L’article dont nous publions ici la traduction est paru dans le bulletin Labor Notes (mai 2002), édité par un collectif de syndicalistes combatifs américains. L’engagement de l’AFL-CIO, l’" Union syndicale " américaine, dans les manifestations de Seattle contre l’OMC, fin 1999, a contribué à la diffusion en Europe d’une vision un brin ingénue du syndicalisme américain (ravivée en Suisse par le président du Syndicat Industrie et Bâtiment, Vasco Pedrina, de retour de New York). Il est certain que le mouvement syndical américain est le lieu de nombreuses initiatives pour redonner vie à un syndicalisme de combat, implanté sur les lieux de travail, engagé sans réserve dans la défense des intérêts des salarié·e·s, cultivant un sens de classe, combattant toute compromission avec le patronat et les appareils politiques dominants. Labor Notes, notamment, rend compte de ces expériences, qu’il contribue à organiser : nous devons absolument les soutenir et dont nous avons beaucoup à apprendre d’elles. Elles n’en sont pas moins minoritaires et les appareils syndicaux américains restent très largement en main d’une bureaucratie pour qui la défense des droits des salarié·e·s n’est plus, depuis longtemps, la préoccupation. L’article ci-dessous éclaire anedoctiquement la réalité sociale de ces appareils parasitaires, tout sauf anecdotiques. Bien entendu, comme chaque syndicaliste combatif le sait parfaitement, une telle réalité est tout à fait spécifique aux Etats-Unis. A propos de la chute du groupe Enron, nous renvoyons à l’article de Catherine Sauviat paru dans le numéro 4 de à l’encontre : " La "justice sans limites" du "nouveau capitalisme"" (disponible dans les archives du site). (Réd)
La consigne ces jours à Washington est : " pas de commentaire ", alors que des présidents de fédérations syndicales sont en train de se demander si le fait de s’être enrichis personnellement en tant que membres de conseils d’administration d’entreprise était, après tout, une si bonne idée que cela.
Ce sont les reporters de Business Week et du Wall Street Journal qui ont rendu public le fait que plusieurs présidents de fédérations syndicales, membres du conseil [Board] de l’ULLICO, une compagnie d’assurances et de services financiers, ont gagné des centaines de milliers de dollars en profitant d’informations d’initiés (insiders) sur les changements imminents du cours de l’action de cette société. Le directeur (Chief executive officer-CEO) d’ULLICO, Robert Georgine, ancien patron du département des affaires immobilières de l’AFL-CIO [l’union syndicale des Etats-Unis], les a encouragé à agir ainsi.
Un grand jury fédéral enquête sur le cas, de même que le Département du travail, afin d’établir si ces dirigeants syndicaux ont violé la loi.
John Sweeney [le président de l’AFL-CIO], qui siège au conseil de l’ULLICO, n’a pas profité de ces possibilités d’enrichissement. Il a écrit à Georgine pour lui demander qu’ULLICO mette sur pied un comité indépendant chargé d’enquêter sur l’affaire. Deux semaines après l’envoi de son courrier, il n’avait pas reçu de réponse. La plupart des membres du conseil d’ULLICO contactés par Labor Notes ont refusé de s’exprimer, qu’ils aient ou non profité de leurs informations privilégiées pour s’enrichir.
Comment cela fonctionnait
ULLICO a été fondé en 1925 afin de fournir aux membres des syndicats des indemnités en cas de décès. C’est une compagnie privée, qui n’est pas cotée en Bourse, et qui n’a donc pas à se soumettre aux mêmes règles de publicité que les compagnies en Bourse. Ses actions ne peuvent être achetées que par les syndicats ou par les directeurs ou membres du conseil d’ULLICO.
Durant les années 90, ULLICO a énormément profité d’investissements faits dans une compagnie appelée Global Crossing, à l’époque une star de la Bourse, aujourd’hui en faillite. Les profits fluctuant de Global Crossing ont eu pour effet de faire s’envoler la valeur des actions d’ULLICO, puis de provoquer leur effondrement.
Mais les pratiques en vigueur à ULLICO ont permis que les deux mouvements - l’envolée des cours de l’action, puis leur effondrement - profitent aux directeurs de la société. Chaque année, le 31 décembre, ULLICO fixe le prix de ses actions pour l’année à venir. Le 17 décembre 1999, Georgine a offert aux membres du conseil la possibilité d’acheter 4000 actions chacun au prix de 54 $ l’action, bien qu’il était déjà connu que, deux semaines plus tard, la valeur de ces actions monterait à 146 $ pièce, compte tenu du succès de Global Crossing. Le gain potentiel pour chaque membre du conseil était donc de 368000 $. Pas mal pour une minute de travail.
Ils ont voté pour cela
Lorsque Global Crossing a sombré, entraînant dans sa chute le titre d’ULLICO, les membres du conseil ont également profité. Avant l’ajustement des prix de l’action du 31 décembre 2000, ULLICO a proposé de racheter une partie de ses actions. Tous les actionnaires - y compris les syndicats et leurs fonds de pension - pouvaient vendre une petite partie des actions en leur possession. Ceux avec moins de 10000 actions pouvaient vendre la totalité de leur avoir.
Le prix des actions d’ULLICO a ensuite éténseil avaient vendu 73000 des 120000 actions en leur possession au prix de 146 $ l’une. Faites le calcul.
Certains membres du conseil d’ULLICO ont profité de cette offre, d’autres pas. Mais c’est le conseil dans son ensemble qui a approuvé cette offre permettant à certains d’entre eux de récolter cette manne. Selon le Wall Street Journal, ULLICO avait maintenu précédemment la valeur de son action à 25 $. Mais, en 1997, ULLICO a mis au point ce plan de rachat de ses actions, afin de permettre à ses heureux actionnaires de profiter eux-aussi du soudain succès d’ULLICO.
Business week pose la question : est-ce qu’en participant à de telles opérations les membres du conseil ont failli dans la défense des membres des syndicats et de leurs retraites ? Ces combines ont en effet favorisés des individus, membres du conseil, en passant par dessus les syndicats et leurs fonds de pension. Lorsque que Georgine a écrit, en 1999, aux membres du conseil pour leur faire sa proposition d’achat d’actions, il ne s’est pas adressé aux syndicats. (…)
Double morale à l’AFL-CIO
Il est ironique que l’AFL-CIO ait lancé, dans le sillage du scandale Enron, une campagne pour réformer la manière dont les entreprises sont dirigées (corporate governance). Le conseil exécutif de l’AFL-CIO - dont une partie des membres siègent au conseil d’ULLICO, a dénoncé un " système de gouvernement des entreprises qui protège les dirigeants et les insiders des entreprises, tout en exposant les investisseurs, les travailleurs et plus généralement le public à des risques énormes, et souvent inconnus. "
Le conseil de l’AFL-CIO demande que " les conseils d’administration soient choisis parmi une équipe diversifiée de candidats qualifiés, et pas au sein d’une étroite coterie d’înitiés… Nous nous engageons pour demander que les membres du conseil d’Enron démissionnent des deux douzaines d’entreprises où ils siègent avec des responsabilités. "
Si cette demande était étendue à ULLICO, les membres du conseil d’ULLICO devraient démissionner de leurs responsabilités syndicales et de celles qu’ils ont au sein des fonds de pension des syndicats.
Une personne bien informée de l’AFL-CIO a signalé à Labor Notes que les révélations concernant ULLICO ne feraient pas renoncer l’AFL-CIO à sa campagne ; certains responsables concernés par cette affaire veulent réaffirmer l’opposition de la fédération syndicale aux opérations d’initiés et sa volonté de voir appliquer " une seule règle pour tous ".
Une seule règle d’or
Pour un beaucoup trop grand nombre de responsables syndicaux, cette " seule règle " a signifié : penser et agir comme un patron d’entreprise le fait, en ayant toujours un œil sur son enrichissement personnel. " L’effondrement soudain et spectaculaire d’Enron… a mis en évidence la culture de l’avidité qui imprègne la plupart des directions d’entreprises ", déclarait le conseil exécutif de l’AFL-CIO en février 2002. On pourrait dire exactement la même chose au sujet des sommets de nombreux syndicats.
Le monde syndical bine intégré baigne dans les hauts salaires, les notes de frais, les réunions dans les stations estivales, les voitures de fonctions et les retraites dodues. Au seul syndicat des Teamsters [un des plus importants aux Etats-Unis, qui organise notamment les chauffeurs ou le personnel d’entreprises de distributions de colis comme UPS] 199 responsables touchent un salaire annuel supérieur à 100000 $. Lorsque les dirigeants des syndicats profitent aussi généreusement - et légalement - du travail de leurs membres, il est normal pour eux de ne pas être attentifs à une petite entorse aux règles éthiques. De toute évidence, pour certains responsables syndicaux, comme pour la plupart des personnes riches, on est jamais assez riche.
Malheureusement, vivre comme un patron d’entreprise et participer à des opérations foireuses sur des actions ne peut pas être séparer des autres choses que font ces responsables syndicaux. Des dirigeants aussi éloignés de la réalité quotidiennes de leurs membres ont toutes les chances, lorsqu’ils sont assis à la table de négociation, de voir les choses de la même manière de leurs face-à-face-patronaux.
Comme l’a écrit dans le bulletin des charpentiers un membre du syndicat, rendu fou par le scandales d’ULLICO, " ces gens ne connaîtraient pas un travailleur à moins d’en renverser un ".
Jane Slaughter
(tiré de Labor Notes, traduction, site À l’encontre)