déséquilibres d’une société passée en quelques années des Balkans à l’Europe ». D’où il ressort, d’entrée de jeu, que les Balkans ne font pas partie de l’Europe, qu’ils sont, ou demeurent, l’« autre » contre lequel se construit, et se conçoit elle-même, cette « Europe » là.
Mais revenons aux émeutes grecques. Au premier banc des accusés, l’État, un État « déliquescent, miné depuis longtemps par le clientélisme, la corruption, le favoritisme ». La Grèce n’a jamais atteint le stade de l’« État de droit moderne », lit-on un peu plus loin, car les « grandes familles… qui se succèdent au pouvoir depuis des décennies » profitent du système et l’utilisent pour « arroser…une large partie de la population ». Ainsi, la responsabilité de l’actuel gouvernement ne renvoie pas tant à sa politique, mais plutôt à sa « faiblesse », qui découle de sa continuité d’avec le système prémoderne qui s’est maintenu tout au long les alternances au sommet de l’État.
On voit se profiler ici le stéréotype orientaliste de base : la Grèce comme une sorte de satrapie déclinante, rongée par les fléaux typiques de l’arriération pré-moderne. On admet, certes, que ces « rapports archaïques » (le mot est enfin lâché !) sont « ébranlés » par l’entrée dans l’« Europe ». Mais ils persistent, et le pays ne parvient pas à « échapper à ces mauvaises habitudes ». Frappé par une « crise économique » et une « crise sociale », dont les symptômes, furtivement évoqués n’évoquent pourtant que des choses bien familières aux lecteurs du Monde, la Grèce souffre de son inadaptation à la modernité. En témoignent ces convulsions violentes et exotiques, qui confirment son appartenance à cette altérité, cet espace situé au-delà de l’Occident européen, dont la modernité et la civilisation ne peuvent que prémunir de telles rechutes dans l’état de nature – l’éditorial s’intitule du reste La Grèce sans État.
Las, il n’aura pas fallu plus de trois jours, pour que, dans les colonnes du même quotidien « de référence », le ton change du tout au tout. La « une » de l’édition du 13 décembre 2008 annonce en effet : « Social, jeunesse, banlieues : la France gagnée par l’inquiétude. La droite comme la gauche scrutent attentivement les événements de Grèce ». La suite de l’article en rajoute : « la révolte des jeunes en Grèce peut-elle s’exporter en France ? Oui, répondent en cœur Laurent Fabius et Julien Dray ». Les porte-parole du Modem (Bayrou) et de l’UMP ne semblent pas dire autre chose, tandis que, dans des propos tout à fait remarquables, qui nous sont rapportés entre guillemets, Nicolas Sarkozy n’hésite pas à faire référence à la Révolution française, plus exactement au régicide, pour terminer par cette phrase : « Au nom d’une mesure symbolique, ils [les Français] peuvent renverser le pays, regardez ce qui se passe en Grèce ». Et l’éditorial du même jour de conclure : « La France n’est pas la Grèce. Mais. »
Un élève modèle du néolibéralisme européen
Que s’est-il donc passé, pour qu’en moins d’une moitié de semaine, l’image de l’altérité archaïque et orientalisante soit devenue un miroir dans lequel les porte-voix des groupes dirigeants de la société française se regardent et, à leur grande inquiétude, se reconnaissent ? Sans doute le fait que, même vus à travers les filtres et biais habituels, les éléments qui composent la toile de fond de ces événements, et que les correspondants et envoyés spéciaux de ces quotidiens n’ont pu que faire parvenir à leur rédaction et à leur lectorat, évoquent irrésistiblement la proximité fondamentale des situations, la ressemblance, si ce n’est l’identité, plus que l’exotique altérité : chômage de masse, atteignant des niveaux explosifs dans la jeunesse et tout particulièrement la jeunesse diplômée, bas salaires et protection sociale rognée, pensions menacées, services publics désorganisés et privatisés, climat autoritaire et répressif. Si spécificité de la Grèce il y a, c’est en effet que l’État grec y est plus « faible » qu’ailleurs en Europe (mais sans doute moins qu’en Italie) dans le sens bien particulier où l’État social y est plus limité et plus récent. Plus vulnérable donc à la contre-réforme libérale, dont les effets jouent à plein précisément là où ils rencontrent le moins d’obstacles institutionnels.
En réalité, plus que d’un « archaïsme » ou d’un « retard », c’est plutôt d’une avance de la Grèce (et d’autres pays de la périphérie européenne ou du Sud) dans la mise en œuvre du néolibéralisme qu’il faudrait parler.
Rappelons donc que la Grèce, dont l’espérance de vie ou les taux de diplômés sont au-dessus de la moyenne de l’Union Européenne, dont les capitalistes de l’industrie ou de la banque rayonnent dans toute l’aire balkanique et vers laquelle affluent tous les ans des centaines de milliers de travailleurs immigrés venus de l’Est ou du Sud, est aussi l’une des sociétés les plus inégalitaires d’Europe.
Ce ne sont pas simplement les salaires (et les retraites) les plus bas d’Europe occidentale (avec le Portugal), c’est aussi la répartition des richesses la plus polarisée : la part des salaires dans le produit national est en deçà de 55% (près de dix points de moins qu’en France), et elle est chute (comme en France et dans la quasi-totalité des pays occidentaux) depuis les années 1980 (60% en 1984, 70,3% en France en 1980). Le taux de travailleurs en dessous du seuil de pauvreté est le plus élevé de l’Union Européenne (14%). Au même moment, la dérégulation financière, les privatisations et la politique de taux intérêts élevés, pratiquée avec un zèle admirable par les gouvernements du « socialiste modernisateur » (véritable chouchou des médias et des élites européennes) Costas Simitis (1996-2004), opérait une redistribution sans précédent en faveur des spéculateurs de la bourse, détenteurs d’actions et de bons du Trésor.
La Grèce occupait ainsi, en 1997, le troisième rang parmi les pays de l’OCDE pour les inégalités, dépassée uniquement par le Mexique et la Nouvelle Zélande. Le revenu des 20% les plus riches de la population est supérieur de plus de six fois à celui des 20% les plus pauvres (contre un à trois au Danemark par exemple). Et encore, ces inégalités « primaires » sont aggravées par les inégalités « secondaires » dues à la faiblesse de l’État social, tout particulièrement dans deux domaines clés, la santé et l’éducation, gangrénés de façon chronique par la logique du profit. Pour en rester à celui de l’éducation, avec moins de 3,5% de son budget national, la Grèce se situe traditionnellement en queue de peloton européen. Elle se hisse toutefois au premier rang pour les dépenses des ménages allouées à l’éducation, égales en volume à celle de l’État. Un invraisemblable univers fait d’entreprises spécialisées dans le soutien scolaire, de cours privés et d’établissements privés censés fournir des formations professionnelles, voire même des formations à prétention « universitaire » (en grande part assurées par les antennes locales d’établissements universitaires du monde anglophone, ou, en réalité, simplement agréés par ceux-ci) se substitue très largement à une éducation publique défaillante. La réforme des universités lancée par l’actuel gouvernement en 2006 s’est attaquée à l’un des derniers éléments de service public qui subsistent. Il n’est guère surprenant qu’elle se soit heurtée à la mobilisation massive de la jeunesse, qui, avec des hauts et des bas, marque de façon continue la situation sociale des deux dernières années.
Crise politique et mobilisation populaire
Si l’acuité de la crise sociale forme l’arrière-plan indispensable à la compréhension de la révolte grecque, et de son impact international, elle ne saurait en elle-même suffire à en rendre compte. Deux facteurs doivent ici être pris en compte, que nous ne pouvons évoquer que de façon succincte : la crise politique, qui est à la fois une crise du système bipartite grec et une crise de l’État, et la capacité d’intervention directe de certains secteurs populaires.
Du point de vue politique, le système d’alternance des deux grands partis (Nouvelle Démocratie, droite, et PASOK, socialistes), totalisant habituellement, depuis les années 1980, autour de 85% des suffrages, présente des signes d’essoufflement à partir des élections de 2004. Jusqu’à la crise récente, on peut dire que c’est surtout le PASOK qui en a souffert, incapable de se différencier désormais d’un gouvernement de droite relativement « mesuré » et doté d’un premier ministre plutôt populaire. Le point culminant de cette crise d’identité du PASOK a été atteint au moment du mouvement contre la réforme des universités, lorsque la direction du parti fut contrainte de changer son attitude au Parlement, et de refuser de soutenir la modification proposée par la droite de l’article 16 de la constitution, qui accorde à l’État le monopole des missions de l’enseignement supérieur.
Cette crise du bipartisme a laissé un espace disponible à la « gauche de la gauche », que celle-ci, contrairement à ce qui s’est passé dans d’autres pays a su occuper. Profondément divisée dans ses deux composantes principales, le Parti Communiste Grec (KKE) et la Coalition de la Gauche Radicale (SYRIZA), auxquelles il convient d’ajouter une extrême-gauche fragmentée et électoralement marginale, mais forte en termes militants (et bien implantée dans les universités), la gauche grecque présente la particularité de s’écarter de la tendance dominante en Europe, qui a vu les forces communistes, ou issues de cette matrice, se subordonner progressivement à la social-démocratie (elle-même gagnée au néolibéralisme) à et la logique des alliances de « centre-gauche ».
Le KKE est sans doute le parti le plus ouvertement néostalinien d’Europe, d’un sectarisme et d’un dogmatisme jamais pris en défaut, mais il garde une forte combativité, une capacité d’organisation de masse (y compris dans la jeunesse) et une assise dans les classes populaires. La Coalition SYRIZA regroupe le parti Synaspismos (Coalition de gauche, issue de deux scissions du PC, en 1968 et en 1990) et diverses organisations d’extrême-gauche (qui vont du maoïsme et du trotskisme au socialistes de gauche). Implantée essentiellement dans les couches éduquées, bénéficiant d’un fort vote jeune, elle a vu son audience s’élargir à partir de 2005, lorsque, après une longue lutte interne, la gauche de Synaspismos a réussi à prendre le contrôle du parti et à imposer une ligne de refus des alliances de « centre-gauche » et des velléités de participation à des gouvernements dirigés par le PASOK.
Les élections de l’automne 2007 ont ainsi témoigné d’une sensible poussée à gauche (le KKE passant de 6% à plus de 8% et SYRIZA de 3,3 à 5,5%), surtout dans les grands centres urbains et la jeunesse, avec un recul concomitant de l’emprise du bipartisme. Les sondages montrent que cette tendance s’est depuis amplifiée, essentiellement au profit de SYRIZA, qui semble recueillir un niveau d’intention de vote supérieur à 10%. Grâce notamment à la popularité de son jeune dirigeant, Alexis Tsipras (34 ans), souvent surnommé le « Besancenot grec », SYRIZA apparaît en effet en mesure d’exprimer politiquement, de façon partielle, mais néanmoins significative, le climat nouveau instauré par les mobilisations étudiantes et la colère sociale, avant tout celle des jeunes diplômés condamnés aux petits boulots, à la précarité et à la dépendance permanente vis-à-vis de leur famille.
Pays aux fortes traditions de luttes sociales et d’insurrections, la Grèce a vu se multiplier ces dernières années les conflits durs, dont la réforme des universités et celle du système de retraite ont constitué les points de focalisation. Leur bilan est mitigé : le mouvement syndical (très bureaucratisé mais regroupé dans une confédération unique, qui garde un ancrage important) a jusqu’à présent échoué à obtenir des concessions significatives. Ses directions ont pour l’essentiel avalisé les mesures néolibérales. Le mouvement étudiant, a pu par contre obtenir un repli partiel du gouvernement sur la question de la réforme constitutionnelle concernant les universités privées, même si la restructuration entrepreneuriale de l’enseignement supérieur est en cours et que la législation européenne oblige désormais les gouvernements de reconnaître la validité des diplômes accordés par tout type d’établissement « universitaire », public ou privé.
Les mobilisations répétées de la jeunesse se sont heurtées à un autoritarisme grandissant, et à une répression accrue, qui ont joué un rôle décisif dans le climat policier qui a abouti aux événements de décembre dernier. Elles ont toutefois joué un rôle décisif dans la déstabilisation du consentement aux politiques gouvernementales, et précipité le discrédit des solutions néolibérales, partagées par les deux principaux partis.
L’incurie manifeste de l’appareil d’État lors des incendies qui ont ravagé le Péloponnèse l’été 2007 a intensifié la crise politique, en lui ajoutant une forte dimension de crise de l’autorité de l’État, incapable d’assurer les conditions élémentaires de la vie sociale (la sécurité des biens, du patrimoine national et des personnes). Cette crise de légitimité du noyau même de l’action étatique a atteint un niveau paroxystique avec le meurtre de sang froid du jeune Alexis par un policier. Cette fois, c’est le monopole de la violence légitime par l’État qui fut mis en cause, et de façon large, comme l’atteste l’étendue et le caractère des émeutes, qui furent le fait non pas de petits groupes de « casseurs » mais, surtout, de fractions significatives de la jeunesse scolarisée, y compris celle issue des « classes moyennes ».
Précisons également, que les rues des villes grecques non pas été simplement le théâtre d’émeutes mais également celui d’importantes manifestations de lycéens, d’étudiants et de travailleurs, certaines spontanées, d’autre à l’appel des partis de la gauche radicale et des syndicats, notamment lors de la grève générale (prévue depuis longtemps, mais maintenue) du 10 décembre 2008. Les bâtiments publics, avant tout les postes de police, ont été encerclés, parfois même attaqués, de façon entièrement spontanée des dizaines de fois dans l’ensemble de pays. Des petites bourgades ou îles ont vu se dérouler des manifestations (en général lycéennes) pour la première fois de leur histoire, signe infaillible de l’ancrage profond de la révolte.
C’est ce rapport de force d’ensemble, très différent, par exemple, de celui de l’automne 2005 en France, qui explique l’attitude défensive, voire apeurée, du gouvernement face au déferlement de la colère populaire la semaine qui a suivi la mort du jeune lycéen, ainsi que son isolement politique. Les appels à la démission de la gauche radicale étaient, certes, attendus, malgré une attitude pour le moins ambiguë du KKE, qui paraît davantage préoccupé à polémiquer avec SYRIZA (accusé d’encourager les « casseurs »…) et à maintenir ses militants à distance des manifestations de masse, qu’à s’opposer au gouvernement. Il n’en reste pas moins que le PASOK, entièrement absent des mobilisations, a refusé son soutien au gouvernement et réclamé in fine lui aussi des élections anticipées. Il espère profiter de l’avantage que lui accordent les derniers sondages et faire jouer un réflexe de « vote utile », permettant de contenir la poussée de la gauche radicale et communiste.
Au moment où ces lignes sont écrites, la tournure que prendront les événements est entièrement ouverte. Une chose paraît cependant assurée : aux antipodes de l’archaïsme oriental dont on a voulu initialement l’affubler, la révolte grecque agit comme un révélateur puissant des tendances qui travaillent actuellement le monde capitaliste. Au croisement, d’un côté des dégâts cumulés des politiques néolibérales, et de leurs conséquences désintégratrices sur le système représentatif, mais aussi, de l’autre, de la mise en mouvement prolongée de secteurs sociaux et d’un « déverrouillage » partiel du jeu politique, elle indique les possibilités d’irruption directe des forces populaires sur le devant dans la scène.
Une histoire à la fois ancienne et nouvelle se joue devant nos yeux. Ce nouveau départ de l’insurrection est aussi le nôtre. (14 décembre 2008)
* Stathis KOUVELAKIS est l’auteur de nombreux ouvrage, parmi lesquels : La France en révolte. Luttes sociales et cycles politiques , Paris, Textuel, collection La Discorde, 2007, 320 pages, décembre 2007. Cet article a été écrit pour la revue Contretemps.
(17 décembre 2008)