Chaque année, en décembre, sous une couverture dorée - aussi symbolique que les lingots d’or des Toblerone vendus dans les tax-free shops -, le mensuel Bilanz étale la liste des "300 plus riches" de Suisse. C’est-à-dire les 300 personnes résidant en Suisse et dont la fortune est estimée par cette publication. Bilanz n’a rien inventé. Il a repris la tradition d’un magazine états-unien analogue : Forbes Magazine. Chaque année, Forbes étale la liste des "400 Américains les plus riches".
Le numéro spécial de Forbes vient de sortir. Il nous fournit une première indication : pour entrer dans le club des "400 plus riches", il faut disposer de 750 millions de dollars. Ce sont aussi eux qui ont tout avantage à ce que le "débat" Bush-Kerry reste un vaste théâtre d’ombres chinoises.
Le pouvoir des propriétaires
L’individu le plus riche reste le propriétaire de Microsoft : Bill Gates. Sa fortune est estimée à 48 milliards de dollars. Il s’agit d’une fortune nette, toute dette déduite. Ce qui n’est pas secondaire pour le fisc, bien que la création d’une fondation soit d’une très grande efficacité au plan fiscal. Ce que Bill Gates sait parfaitement : sa fondation "concurrence" certains programmes des Nations unies. Certains professeurs de Saint-Gall vont certainement proposer, par "souci d’efficacité", de privatiser les Nations unies.
Siège dans cette liste la famille contrôlant le géant de la distribution Wal-Mart : les Walton. Cinq de ses membres ont droit à cette éminente distinction. Or, un employé de Wal-Mart, travaillant à 100%, gagne 15000 dollars par année. Toutefois, la politique du grand distributeur est de privilégier le travail à temps partiel imposé, ce qui facilité la flexibilisation. Dès lors, la très large majorité des employés ne perçoivent pas 11000 dollars par année ; ce qui est en dessous du "niveau de pauvreté". En outre, il faut au moins être employé durant deux ans chez Wal-Mart pour disposer d’une assurance maladie. Or, le turn-over est très grand. Ainsi, seuls 38% des salarié·e·s de Wal-Mart sont couverts par l’assurance liée au contrat de travail. Il va sans dire que la chasse aux syndicats est une des spécialités de la famille Walton.
Warrens Buffet, qui dirige le célèbre fonds de placement Berkshire Hathaway, est en bonne place sur le listing de Forbes : sa fortune est estimée à 41 milliards. Il est devenu conseiller du gouverneur de Californie, Arnold Schwarzenegger ; ce gigantesque Etat a un déficit de 40 milliards de dollars. Ce qui a été un des éléments justifiant de brutales coupes dans les budgets sociaux.
Le propriétaire de Oracle, la firme éditrice de logiciels pour Internet, Lawrence Ellison, se trouve en 10e position avec 13,7 milliards de dollars.
Rupert Murdoch n’est qu’en 27e position, avec 6,9 milliards (de fortune nette, pour ce spécialiste des rachats et de l’endettement à l’échelle mondiale). L’hebdomadaire Business Week décrivait dernièrement le poids politico-médiatique de Murdoch : "Ses programmes télévisés couvrent cinq continents... il contrôle 175 journaux, y compris le New York Post et le Times de Londres. Aux Etats-Unis, il possède Twentieth Century Fox Studio, Fox Network et 35 stations de télévision qui couvrent quelque 40% du pays. Ses télévisions par câble comprennent Fox News, en pleine croissance..." Selon Business Week, un ménage sur cinq, à tout moment de la journée, sera connecté à un réseau appartenant à Murdoch ou à un produit délivré par ses sociétés. Or, Murdoch est un adhérent de la droite la plus dure. Il joue un rôle dans la diffusion de la pensée néoconservatrice bushienne, dont les élaborations se répandent entre autres par le biais du Weekly Standard, propriété de Murdoch.
Un autre membre du gotha milliardaire se nomme Michael Bloomberg, le maire de New York, lié étroitement à Wall Street.
Autrement dit, Forbes décrit une oligarchie qui possède un poids socio-politique bien supérieur à ce que d’aucuns appellent "la classe politique", qui pour l’essentiel n’est que la représentante de ces intérêts au Congrès américain. Ces super-riches, pour reprendre une formule courante aux Etats-Unis, concentrent dans leurs mains un trillion de dollars. Il est difficile d’appréhender une telle somme. Pour le faire, prenons un exemple. Chez les experts, le déficit du budget fédéral américain pour 2004, soit 422 milliards, suscite de nombreux soucis. Or, il représente moins de la moitié de la fortune privée de ces oligarques.
Les revenus des PDG des sociétés cotées en Bourse participent de l’appropriation concentrée de la valeur ajoutée. Il existe une statistique du revenu médian des PDG américains. Son évolution est intéressante. En 1989, ce revenu représentait 71 fois plus que le revenu médian des travailleurs. En 2003, 185 fois plus. Selon le dernier ouvrage publié par l’Economic Policy Institute, The State of Working America 2004-2005, en 2003, un PDG doit travailler un jour et demi (sur un total de 260 jours ouvrables) pour obtenir la somme équivalente du revenu moyen d’un travailleur oeuvrant, lui, 52 semaines. Comme le dit l’étude citée : "Seulement dans un pays, la Suisse, la rétribution des PDG se rapproche, mais n’atteint que le 50% du revenu moyen d’un PDG américain".
Une bipolarisation croissante
L’accumulation de richesses à un pôle de la société renvoie à la paupérisation de l’autre pôle de cette dernière. En 2003, 12,5% de la population américaine, soit 36 millions, vivent en dessous de la ligne de pauvreté, c’est-à-dire n’ont pas un revenu de 18660 dollars pour une famille de quatre. Or, de multiples instituts démontrent que cette ligne ne fait pas sens si l’on prend en compte le rapport entre les besoins d’une telle famille type (le "standard de vie" modeste usuel) et son revenu.
En 2000, le nombre de personnes vivant en dessous de la ligne de pauvreté se situait à 31,6 millions et en 2002 à 34,6 millions. Si l’on prend comme référence un revenu de 37320 dollars, soit le double du revenu de référence pour la pauvreté, 87,2 millions de familles vivaient avec un revenu inférieur à ce montant en 2002.
Un mythe est répandu en Suisse et plus généralement en Europe : les Américains seraient un peuple d’actionnaires. Or, les dernières enquêtes indiquent que 48% des foyers ne disposent d’aucune action, d’aucun titre. A ces 48%, on peut ajouter 11,8% qui disposent de moins de 5000 dollars en actions.
La concentration de la propriété actionnariale n’a fait que croître. Ainsi, le 1% des actionnaires les plus riches a augmenté son avoir de 30,1% entre 1998 et 2001.
La "fortune" de la majorité des salarié·e·s réside avant tout dans la propriété de leur maison, pour autant que cette dernière ne soit pas totalement hypothéquée. En outre, le taux d’endettement des familles de salarié·e·s ne cesse de croître. En 2001, les foyers disposant d’un revenu se situant entre 40000 et 90000 dollars dépensaient, en moyenne, 16% de leur revenu seulement pour servir leurs dettes.
A l’exemple de la Suisse, l’oligarchie financière a été détaxée. La fondation Citizen For Tax Justice vient de publier un rapport intitulé : "Corporate Income Taxes In The Bush Years".
Cette étude montre que, sur les 500 principales sociétés américaines classées par le bimensuel Fortune, les 275 qui avaient déclaré des profits de manière consécutive au cours des années 2001, 2002, 2003 ont largement échappé aux impôts de l’Etat fédéral. En effet, 82 d’entre elles n’ont pas payé d’impôts. Toute la législation fiscale tend à réduire les impôts sur les super-riches et les profits des sociétés.
Ainsi, l’étude citée constate, pour la période fiscale 2002-2003, que les impôts sur les bénéfices des sociétés représentent la participation fiscale relative des grandes firmes la plus basse depuis la Seconde Guerre mondiale, à l’exception d’une année sous le règne de Reagan. Les profits avant impôts croissent. Mais, dans le même temps, les impôts sur ces profits décroissent.
Or, aux Etats-Unis, comme en Suisse, un mot d’ordre règne : il n’y a pas assez d’argent pour la santé, pour les services sociaux, etc. En fait, derrière ces chiffres, surgit de façon plus crue que par le passé la brutalité des modalités d’appropriation privée de la plus-value produite par les salarié·e·s. Il est difficile de séparer un tel constat de la politique sécuritaire développée aux Etas-Unis, des campagnes anti-syndicats, de la dépolitisation substantielle de la société illustrée par le contenu comme la forme du "débat" Bush-Kerry. La place des réseaux religieux, dans leur diversité, ne peut être expliquée simplement par l’histoire religieuse des Etats-Unis. Cette place s’incruste aujourd’hui dans la configuration concrète de la formation sociale américaine. - 29 septembre 2004
(tiré du site À l’encontre)