Depuis 20 ans, alors que les gouvernements des pays débiteurs n’ont pas mené bataille sur la question de la dette odieuse, les grandes puissances (qui sont en même temps les créanciers) se sont bien gardées de la remettre sur le tapis. Soudain, le 10 et 11 avril 2003, la dette odieuse apparaît dans le discours de l’administration Bush. Celle-ci demande à la France, à l’Allemagne et à la Russie (qui s’étaient opposés à la guerre contre l’Iraq) de renoncer à leurs créances sur l’Iraq. Toute la presse internationale relaye en long et en large. La dette odieuse est explicitement et correctement mentionnée. Après quelques jours, on n’en parle plus sauf dans le Financial Times, le quotidien financier anglais, et quelques autres organes de la presse internationale (International Herald Tribune, Wall Street Journal). Les éditorialistes du Financial Times réclament fermement le retrait de cette proposition. Pour le FT, si l’on ressort cette proposition, cela vaut pour beaucoup de pays du Tiers Monde et de l’ex-bloc soviétique. Cela peut donner des idées aux gouvernements des pays endettés qui vont finir par réclamer l’application de cette doctrine et si ce ne sont pas les gouvernements, ce sont les mouvements sociaux de ces pays qui vont le faire (au Brésil, ou en Afrique du Sud par exemple où la dette du régime de l’Apartheid a atteint 24 milliards de dollars). Le FT explique que l’administration Bush joue avec le feu et met en danger les créanciers 1.
Qu’est-ce qu’une dette odieuse ?
« Si un pouvoir despotique (=le régime de Saddam Hussein, NDLR) contracte une dette non pas selon les besoins et les intérêts de l’Etat, mais pour fortifier son régime despotique, pour réprimer la population qui le combat, cette dette est odieuse pour la population de l’Etat entier. Cette dette n’est pas obligatoire pour la nation : c’est une dette de régime, dette personnelle du pouvoir qui l’a contractée ; par conséquent, elle tombe avec la chute de ce pouvoir » (Alexander Sack, Les effets des transformations des Etats sur leurs dettes publiques et autres obligations financières, Recueil Sirey, 1927). La doctrine de la dette « odieuse » s’applique parfaitement au cas de l’Iraq. Cette doctrine date du 19e siècle. Elle a été utilisée lors du conflit opposant l’Espagne et les Etats- Unis en 1898. Cuba, de colonie espagnole, passe sous le contrôle (protectorat) des Etats-Unis et l’Espagne exige des Etats-Unis qu’ils lui remboursent la dette due par Cuba à son égard. Les Etats- Unis refusent en déclarant cette dette odieuse, c’est-à-dire contractée par un régime despotique pour mener des politiques contraires aux intérêts des citoyens. Ce qui est important, c’est que cette déclaration, finalement reconnue par l’Espagne, est coulée dans un traité international, le Traité de Paris, qui fait donc jurisprudence.
D’autres cas : les dettes de Bonaparte sont refusées sous la Restauration en tant que dettes odieuses, contraires aux intérêts des Français. Après la guerre de Sécession, les Nordistes, vainqueurs, refusent d’assumer la dette sudiste qui a été contractée pour défendre un système basé sur l’esclavage. Après la première guerre mondiale, le Traité de Versailles déclare que les dettes contractées par le régime du Kaiser pour coloniser la Pologne sont nulles et qu’elles ne peuvent être à charge de la nouvelle Pologne reconstituée. Le régime dictatorial de Tinoco2 au Costa Rica s’est endetté vis-à-vis de la couronne britannique. Le juge Taft, président de la cour suprême des Etats-Unis désigné comme arbitre par les deux pays en litige (Grande Bretagne versus Costa Rica, 1923) déclare que cette dette est une dette personnelle du despote. Les banquiers créanciers qui connaissaient la nature despotique du régime de Tinoco ne doivent s’en prendre qu’à eux- mêmes et non au régime démocratique succédant à Tinoco. Le juge Taft ajoute que les créanciers n’ont pas été en mesure de faire la preuve de leur bonne foi.
La doctrine de la dette odieuse a été formulée par Alexander Sack (ancien ministre du Tsar, émigré en France après la révolution de 1917, professeur de droit à Paris) en 1927 dans son recueil sur les transferts de dette en cas de changement de régime3.
Dans les trente dernières années, à notre connaissance, aucun débiteur n’a fait valoir cette doctrine afin de répudier unilatéralement ces dettes ou afin d’en appeler à un arbitrage. Le CADTM ainsi que différents auteurs (notamment Jean-Claude Willame, 1986 ; Patricia Adams, 1991) et mouvements (Jubilé Afrique du Sud, Jubilé Sud…) ont depuis longtemps analysé les dettes du Tiers monde sous cet angle du droit : les dettes de Mobutu (Zaï re - République démocratique du Congo), d’Habyarimana (Rwanda), de Marcos (Philippines), de Suharto (Indonésie), des généraux de la dictature argentine, de Pinochet au Chili, de la dictature uruguayenne, de la dictature brésilienne (de 1964 à 1985, la dette brésilienne est passée de 2,5 à 100 milliards de dollars ; elle a donc été multipliée par 40 durant cette période qui correspond au régime militaire), du Nigeria, du Togo, de la République sud-africaine… Ce ne sont pas de vieilles histoires puisque les peuples de ces pays remboursent ces dettes odieuses avec de nouveaux emprunts.
Le cas de la République démocratique du Congo est très clair : en 2003, la dette d’environ 13 milliards de dollars qu’on lui réclame correspond grosso modo à l’intégralité de la dette contractée par Mobutu puisqu’il n’y a eu quasiment aucun nouvel emprunt après sa chute en 1997. L’entièreté de la dette de la RDC devrait donc être annulée.
Pourquoi l’administration G. W. Bush a-t-elle remis sur le tapis la dette odieuse ?
Les 10 et 11 avril 2003, les ministres des Finances du G8 se réunissent à Washington et John Snow, le secrétaire d’Etat au Trésor des Etats-Unis, demande en particulier à la Russie, la France et l’Allemagne d’annuler la dette odieuse de l’Iraq. Les Etats-Unis lancent cette exigence, non pour qu’elle soit satisfaite intégralement, mais en guise de marchandage, de chantage pour faire monter les enchères envers les pays opposés à la guerre. Il s’agit de convaincre la France, l’Allemagne et la Russie de changer de position et de légitimer la guerre. Il s’agit aussi de leur demander de faire un effort pour que les pays qui ont assumé les dépenses pour mener les opérations militaires, puissent entamer la reconstruction en utilisant au plus vite les ressources pétrolières de l’Iraq. Plus la dette antérieure à la guerre de 2003 sera élevée, plus les Etats-Unis et leurs alliés devront attendre pour être remboursés des frais qu’ils engagent dans la reconstruction. L’Allemagne annonce tout de suite lors de la réunion des 10 -11 avril qu’il ne sera pas question d’annulation en ce qui la concerne mais que la dette iraquienne sera rééchelonnée. Les Etats-Unis poursuivent le marchandage afin de convaincre la France, la Russie et l’Allemagne de faire un effort sérieux en terme d’annulation. En échange de leur bonne volonté, les entreprises de ces pays pourraient bénéficier de contrats liés à la reconstruction.
Manifestement, les Etats-Unis ont obtenu par la suite des concessions de la part de la France et de la Russie. En effet, le 22 mai 2003, le Conseil de sécurité de l’ONU lève les sanctions contre l’Iraq et confie la gestion du pétrole (jusque là sous son contrôle 4) à l’administrateur civil de l’Iraq désigné par les Etats-Unis, à savoir Paul Bremer.
Le Conseil de sécurité de l’ONU (y compris donc des pays comme la France, la Russie, la Chine qui s’étaient opposés à la guerre) légitime l’occupation et accorde la gestion du pétrole aux Etats-Unis par 14 voix pour et zéro contre (la Syrie est sortie au moment du vote pour ne pas devoir prendre position). L’ONU désigne Sergio Vie ira de Mello comme son représentant sur place (il sera tué en août 2003 dans un attentat contre le siège de l’ONU à Bagdad qui fit 24 morts) avec un statut tout à fait inférieur à Paul Bremer. Lever les sanctions contre l’Iraq signifie que dorénavant les entreprises, à commencer par celles des Etats-Unis peuvent refaire du business en Iraq (le Financial Times titre le 23 mai 2003 : « UN removal of sanctions clears way for business »). Cela veut dire aussi que tous les avoirs de Saddam Hussein et de l’Iraq qui avaient été gelés à l’étranger (notamment aux Etats-Unis) pendant plus de 12 ans sont « dégelés » ce qui permet aux Etats-Unis de s’en servir pour se rembourser sur l’effort de guerre et de reconstruction : ces avoirs ne sont donc pas rétrocédés au peuple iraquien. Le Financial Times écrit : « It (la levée de sanction contre l’Iraq par le Conseil de Sécurité, NDLR) will free billions of dollars in frozen assets and future oil revenues from the UN’control and place it at the disposal of coalition forces and interim iraqi leaders to pay for reconstruction » (FT, 23 mai 2003).
Quelques points de repère historiques de la guerre contre l’Iraq
Dans les années 80, Saddam Hussein est soutenu par les Etats-Unis et leurs alliés dans la guerre contre l’Iran qui a provoqué un million de morts. L’Iraq s’endette auprès des Etats-Unis et de ces pays alliés. En 1990, l’Iraq envahit le Koweït. Plusieurs thèses circulent à ce sujet et il n’est pas impossible que l’Administration de Bush père ait laissé entendre à Saddam Hussein que cette agression n’entraînerait pas de réactions, l’attirant ainsi en quelque sorte dans un piège. A la fin de la première guerre du golfe, surnommée Tempête du Désert par les vainqueurs, Saddam Hussein est délibérément laissé au pouvoir car les Etats-Unis craignent de voir le pays (et ses réserves pétrolières) aux mains d’une rébellion incontrôlable dans le voisinage de l’Iran, lui-même incontrôlable. Les troupes alliées laissent Saddam Hussein réprimer la ville de Bassorah insurgée.
Cette guerre s’est réalisée avec un mandat de l’ONU qui décrète le gel des avoirs iraquiens à l’extérieur et proclament l’embargo. Plus tard sera lancé le programme « Pétrole contre nourriture ». 50 % des revenus du pétrole iraquien servent à l’achat de nourriture et de médicaments. Ce qui était totalement insuffisant par rapport aux besoins de la population iraquienne puisqu’on estime que pas moins de 500.000 enfants sont morts des suites de l’embargo. L’existence de ce programme était largement connue de l’opinion publique internationale, il a même fait l’objet d’une propagande certaine. Par contre, le fait que 25 % des revenus pétroliers allaient aux pays voisins en terme de réparations est peu connu. La Commission des Nations Unies pour les Compensations (CNUC - en anglais UNCC United Nations Compensation Commission, site internet : www.uncc.ch) avait, après 1991, reconnu la validité de demandes de réparations pour un montant total de 44 milliards de dollars (ce qui ne couvrait qu’une partie des demandes). Ces demandes étaient introduites par des individus, des entreprises et des gouvernements. Avec à sa disposition le quart des revenus pétroliers, la CNUC a versé, jusqu’à la guerre de mars - avril 2003, 17,6 milliards de dollars aux plaignants - en donnant la priorité aux individus et aux familles - en terme de réparation, il restait donc 26 milliards de dollars à payer et à statuer sur les demandes de réparation en attente (Financial Times, 24 juin 2003). Il n’en reste pas moins que l’utilisation des revenus du pétrole ne donnait pas la priorité absolue à la satisfaction des besoins de la population iraquienne en nourriture et en médicaments. En 2003, la guerre a été menée par une coalition dirigée par les Etats-Unis. En font partie la Grande-Bretagne, l’Australie, les Pays-Bas, le Danemark dont des troupes ont participé directement aux opérations militaires et d’autres pays qui ont prêté leur soutien sous d’autres formes. Cette coalition agit en violation de la Charte des Nations unies. Elle a commis un crime d’agression, selon la charte de l’ONU.
La dette impayable de l’Iraq
A combien s’élève la dette iraquienne ? Selon une étude du département de l’énergie de l’Administration Bush datant de 2002, elle s’élèverait à 62 milliards de dollars5. Selon une étude conjointe de la Banque mondiale et de la Banque des règlements internationaux, elle s’élèverait à 127 milliards, dont 47 milliards d’intérêts de retard6. Selon un bureau d’étude privé basé à Washington, l’ensemble des obligations financières de l’Iraq (dettes, réparations et contrats en cours) s’élevait début 2003 à 383 milliards de dollars dont 127 milliards de dettes.
Les Etats créanciers sont répartis en deux grandes catégories selon qu’ils sont ou non membres du Club de Paris. Le Club de Paris qui regroupe 19 Etats créanciers auxquels s’ajoutent quelques invités (Brésil, Corée), selon l’humeur des 19 premiers, déclare pouvoir réclamer à l’Iraq 21 milliards de dettes auxquels s’ajoutent la même somme sous forme d’intérêts de retard, soit 42 milliards (source : FT, 12-13 juillet 2003).
La seconde catégorie comprend les pays arabes (Emirats Arabes Unis - en anglais Gulf States, Koweït, Egypte, Jordanie, Maroc, Turquie, Arabie Saoudite) et certains pays de l’ex-bloc soviétique (Pologne, Bulgarie, Hongrie) devenus aujourd’hui des alliés fidèles des Etats-Unis. Ils réclament à l’Iraq environ 55 milliards de dettes. Plus de la moitié de cette somme (30 milliards) est réclamée par les Emirats du Golfe (Koweït non compris) mais cela fait l’objet d’un litige déjà ancien entre l’Iraq et les créanciers concernés. L’Iraq prétend que ces 30 milliards constituaient un don pour mener la guerre contre l’Iran alors que les Etats concernés affirment qu’il s’agissait de prêts. Les deux catégories de dettes précitées (97 milliards de dollars) sont des dettes bilatérales. Du côté des banques privées, le profil bas est de mise. Elles réclament environ 2 milliards de dollars (Bank of New York et JP Morgan sont parmi les principales créancières). Quant à la Banque mondiale et au FMI, les dettes de l’Iraq à leur égard ne dépassent pas deux cent millions de dollars.
En résumé, en terme de dettes proprement dites, on peut considérer que la négociation entre les créanciers et l’Iraq porte sur une somme de départ tournant autour de 100 milliards de dollars : 42 (Club de Paris) + 55 (autres créanciers bilatéraux) + 2 (banques) + 0,2 (Bm et FMI) = environ 100. Cette somme ne comprend pas les demandes de réparations non satisfaites (environ 160 milliards de dollars qui se rapportent à 1990-1991), les contrats en cours juste avant le déclenchement de la guerre (90 milliards de dollars) et surtout les nouvelles dettes contractées depuis mars-avril 2003.
En réalité, la négociation principale aura lieu entre créanciers et pas entre ceux-ci et les soi-disant autorités iraquiennes mises en place par les Etats-Unis. Les créanciers vont se battre autour de la question : qui fera un effort en renonçant à une partie de ses prétentions de manière à rendre soutenable le paiement de la dette par l’Iraq ? Soutenable signifie, pour les créanciers, que la dette pourra être payée aux échéances prévues. Pas question pour les créanciers de déterminer la soutenabilité du paiement de la dette à l’aune des besoins de la population d’Iraq. Les Etats-Unis vont demander à leurs collègues au sein du Club de Paris ainsi qu’aux pays arabes, à la Turquie, à la Pologne, à la Bulgarie et à la Hongrie de faire un effort commun de réduction d’un tiers ou de deux tiers de leurs prétentions. Dans ce cas, au lieu d’environ 97 milliards (voir plus haut), les dettes bilatérales seraient rame nées à 65 milliards (1/3 de réduction) ou à 32 milliards (2/3 de réduction). Les Etats-Unis seront désireux d’obtenir une telle réduction de manière à pouvoir ajouter aux anciennes dettes celles qui résultent de la reconstruction. Il faut donc s’attendre à de longs mois de marchandage.
A ce propos, il vaut la peine d’analyser les montants réclamés par les membres du Club de Paris au sein duquel se trouvent les principaux protagonistes des deux camps qui se sont formés dans les mois qui ont précédé la guerre. Il est bon d’avoir en mémoire qu’au moment de la fameuse réunion tenue par les ministres des finances du G7 tenue les 10 et 11 avril 2003 à Washington7, les medias ont affirmé que la Russie, la France et l’Allemagne étaient les principaux créanciers de la dette odieuse de l’Iraq. La réalité est plus nuancée comme le montre clairement le tableau ci-dessous. Voyons comment les dettes se répartissent entre pays bellicistes et pays du « camp de la paix ».
Dette de l’Iraq à l’égard du Club de Paris (en millions de dollars) « Camp de la paix » Bellicistes Russie : 3.450 Japon : 4.100 France : 3.000 Etats-Unis : 2.200 Allemagne : 2.400 Italie : 1.720 Canada : 560 Grande-Bretagne : 930 Brésil : 200 Australie : 500 Belgique : 180 Espagne : 320 Pays-Bas : 100 Danemark : 30 Total : 9.790 Total : 9.900 Tableau réalisé par l’auteur sur la base du Financial Times, 12-13 juillet 2003.
Ce tableau permet de voir que les pays bellicistes ont une créance odieuse plus importante que le « camp de la paix », ce que ne laissait pas entendre le discours de l’administration de Georges W. Bush au moment de son chantage du mois d’avril 2003. Rappelons qu’avant le début de la négociation, les chiffres de la dette sont délibérément gonflés et faussés. Ainsi, le Club de Paris revendique le double de la dette qui lui est due : il réclame 42.000 millions de dollars et non 21.000. Pourquoi ? Parce que le Club de Paris ajoute les intérêts de retard depuis 1991. C’est absurde car suite aux sanctions, l’Iraq ne disposait pas de son pétrole, c’est l’ONU qui gérait les revenus du pétrole. D’autre part les avoirs de l’Iraq à l’extérieur étaient bloqués. Il était donc impossible à l’Iraq de rembourser sa dette. Le Club de Paris a pourtant comptabilisé les intérêts (ainsi que la plupart des autres créanciers bilatéraux) et la dette se retrouve doublée. Si, en cours de négociation, le Club de Paris renonçait au remboursement des 21.000 millions d’intérêts de retard, il pourrait présenter cela à l’opinion publique internationale et aux Iraquiens comme une preuve de générosité.
L’Iraq et la menace du cercle vicieux de la dette
Qu’elles s’élèvent à 50, à 100 ou à 200 milliards, les charges financières de l’Iraq vont entraîner le pays dans un cercle vicieux d’endettement et donc dans une relation de subordination par rapport aux créanciers qui pilleront ces réserves pétrolières. Les Etats-Unis se servant les premiers. Pour vérifier la valeur de cette affirmation, essayons de calculer ce qu’impliquerait le remboursement de la dette dans le futur. Imaginons le cas de figure suivant : les créanciers se mettent d’accord pour réduire leurs exigences et estiment que le total des anciennes dettes héritées de la période d’avant la guerre de mars -avril 2003 représente 62 milliards (1/3 de réduction, voir plus haut8) auxquels s’ajouteraient 50 milliards de réparations. Il faudrait encore ajouter certainement plusieurs dizaines de milliards de nouvelles dettes liées à la reconstruction (disons 38 milliards pour la période 2003-2005).
Admettons que les créanciers reportent à 2005 le début des remboursements. Le total des dettes et réparations à charge de l’Iraq s’élèverait dans cette hypothèse à 150 milliards de dollars. Comment les créanciers définiront-ils le plan de remboursement ? Une hypothèse plausible est la suivante : ils demanderaient aux autorités iraquiennes qui n’ont pas un sou d’utiliser les revenus pétroliers afin de rembourser. Là se posent plusieurs problèmes. Première inconnue : y aura-t-il en 2005 en place à Bagdad des autorités iraquiennes ayant la légitimité pour poser des actes au nom de l’Etat iraquien (du peuple iraquien) ? Ce n’est pas du tout garanti. Deuxième inconnue : la capacité de production de pétrole aura-t-elle été pleinement rétablie ? La production de barils en août 2003 était à peine de 300.000 barrils par jour contre 1.700.000 avant la guerre de 2003 et 2.700.000 avant la guerre de 1991. Le coût estimé de la remise complète en état de l’appareil de production de pétrole oscille entre 30 et 40 milliards de dollars. Qui va payer ? Comment assurer la sécurité des entreprises chargées de la remise en état puis de l’exploitation ? Selon le Financial Times (25 juillet 2003), les grandes entreprises pétrolières ont rencontré à plusieurs reprises les représentants de l’administration Bush et lui ont fait savoir qu’il était hors de question pour elles de dépenser quoi que ce soit dans la reconstruction de l’appareil de production et dans la production elle-même tant que la sécurité ne serait pas assurée. Les firmes pétrolières transnationales ont ajouté par la voix de Sir Philip Watts, président de Royal Dutch/Shell, qu’elles décideront elles- mêmes quand le futur régime iraqien remplira les conditions de légitimité : « Quand les autorités légitimes aux yeux des Iraquiens seront en place, nous en ferons connaissance et nous les reconnaîtrons » (FT, 25 juillet 2003) ! Une manière de dire à l’administration Bush que les autorités iraqiennes mises en place par les troupes d’occupation ne remplissent pas les conditions requises. Autre partie du message : elles entendent bien que les frais de remise en état de l’appareil de production détruit par la coalition soit prise en charge par les pouvoirs publics. C’était un véritable camouflet pour G. W. Bush. Troisième inconnue : en 2005, quel sera le prix du baril de pétrole ? Quatrième inconnue : l’industrie pétrolière sera-t-elle publique ? Dans ce cas, une grande partie des revenus rentrera dans les caisses de l’Etat et pourra servir (au goût des créanciers) au remboursement de la dette. Cela pose un problème par rapport à la volonté de l’administration Bush de privatiser un maximum d’entreprises. Si l’industrie pétrolière est privatisée, l’Etat ne percevra que des taxes et impôts. Or c’est lui qui devra rembourser environ 150 milliards de dettes. Selon différentes sources, dans le meilleur des cas (très peu probable), les revenus pétroliers pourraient osciller en 2005 entre 10 et 20 milliards de dollars. Voyons combien coûterait annuellement le remboursement de 150 milliards de dollars ? Admettons que les créanciers « concèdent » un plan de remboursement à taux fixe préférentiel (concessionnel) - disons 7 % de taux d’intérêt9 - sur une période de vingt ans. 150 milliards à rembourser en 20 ans à du 7%, cela représente une charge annuelle d’environ 18 milliards de dollars (remboursement de l’intérêt et amortissement du capital). Bref, c’est la quadrature du cercle. C’est strictement impossible sur la base d’un revenu d’exportation oscillant, comme nous l’avons dit, entre 10 et 20 milliards.
Où en étaient les Etats-Unis mi-2003 ?
Quelques jours après le début de l’invasion de l’Iraq, le 20 mars 2003, par les troupes des Etats- Unis, de Grande Bretagne et d’Australie, George W. Bush a estimé devant le Congrès que le coût de la guerre pour le Trésor US s’élèverait à 80 milliards de dollars. Le 7 septembre 2003, George W. Bush annonçait au Congrès qu’il demandait 87 milliards de dollars supplémentaires.
Selon le PNUD et Unicef, 80 milliards de dollars, c’est précisément la somme supplémentaire nécessaire chaque année pendant dix ans à l’échelle de la planète pour garantir l’accès universel à l’eau potable, à l’éducation de base, aux soins de santé primaire (y compris la nutrition) et aux soins gynécologiques et d’obstétrique (pour toutes les femmes). Cette somme qu’aucun sommet mondial des dernières années n’est parvenu à réunir (à Gênes, le G7 en 2001 n’a permis de réunir qu’un peu moins d’un milliard de dollars pour le fonds de lutte contre le sida, la malaria et la tuberculose), le gouvernement des Etats-Unis réalisait la prouesse de la réunir et de la dépenser en quelques mois. Les 80 milliards obtenus par G. W. Bush au Congrès (auxquels s’ajoutent dorénavant 87 milliards supplémentaires) constituent les fonds nécessaires pour détruire un certain nombre d’infrastructures et de vies humaines en Iraq et assurer l’occupation du territoire jusqu’au 31 décembre 2003
Affrontant une résistance qu’ils n’avaient pas prévue, ils éprouvent les pires difficultés. Bien sûr, ils dominent de très haut la scène internationale. Certes, ils occupent le pays. Mais ils sont détestés par une grande partie de la population. Leurs troupes font l’objet d’un harcèlement permanent. Le coût de l’occupation militaire est beaucoup plus élevé que prévu : il s’élève environ à 4 milliards de dollars par mois (48 milliards par an) pour plus de 130.000 soldats présents. Les Britanniques sont bien là avec 11.000 hommes mais les 30.000 soldats qui devaient être fournis par les autres membres de l’alliance tardent à arriver10.
Cela n’empêche pas certaines firmes des Etats-Unis et d’ailleurs de faire du business. Dès le deuxième trimestre 2003, la firme Halliburton (Texas) était sur place pour les réparations d’urgence de l’appareil de production pétrolière pour un contrat de 7 milliards de dollars. Richard Cheney, vice-président des Etats-Unis, en était PDG jusqu’en août 2000. La firme concurrente Bechtel (responsable des conflits sur l’eau à Cochabamba en Bolivie), qui a obtenu un contrat de 680 millions de dollars pour remettre en état la distribution d’eau et d’électricité ainsi que certaines voies de communication a convoqué une réunion à Washington en mai 2003 sur le thème « Comment une entreprise US peut-elle participer à la reconstruction ». Les 1.800 PME présentes ont été refroidies quand on leur a précisé qu’elles devraient elles- mêmes assurer la sécurité de leurs biens et de leurs hommes. Bechtel a fait le même type de réunion à Londres et à Koweït City. Les grandes firmes agro-chimiques (en particulier la transnationale anglo-suisse Syngenta) sont aussi intéressées à un avenir en Iraq car ce pays est traditionnellement gros exportateur de céréales. Toutefois, Monsanto a fait savoir qu’elle n’était pas intéressée (d’autres problèmes à régler ailleurs sans doute…).
Sur place, Paul Bremer, l’administrateur lance tous les signaux néo-libéraux pour attirer les investissements : il a déclaré que tout devait être privatisé, qu’il fallait supprimer les subventions et renforcer les droits de propriété privée. En contre partie, il concède des filets de sécurité sociale.
On peut avoir une idée de ce que cela représente en sachant que les Etats-Unis, en mai 2003, ont payé à 400.000 ouvriers et fonctionnaires iraquiens un salaire d’un mois de 20 dollars, soit 8 millions de dollars, soit 500 fois moins que ce que les Etats-Unis dépensent par mois pour entretenir leurs troupes d’occupation en Iraq.
Pour l’annulation de la dette odieuse de l’Iraq, pour le paiement de réparations
Ce n’est pas parce que les Etats-Unis ont utilisé de manière opportuniste la notion de « dette odieuse » qu’il nous faut refuser d’en exiger l’application pour garantir la justice et les droits fondamentaux du peuple iraquien. Il faut en conséquence soutenir la perspective d’un pouvoir légitime en Iraq qui répudierait la dette. Il faut également ouvrir le droit à réparation : on a avancé des chiffres pour le coût de l’agression mais pas pour celui des réparations. Ce coût devra tenir compte des dommages que les Etats-Unis et autres agresseurs ne prendront jamais en compte : les dommages individuels, les pillages culturels, etc. dont pourtant ils sont responsables puisqu’ils doivent assurer la sécurité des biens et des personnes en tant que forces d’occupation. L’application à l’Iraq de la doctrine de la dette odieuse serait de toute première importance pour le futur de la population iraquienne et au-delà, pour la majeure partie des populations des pays endettés dits en développement. Les citoyens de ces pays sont parfaitement en droit d’exiger qu’une partie importante de la dette de leur pays soit déclarée nulle en application de la doctrine de la dette odieuse.
Il revient au mouvement pour une autre mondialisation de mettre en avant la revendication de l’annulation de la dette extérieure publique de l’Iraq, combinée à d’autres revendications telles le retrait des troupes d’occupation, l’exercice plein et entier de la souveraineté par les Iraqiens euxmêmes (ce qui inclut la jouissance de leurs ressources naturelles), le versement aux Iraquiens de réparations pour les destructions et les pillages subis au cours de la guerre déclenchée par la coalition Etats-Unis/Grande-Bretagne/Australie en violation de la charte de l’ONU, Il est également nécessaire de poursuivre en justice et de condamner G. W. Bush, T. Blair, J. Howard (premier ministre d’Australie), les chefs de gouvernement danois et hollandais(ces deux pays ont participé directement à l’invasion) en tant que responsables directs de crime d’agression (selon la définition donnée par la charte de l’ONU) et de crime de guerre.
En ce qui concerne les propositions pour la dette de l’Iraq, il faudrait s’orienter vers les points suivants : - La dette contractée sous le régime de Saddam Hussein est une dette odieuse ; elle est donc nulle ; - Un régime démocratique succédant à ce régime devrait refuser de l’assumer, il serait en droit de répudier ces dettes ; - Les dettes nouvelles dues à l’agression et aux coûts de la reconstruction sont également odieuses donc nulles ; - Les victimes de Saddam Hussein, celles de l’agression US, celles des pillages et de l’occupation actuelle (individus, groupes…) ont droit à des réparations ; - Au niveau de l’action citoyenne et de l’action des pouvoirs publics : il faudrait participer aux mobilisations d’ensemble, aux pétitions comme celle du CADTM (Voir le texte de la pétition en fin de texte) mais aussi, il faut réclamer des audits de la part des pouvoirs publics (et sans les attendre, les citoyens devraient les organiser) sur les dettes que les créanciers réclament de l’Iraq.
De quoi s’agit-il ? Tout créancier qui réclame de l’Iraq le remboursement de dettes doit répondre aux questions des citoyens sur la nature de ces dettes : Dans quel contrat sont-elles définies ? Quelles étaient les parties contractantes ? De quoi s’agissait-il (armement ? équipement civil ?) ? Quels étaient les termes du contrat ? Quels montants ont déjà été remboursés ? Faire le travail de recherche peut contribuer à faire la preuve du caractère odieux des dettes en question.
Encadré : Pétition pour l’annulation de la dette de l’Iraq et pour l’exigence de réparations
Nous, citoyens de nombreux pays, nous unissons pour déclarer que le peuple Iraqien ne peut être tenu pour responsable des dettes contractées et des frais engagés par Saddam Hussein et son régime despotique. Au regard de la doctrine de la dette odieuse, ces dettes tombent avec le régime qui les a contractées. Il en va de même pour les coûts de l’occupation de l’Iraq par les troupes de la coalition des Etats-Unis, de la Grande Bretagne et de l’Australie. Nous appelons tous les créanciers à annuler la dette odieuse contractée par Saddam Hussein. Nous déclarons que le coût de la guerre et de l’occupation actuelle ne peut pas être transformé en nouvelle dette. Nous considérons que les destructions et les pillages provoqués par la guerre donnent au peuple Iraqien le droit à des réparations. Nous appelons l’Assemblée Générale de l’ONU à soutenir le peuple Iraqien pour l’annulation de la dette et l’octroi de réparations pour les dommages provoqués par la guerre menée par la coalition en violation de la Charte des Nations unies. Il faut permettre au peuple Iraqien et à ses représentants librement élus d’entrer dans une nouvelle étape de son histoire en pleine indépendance. À l’avenir, les ressources de l’Iraq doivent pouvoir être utilisées intégralement pour et par le peuple Iraqien et afin qu’il puisse reconstruire son pays. Nous appelons tous les pays, toutes les organisations et tous les citoyens à soutenir cette déclaration.
Premiers signataires :
Acosta Alberto (professeur à l’Univ. de Cuenca, Equateur), Albala Nuri (avocat, Paris) ; Badrul Alam (secrétaire général Bangladesh Krishok Federation, Bangladesh), Boudjenah Yasmine (députée européenne GUE/NGL, France), Bugra Ayse (professeur à l’Univ. Bebek d’Istamboul, Turquie), Chomsky Noam (Etats-Unis), Cirera Daniel (relations internationales du Parti communiste français), Cockroft James (auteur, Etats-Unis), Comanne Denise (CADTM-Belgique), Eliecer Mejia Diaz Jorge (avocat, spécialiste en droit pénal, France), Gazi Carmen (architecte, présidente CADTM Suisse), Gillardi Paolo (Coalition anti-guerre, Mouvement pour le Socialisme, Suisse), Gottschalk Janet (Medical Mission Sisters’ Alliance for Justice), Hediger André (maire de Genève, Suisse), Husson Michel (économiste, France), Khiari Sadri (artiste-peintre, CNLT, Raid Attac, Tunisie), Kitazawa Yoko (Japan Network on Debt and Poverty, Peace Studies Association of Japan), Krivine Alain (député européen GUE/NGL, France), Künzi Daniel (cinéaste, conseiller municipal de la Ville de Genève, Suisse), Lambert Jean-Marie (professeur de droit international à l’Univ. cathol. de Goiás, Brésil), Magniadas Jean (doct. Sciences Econom., membre honoraire du Conseil Economique et Social, France), Martinez Cruz José (commiss. indép. des Droits Humains, Morelos, Mexique), Maystre Nicolas (étudiant, secrétaire du CADTM-Suisse), Mendès Fr ance Mireille (juriste, Paris) ; Millet Damien (secrétaire général du CADTM France), Nieto Pereira Luis (Asociación Paz con Dignidad, Espagne), Nzuzi Mbembe Victor (paysan, GRAPR, République démocratique du Congo), Pazmiño Freire Patricio (avocat, coordinateur général CDES, Equateur), Pérez Casas Luis Guillermo (coll. d’avocats José Alvear Restrepo devant l’UE et les Nations Unies, Colombie), Pérez Vega Ana (professeur à l’Univ. de Séville, Espagne), Piningre Denis (cinéaste), Pfefferkorn Roland (sociologue, France), Said Alli Abd Rahman (Perak Consumers’ Association, Malaisie), Saumon Alain (président CADTM-France), Soueissi Ahmad (Nord-Sud XXI), Theodoris Nassos (juriste, Grèce), Toussaint Eric (CADTM, Belgique), Verschave François-Xavier (auteur, France), Yacouba Ibrahim (Réseau national Dette et Développement, Niger), Ziegler Jean (écrivain, Fondation Nord-Sud pour le Dialogue, Suisse). Signatures à apporter via : www.cadtm.org ou hugo.cadtm@skynet.be . Par voie postale à l’adresse du CADTM. (*) Pour plus d’info : www.cadtm.org
1 L’annulation des dettes odieuses de toute façon ne provoquerait pas la faillite des grandes banques car les créances odieuses représentent, en moyenne, moins de 5 % de leurs actifs. Mais les banquiers et autres créanciers considèrent en général que leur droit de prêter à qui ils veulent est sacré, tout comme le droit de se faire rembourser quelles que soient les circonstances dans lesquelles se trouvent les débiteurs.
2 Voir Damien Millet, Eric Toussaint, « 50 questions /50 réponses sur la dette, le FMI et la Banque mondiale », coéd. CADTM / Syllepse, Bruxelles / Paris, 2002, p. 163 à 179 et 184 à 187. 3 Alexandre Sack était convaincu que les dettes devaient en général pouvoir être transmises d’un régime à l’autre sauf en cas de dette odieuse. 4 Entre 1991 et le 22 mai 2003, la gestion du pétrole avait été confiée à l’ONU. 5 U.S. Department of Energy, Energy Information Administration, Iraq Country Analysis Brief, Oct. 2002, www.eia.doe.gov/emeu/cabs/iraq.html. 6 Cité par David Chance, Regime Change Could Benefit Iraqi Creditors," REUTERS NEWS WIRE, Sept. 13, 2002.7 Aux réunions financières des grandes puissances, la Russie n’est pas invitée jusqu’ici. Il s’agit donc du G7 et pas du G8. 8 Cela correspond par ailleurs à l’estimat ion du Département de l’énergie de l’Administration Bush fait en octobre 2002. 9 En août 2003, le Brésil payait un taux d’intérêt de 12 à 14 % pour emprunt sur les marchés internationaux, l’Argentine payait 37 à 39%, la Turquie 7 à 9%, les Philippines 6 à 7 %, le Mexique 5%. 10 Les engagements des alliés pour l’envoi de troupes au 2e semestre 2003 étaient en principe les suivants : Espagne : 1.200 soldats ; Pologne : 2.000 ; Ukraine : 2.300 ; Norvège : 140 ; Italie : 2.800 ; Roumanie : 520 ; Portugal : 130 ; Pays- Bas : 1.100 ; République Tchèque : 300 ; Danemark : 450.