Tiré d’Inprecor N° 555, novembre 2009
Entretien de Friedrich Dorn avec Andrej Hunko
Andrej Hunko. Élu député au Bundestag le 27 septembre 2009, Andrej Hunko milite dans le parti Die Linke à Aix-la-Chapelle, dans le land de Rhénanie du nord - Westphalie. Il est membre du Comité directeur régional et appartient au courant « Antikapitalistische Linke » (« Gauche anticapitaliste »). Dans ce land Die Linke a obtenu 11 député(e)s au Bundestag, dont 7 femmes. Avant son élection, Andrej Hunko était secrétaire parlementaire d’une des figures du mouvement pacifiste et anti-Otan, Tobias Pflüger, député au Parlement Européen de 2004 à 2009.
Friedrich Dorn est militant de l’internationale sozislistische linke (isl, gauche socialiste internationale, une des deux fractions publiques de la section allemande de la IVe Internationale).
Friedrich Dorn : Avec le succès obtenu par Die Linke aux dernières élections législatives, quelle action penses-tu possible pour toi au Parlement ? Que penses-tu de la composition de votre groupe parlementaire ?
Andrej Hunko : Tout d’abord, ce qui est essentiel pour moi, c’est que je me définis comme partie intégrante de la gauche sociale et des mouvements sociaux et que j’insiste là-dessus chaque fois que j’ai l’occasion de m’exprimer. Je m’oppose radicalement à toute attitude de politicien classique du genre « Votez pour moi, je ferai le reste », qui conduit directement dans l’impasse social-démocrate.
Après, il est clair qu’avec un mandat de député, on a une audience accrue et donc plus de possibilités pour diffuser des idées qui autrement auraient une audience plus restreinte. De ce point de vue, le groupe parlementaire sortant a fait un bon travail pendant la précédente législature. Il a imposé dans le débat public des questions qui autrement seraient restées beaucoup plus marginales. Je pense, par exemple, au salaire minimum et à la guerre d’Afghanistan.
Cette activité en direction de l’opinion publique est une chose, mais il est tout aussi important pour moi de faire un travail parlementaire sérieux. On peut se demander jusqu’où vont les possibilités parlementaires de transformer la société dans un système où le pouvoir économique semble avoir plus d’importance que le pouvoir légitimé démocratiquement par les urnes, mais indépendamment de cette question, il est du devoir des parlementaires de gauche d’aller jusqu’au bout de ces limites pour les éprouver.
Le groupe parlementaire de Die Linke compte 76 membres, dont 40 femmes. Pour la première fois, une majorité de ses élu(e)s l’ont été dans les Länder de l’ouest. Il convient de préciser qu’en moyenne, les listes de l’ouest sont plus ouvertes à la pluralité des sensibilités que celles de l’est. Globalement ce nouveau groupe parlementaire devrait avoir la même orientation politique que le précédent. Quelques représentant(e)s de l’aile gauche, venus des Länder de l’ouest, font leur apparition, tandis que l’aile qui borne l’horizon d’une nouvelle gauche à susciter des majorités parlementaires « rouge-rouge-verts » (1) s’est trouvée elle aussi renforcée. 41 des 76 élu-e-s étaient déjà député-e-s, il y a donc 35 nouveaux venus.
Friedrich Dorn : Lors de la première réunion de travail du groupe parlementaire, un programme en dix points a été adopté à l’unanimité. Quel est le contenu de ce programme et qu’en penses-tu ?
Andrej Hunko : Le but de ce programme en dix points était de fixer les contours de nos premières initiatives au Bundestag. Il a une valeur symbolique limitée et ne remplace évidemment pas le programme sur lequel nous avons été élus. Pour moi ce qui est décisif, c’est qu’il n’y ait pas de remise en cause de la revendication de retrait de la Bundeswehr (armée allemande) d’Afghanistan, ni d’adaptation programmatique à un SPD en déclin. Cela ne s’est pas produit, dans cette mesure je suis satisfait et j’ai voté pour.
Cependant, le fait que l’importante exigence de porter l’allocation minimum à 500 € ne figure pas dans ce programme pose problème. J’ai depuis reçu l’assurance que cette revendication serait reprise lors du prochain débat sur le budget, comme le groupe parlementaire le fait chaque année. Malgré il aurait été préférable que cette revendication soit présente. J’en tire en tous cas l’enseignement que les député(e)s critiques de Die Linke devront mieux se préparer et s’organiser afin d’éviter que de tels glissements ne se reproduisent.
Friedrich Dorn : Oskar Lafontaine n’a pas voulu rester président du groupe parlementaire. Comment tu l’interprètes ?
Andrej Hunko : Cela a été une vraie surprise. Le fait qu’il abandonne cette fonction est lié à l’exigence d’une coprésidence mixte à la tête du parti et à celle du groupe parlementaire : Gregor Gysi devrait diriger le groupe parlementaire avec une femme originaire de l’ouest, tandis qu’ Oskar Lafontaine dirigera le parti avec une femme de l’est. En principe c’est une bonne chose, et il est nécessaire d’introduire des quotas à la tête du parti également, maintenant que cela a été imposé pour toutes les fonctions à tous les autres niveaux.
Évidemment cette exigence n’a de sens que pour autant que les personnes choisies soient réellement représentatives du caractère différent des structures du parti à l’est et à l’ouest. Si tel est le cas, la co-présidente du groupe parlementaire devrait refléter le caractère plus rebelle, plus orienté vers les syndicats et les mouvements sociaux du parti de l’ouest.
Il est intéressant d’observer que le jour même où la nouvelle du renoncement d’Oskar Lafontaine était annoncée, l’aile droite du parti continuait encore à distiller des petites phrases auprès des médias sur la disparition des différences entre l’est et l’ouest, ce qui enlevait toute nécessité à la mise en place d’une coprésidence du groupe parlementaire. Il s’agit là d’empêcher que le parti de l’ouest, qui est plus à gauche, soit représenté à ce niveau.
Cet exemple suffit à montrer à quel point le retrait d’Oskar Lafontaine est lourd du danger de voir le groupe parlementaire glisser vers la droite. Les député(e)s de l’aile gauche auront particulièrement à œuvrer pour empêcher un tel glissement.
Friedrich Dorn : Quelles sont les attentes de l’électorat envers le parti et ses député(e)s ? Quel type de pression Die Linke subit-il de la part d’autres partis et comment faut-il y répondre ?
Andrej Hunko : Il est toujours difficile d’interpréter les attentes des électeurs. Souvent on en fait bien peu de cas, par exemple en voulant à toute force trouver les désirs de coalition les plus divers dans la volonté qu’ils ont exprimée. La campagne électorale de Die Linke a été mené pour l’essentiel avec des mots d’ordre au contenu clair, comme par exemple « Par notre vote, chassons Hartz IV ! » (2), « Non à la retraite à 67 ans ! », « Hors de l’Afghanistan ! ». Die Linke a été le seul parti qui a mené une campagne avec un contenu.
Pour moi, ce que notre électorat attend de nous, c’est de concrétiser ses exigences, et de faire en sorte qu’une pression maximale s’exerce pour qu’elles deviennent réalité. Si Die Linke devait s’éloigner de ces positions, le parti ne servirait plus à rien.
Pour ce qui est de la pression que les autres partis exercent sur nous, elle prend des formes variées. Les chrétiens-démocrates de la CDU et les libéraux du FDP misent surtout sur la diabolisation et s’appuient sur les réflexes anti-communistes particulièrement marqués en Allemagne. La social-démocratie et les Verts exigent en premier lieu que nous renoncions à nos positions sur l’Europe et la paix. Ils utilisent à fond des arguments selon lesquels nous serions « europhobes ». Ils font de l’approbation de tous les aspects militaristes du traité de Lisbonne une question centrale.
Friedrich Dorn : Quels débats y a-t-il dans le parti sur les majorités « rouge-rouge-verts » au niveau des Länder et au niveau national ? Et quelle est ton opinion ?
Andrej Hunko : Pour être honnête, il faut bien constater que les débats sur la participation gouvernementale ne sont pas particulièrement vifs. Ainsi, la seconde législature de coalition gouvernementale rouge-rouge (SPD-Die Linke) à Berlin suscite sensiblement moins de discussions que la première, entre 2002 et 2006. Dans l’ensemble du parti, il y a eu peu de débats sur la participation possible aux gouvernements régionaux en Thuringe et dans la Sarre. De la même façon, il y a peu de polémiques sur les pourparlers de coalition SPD-Die Linke dans le Land de Brandebourg.
Au niveau national, une participation gouvernementale est exclue pour le moment. Pour que cela devienne envisageable, il faudrait que le parti ait réussi à imposer à ses membres le principe de l’approbation des interventions militaires. Il y a régulièrement des tentatives dans ce sens, il y en aura encore à l’avenir. Certains dans le parti emploient toute leur énergie à créer les conditions qui rendraient ainsi possible une coalition gouvernementale en 2013, lors des prochaines élections au Bundestag.
Je suis en total désaccord avec eux. La déclaration du courant « Antikapitalistische Linke » est structurée autour des « lignes rouges » qu’il ne faut en aucun cas dépasser lors d’une participation gouvernementale. Il s’agit en premier lieu du soutien apporté à la remise en cause des acquis sociaux, aux privatisations, aux lois Hartz IV et aux interventions militaires. Si on observait ces critères, on éviterait déjà le pire comme cela s’est passé par exemple dans le cas de Rifondazione Communista en Italie.
Au vu des rapports de forces tels qu’ils sont en ce moment en Allemagne, je trouve que s’engager dans des coalitions gouvernementales relève de l’aventure. Mais le problème, c’est d’exprimer cela dans un langage que les gens peuvent comprendre, car finalement, parmi ceux qui se reconnaissent dans Die Linke, nombreux sont ceux qui veulent que le gouvernement conservateur soit chassé et remplacé, et cela en particulier en Rhénanie du nord-Westphalie au printemps prochain. Donc il nous faut faire comprendre notre point de vue en fixant des critères concrets qui supposeraient un changement d’orientation profond de la part du SPD et des Verts… que rien ne peut laisser présager.
Plutôt que de lorgner vers des combinaisons gouvernementales, Die Linke ferait mieux de placer son énergie dans la mise sur pied de larges coalitions de résistance sociale à l’offensive du capital. Sur ce plan la culture politique en Allemagne est tout à fait arriérée. La première des choses, c’est pourtant d’être capables de modifier les rapports de forces sociaux et de battre en brèche l’hégémonie idéologique du néo-libéralisme qui perpétue toujours sa domination.
Une des idées maîtresses de ceux et celles qui dans le parti prônent les coalitions gouvernementales, c’est qu’en Allemagne, un parti socialiste de gauche ne peut que rester minoritaire et donc qu’il faudrait faire des pas en direction du SPD et des Verts. Je ne vois pas les choses ainsi. Les dernières élections ont montré nettement que Die Linke a pu élargir son potentiel électoral de manière significative, malgré des attaques violentes de la part des médias. Au cours de ces dernières semaines, le pourcentage des gens qui déclarent qu’ils pourraient éventuellement voter pour Die Linke est passé de 19 % à 27 %. On voit bien là que certains tabous ont pris un coup. Rien n’interdit de penser que ce pourcentage pourrait encore nettement augmenter.
La tâche de l’heure, c’est de transformer cet état d’esprit en bulletins de vote, en activité politique, en participation aux mouvements et, finalement, en changement des rapports de forces dans la société. Alors, beaucoup plus de choses deviendront possibles que si on se laisse atteler au char de la participation à un gouvernement pour jouer le rôle de médecin au chevet du capitalisme.
Friedrich Dorn : Qu’est ce qui nous attend dans les prochains mois et qu’est-ce qui sera décisif ?
Andrej Hunko : Pour moi en tant que membre de Die Linke en Rhénanie du nord-Westphalie, les élections au parlement régional du 9 mai 2010 seront d’une importance cruciale. Plus de 20 % de la population allemande vit dans ce Land. L’aile gauche du parti y est particulièrement forte. Pour l’évolution et l’orientation future du parti, un succès (c’est-à-dire l’entrée au Landtag) sera décisif. Nous sommes pour ainsi dire condamnés au succès.
En ce qui concerne les activités extraparlementaires, je considère que les actions prévues au début décembre contre l’extension de la guerre d’Afghanistan sont extrêmement importantes. Fin novembre, il y aura partout dans le pays un vote organisé dans les rues sur cette question. Nous y participerons.
Ensuite, il sera important de voir comment se développent les actions de résistance à la crise, surtout quand des plans de licenciements seront annoncés. Le nouveau gouvernement hésite encore à faire porter brutalement à la population tout le poids de la crise. Néanmoins il faut s’attendre à tout moment à ce que cela arrive. Les fronts unitaires anticrise, où se retrouvent syndicats, mouvements sociaux et organisations de gauche devront bien s’y préparer dans les prochaines semaines.
Enfin, et ce n’est certainement pas le moins important, il y a le sommet sur le climat à Copenhague en décembre. En Allemagne particulièrement, où les liens entre mouvements écologistes et anticapitalistes se sont distendus, il faudra œuvrer à leur rapprochement.
Friedrich Dorn : Pour conclure, une question sur la dimension européenne. Tu as suivi les deux référendums en Irlande, est-ce que tu pourrais les commenter ?
Andrej Hunko : J’étais en France le 29 mai 2005 quand le traité sur la constitution européenne a été rejeté, j’étais aussi en Irlande le 12 juin 2008 et le 2 octobre 2009 lors des votes sur le traité de Lisbonne. Pour moi, toute la procédure par laquelle ce traité a été mis en place puis imposé est à proprement parler monstrueuse.
En France, le traité a été rejeté surtout à cause de son orientation néolibérale et aussi à cause de ses considérants militaristes. Quelques semaines plus tard, les Néerlandais(e)s ont confirmé ce rejet. Pour autant, cela n’a pas entraîné la mise en branle d’un processus d’élaboration d’un nouveau traité, avec une orientation différente. Des modifications de forme ont été introduites pour éviter des référendums dans la plupart des pays. Seulement en Irlande la Constitution ne laissait pas d’autre possibilité que redemander l’avis de la population.
Tous les points controversés de l’ancien projet de traité, comme l’orientation néolibérale ou l’obligation de contribuer aux efforts d’armement, sont restés inchangés. En Irlande le traité a été aussi rejeté en 2008. Mais ce nouveau refus n’a pas influé sur les convictions des élites de l’UE, qui ont soumis la population irlandaise à des menaces et à un chantage intense et imposé un nouveau vote. C’est la peur de se trouver déconnectée complètement du reste de l’Europe qui a amené la population irlandaise à voter pour, cette fois-ci, ce qui fait que selon toute vraisemblance le traité va maintenant entrer en vigueur.
Le traité de Lisbonne rendra la lutte pour une Europe sociale, pacifique et démocratique plus difficile. De plus la façon dont il a été mis en place jette une lumière crue sur les cercles dirigeants de cette Europe, particulièrement sur leur volonté de faire à tout prix de l’UE une union militaire néolibérale.
Les forces de gauche et socialistes doivent faire savoir largement, de la manière la plus nette, que cette voie ne mène pas à l’intégration européenne des populations, mais à la formation d’un bloc impérial lourd de menaces. Rien de tel ne peut trouver approbation. ■
Propos recueillis le 19 octobre 2009
Notes
1. C’est à dire SPD-Die Linke-Grünen. En Allemagne les partis sont identifiés à des couleurs : on parle évidemment des « verts » pour les Grünen, mais aussi traditionnellement des « noirs » pour les chrétiens-démocrates de la CDU, des « jaunes » pour le FDP libéral et des « rouges » pour le SPD… tout comme pour Die Linke.
2. En 1998, un an après être arrivé au gouvernement, le SPD de Schröder a changé de cap, prêchant la « responsabilité » des individus pour les déficits publics et donc une réduction des dépenses publiques. L’Agenda 2010 et le paquet des lois dit « Hartz IV » ont été la réduction la plus massive des allocations sociales dans l’histoire de la République fédérale d’Allemagne. Même la « grande coalition » (SPD-CDU-CSU), au gouvernement de 2005 à 2009 sous la direction d’Angela Merkel, n’a pas réalisé de contre-réformes de cette ampleur.