Pour juger du niveau d’hostilité des libéraux à l’égard de l’administration Bush, il suffit de jeter un coup d’œil sur les listes des best-sellers. Tout en tête, nous trouvons les populistes libéraux que sont Michael Moore, Al Franken, Paul Krugman et Molly Ivins. Tous adressent des reproches sarcastiques à Bush No 2 et, directement ou indirectement, ils suggèrent que Bush fait triste figure en comparaison avec son prédécesseur immédiat au Bureau Ovale [Bill Clinton], tant en ce qui concerne les faveurs offertes aux plus riches que le pillage de l’économie au profit des intérêts de ces derniers.
Il n’y aurait donc qu’à aller chercher un démocrate pour la Maison-Blanche, n’importe lequel, et le ciel s’éclairerait à nouveau.
Mais supposons qu’un examen moins indulgent des années Clinton révèle que ces années n’ont rien fait pour altérer les règles du jeu néolibéral mises en place sous le règne de Reagan et Thatcher. Ces règles du jeu qui avaient pour but de stimuler les bénéfices des entreprises, de déplacer le pouvoir de négociation vers le monde des affaires au détriment des salariés, d’éroder les protections sociales des travailleurs, de rendre les riches plus riches, de laisser ’ dans le meilleur des cas ’ la couche du milieu tranquille, et de rendre les pauvres plus pauvres.
Il y a quelques semaines, j’ai critiqué une présentation extrêmement bienveillante, pour ne pas dire grossièrement flatteuse, de la politique économique de Clinton (Clintonomics) faite par l’économiste néolibéral Paul Krugman, un éditorialiste de renom du New York Times. Par chance, nous disposons aujourd’hui à ce sujet d’une autre analyse précise, pas du tout complaisante celle-là, faite par Robert Pollin dans son livre Contours of Descent. US Economic Fractures and the Landscape of Global Austerity (Contours d’une Descente : Fractures économiques US et le paysage de l’austérité globale) publié par les éditions Verso.
Au fil de ces 238 pages, Pollin est extrêmement clair. Il y dit : « C’est sous Clinton que la distribution de la richesse est devenue aux Etats-Unis plus inégale que jamais au cours des 40 dernières années. Dans les Etats-Unis de Clinton, le rapport entre le salaire du travailleur moyen et la rémunération des cadres est passé de 1 à 113 en 1991 à 1 à 449 à la fin de sa présidence. » Entre 1980 et 1998, à l’échelle de la planète (sans tenir compte de la Chine), l’inégalité entre les 10 % de l’humanité les plus riches et les 10 % les plus pauvres a crû de 19 % ; et de 77 % si l’on considère le 1 % des plus riches et des plus pauvres.
Voilà le tableau brossé par Pollin : « Pendant les huit années de la présidence de Clinton, même avec la bulle qui alimentait l’investissement financier et la consommation des riches, les salaires moyens sont restés 10 % inférieurs à ceux existant dans les meilleurs moments de la période Nixon-Ford[1968-1976], cela en dépit du fait que la productivité de l’économie était de 50 % plus élevée sous Clinton que sous Nixon et Ford. Quant au niveau de pauvreté sous l’ère Clinton, il n’a été qu’à peine plus favorable que les tristes records enregistrés durant les années Reagan-Bush. » Nous avons donc eu une bulle spéculative stimulée par les dépenses de consommation des riches.
Sous l’ère Clinton, le pouvoir du capital a augmenté inexorablement pour faire bosser les travailleurs et les faire trimer davantage pour des salaires réels inférieurs. Les saccages spéculatifs ont reçu le feu vert.
Certes, la marée bouillonnante de ces années a fait monter les bateaux, quoiqu’irrégulièrement. Les yachts des riches se sont maintenus magnifiquement à flot. Les petits bateaux, eux, sont montés d’un pouce ou deux. Au cours de ces années, le business a eu besoin de plus de travailleurs et, pour une courte période, la pénurie de main-d’’uvre a donné aux salarié·e·s la possibilité de négocier certaines augmentations.
Mais, à la fin des huit années de la présidence Clinton, lorsque la marée bouillonnante a reflué, qu’est-il resté aux travailleurs comme héritage durable ? Pollin conclut lugubrement que Clinton « n’a quasiment rien accompli dans le domaine des lois sur le travail, ni dans le domaine politique plus général pour améliorer le sort des travailleurs. Pire, les conditions se sont péjorées sous Clinton pour ceux qui sont officiellement comptés parmi les pauvres. »
Pollin n’est nulle part plus persuasif que lorsqu’il analyse les causes du passage, sous Clinton, d’un déficit à un excédent budgétaire. Ce qui amena en 2000 Al Gore, vice-président de Clinton et candidat à la présidence, à promettre le remboursement de la totalité de la dette fédérale de 5,8 trillons de dollars. Est-ce que ce changement a été dû à la croissance économique (produisant des revenus imposables plus élevés) et à l’augmentation modérée, décidée en 1993, des taux d’imposition pour les riches ? S’il en était ainsi, cela nous conduirait à avoir un regard bienveillant sur la politique fiscale de Clinton. Mais, d’un autre côté, si ces surplus n’ont été obtenus qu’à force de coupes dans les dépenses sociales et dans le filet de la sécurité sociale, ainsi que grâce à l’envol des rentrées fiscales sur les gains en capitaux, conséquence de la bulle boursière, alors les candidats progressistes, et même les Démocrates, ne devraient pas chanter si fort les louanges du modèle Clinton.
Dans une analyse originale et tranchante, Pollin montre que presque deux tiers des miracles fiscaux de Clinton sont à mettre sur le compte de coupes dans les dépenses gouvernementales en rapport au PIB (pour 54 %) et sur le compte des impôts sur les gains en capitaux (pour 10 %). Pollin en vient alors à la vraie question. Supposons que de vrais dividendes de la paix aient existé à la fin de la guerre froide : nous aurions alors pu produire un peu moins d’armes, engager 100000 enseignants supplémentaires, offrir 560000 bourses scolaires en plus et ouvrir 1400 nouvelles écoles secondaires. Tout en continuant à avoir un excédent budgétaire de 220 milliards de dollars.
Wall Street a applaudi à ces excédents budgétaires et le peuple a fait les frais des coupes budgétaires : moins d’enseignants et un environnement plus sale.
Pensez-vous que le prochain candidat démocrate va s’attaquer aux horreurs à court et à long termes engendrées par le credo néolibéral, auquel Clinton a été si loyal ? Bien sûr que non. Que faudrait-il faire, au minimum ? Pollin ne se dérobe pas à la question et il propose des réponses qui évitent la rhétorique du protectionnisme commercial. Si nous voulons aller vers un monde où les familles ne doivent pas faire la queue devant les églises pour rester en vie, et où des jeunes ne doivent pas travailler pour 20 cents par jour dans des sweatshop du tiers-monde, nous avons alors besoin de politiques qui promeuvent le plein emploi et la sécurité des revenus.
De telles politiques devraient comporter un renforcement des droits légaux des travailleurs à s’organiser et à former des syndicats, ainsi qu’à se battre sur le terrain et à mener des grèves. Pour parvenir à un minimum d’équité et de stabilité dans le système financier, les institutions financières devraient être obligées de respecter des exigences minimales en termes de réserves de capitaux, ce que Greenspan n’est pas parvenu à imposer en septembre 1996. Ce même instrument pourrait être utilisé pour orienter le crédit vers des projets sociaux, tels que le logement pour les personnes avec de bas revenus.
Malgré tous les efforts de nos leaders, les sentiments moraux des gens ne sont pas entièrement corrompus. Les consommateurs, par exemple, sont prêts à payer un peu plus cher si on peut leur assurer qu’ils achètent des produits fabriqués dans des conditions correctes. Les pays du tiers-monde ont besoin de survivre autrement qu’en étant le lieu d’implantation d’usines avec des conditions d’exploitation extrêmes ’ les sweatshops’, une situation célébrée par Krugman et son collègue au Times, Nicholas Kristof. Ces pays doivent pouvoir recourir à certaines mesures de protection de leur marché intérieur, comme cela fut le cas précédemment dans le cadre de politiques de développement, sans que des agences du gouvernement américain puissent décréter que tel réformateur ou tel organisateur syndical doive être assassiné par des escadrons de la mort.
Je suis désolé, mais vous n’entendrez pas ces idées exprimées par la bouche de Howard Dean [le candidat à la candidature démocrate pour les élections de 2004, qui est à l’heure actuelle à la tête des sondages et qui se donne une image « progressiste »].
* Alexander Cockburn anime avec Jeffrey St Clair la publication américaine « Counterpunch »
(tiré du site A l’encontre)