Né à Paris en 1931, Guy Debord adhère en 1951 à l’Internationale lettriste fondée par Isidore Isou. Il réalise en 1952 son premier long métrage (sans images), Hurlements en faveur de Sade. En octobre de la même année paraît le premier numéro de la revue L’Internationale lettriste et le groupe attaque à Paris une conférence de Charlie Chaplin venu présenter son film Limelight. En 1954, il fait campagne pour la suppression du vocable de « saint » dans les noms de rue comme dans les conversations. Il publie, entre 1954 et 1957, 29 numéros du bulletin Potlatch. Le groupe se rapproche alors brièvement des surréalistes avant de rompre violemment avec eux. En 1956, Guy Debord publie Mode d’emploi du détournement (avec Gil Wolman) et Théorie de la dérive.
En 1957, une réunion tenue à Cosio d’Arruscia, en Italie, fonde l’Internationale situationniste. Chez Debord, la critique de l’art et de l’urbanisme se radicalise à la lecture de Marx, de Lukacs, de Goldman, de Lefebvre. Le premier numéro de L’Internationale situationniste paraît en 1958. En 1960, Debord signe le Manifeste des 121 contre la guerre d’Algérie et il fréquente les réunions du groupe Socialisme ou Barbarie. Castoriadis lui fait découvrir les auteurs conseillistes (Korsch, Pannekoek, Mattick). Il quitte cependant le groupe dès l’année suivante et publie en 1962 les Thèses sur la Commune. En 1963, il accuse violemment Henri Lefebvre en 1963 de les avoir plagiées dans son propre livre sur la Commune.
En 1966, Debord publie en français Le déclin et la chute de l’économie spectaculaire marchande, sur les émeutes de l’année précédente dans le quartier de Watts (Los Angeles), ainsi que Les luttes de classes en Algérie. Le petit groupe situationniste de Strasbourg s’empare de la section locale de l’Unef et publie la brochure anonyme De la Misère en milieu étudiant considérée sous ses aspects économique, politique, psychologique, sexuel et notamment intellectuel, et de quelques moyens pour y remédier, rédigée par Mustapha Khayati sur les conseils de Debord. En 1967, Debord publie chez Buchet-Chastel La société du Spectacle, et Raoul Vaneigem, chez Gallimard, le Traité de savoir vivre à l’usage des jeunes générations. Ces écrits inspirent durant les manifestations et les grèves de 1968 un petit courant, dont les « Enragés » de Nanterre et le « Conseil pour le maintien des occupations » siégeant dans la Sorbonne occupée.
En 1972, l’Internationale situationniste proclame son auto-dissolution et Debord publie aux éditions Champ libre La véritable scission de l’Internationale. En 1978, il tourne In girum imus mode et consumimur igni et publiera Le jeu de la guerre. Viendront ensuite les Considérations sur l’assassinat de Gérard Lebovici (1985), les Commentaires sur la société du spectacle (1988), le Panégyrique tome 1 (1989). Guy Debord s’est suicidé le 30 novembre 1994.
La question de la ville
Dans la continuité de l’expérience lettriste du début des années 50, le situationnisme trouve son origine dans une critique de la dégradation de l’art en spectacle. « Notre temps voit mourir l’esthétique », écrit Debord dès 1953. Le reflux des mouvements révolutionnaires des années 30 a entraîné un irréversible reflux des « mouvements qui ont essayé d’affirmer des nouveautés libératrices dans la culture et dans la vie quotidienne ». L’Art, après avoir été « le langage commun de l’inaction sociale », est voué désormais à se dissoudre dans le spectacle de l’économie marchande.
La question de la ville occupe une place importante dans la littérature situationniste des années 50. Son projet « d’urbanisme unitaire » s’oppose à une architecture subordonnée à l’existence actuelle « massive et parasitaire ». Il propose d’inclure le temps de transport dans le temps de travail, et d’envisager le passage d’une circulation conçue comme supplément du travail, à une circulation comme plaisir, flânerie et dérive. Il prétend s’inspirer en cela de la Commune, présentée comme « la plus grande fête du XIXe siècle » du point de vue de la vie quotidienne. L’urbanisme moderne constitue au contraire une « technique de la séparation », où la ville tend à « se consommer elle-même » et à s’anéantir dans des « villes nouvelles » où « il n’arrivera rien » : « Les forces de l’absence historique commencent à composer leur propre paysage exclusif » (Debord, 1967).
La rébellion des ghettos de Watts en 1965 fournissent à Debord matière à réflexion sur les émeutes péri-urbaines qui préfigurent l’explosivité de nos banlieues. Elles ne sont pas à ses yeux des émeutes raciales, mais bien des émeutes de classe. La « publicité de l’abondance » incite en effet à exiger tout, tout de suite. Le pillage apparaît ainsi comme la réalisation sommaire de la promesse communiste de satisfaire chacun « selon ses besoins » : « La jeunesse sans avenir de Watts a choisi une autre qualité du présent » (Debord, 1966).
Mais, dans la mesure où l’insatisfaction elle-même devient solvable et marchande, « à l’acceptation béate de ce qui existe peut aussi se joindre comme une même chose la révolte purement spectaculaire ». Le monde que le spectacle donne à voir est en effet « le monde de la marchandise dominant tout ce qui est vécu ». L’économie transforme ainsi le monde en « monde de l’économie » et « le spectacle est le moment où la marchandise est parvenue à l’occupation totale de la vie sociale » (Debord, 1967). Il « ne chante pas les hommes et leurs armes, mais les marchandises et leurs passions, le devenir monde de la marchandise qui est aussi bien le devenir marchandise du monde ». Le spectacle est « l’inversion concrète de la vie » et « le langage officiel de la séparation généralisée » ; ou encore, « le soleil qui ne se couche jamais sur l’empire de la passivité humaine », « la scission achevée à l’intérieur de l’homme », « le mauvais rêve de la société moderne enchaînée qu n’exprime finalement que son désir de dormir ».
Que peut-on espérer opposer à cette forme absolue et achevée de l’aliénation. Le vrai révolutionnaire est-il celui des loisirs, comme Debord l’écrivait dans Potlach ? Le slogan mural dont on lui attribue la paternité (contestée par Michel Mansion) tendrait à le confirmer : « Ne travaillez jamais ! ». Mais la séparation du loisir et du travail est encore une séparation… spectaculaire ! C’est bien le capital lui-même qui, ayant vidé le travail productif de toute signification s’est efforcé de « placer le sens de la vie dans les loisirs », de sorte qu’il ne soit même plus possible de « regarder encore les loisirs comme une négation du quotidien » (Debord, 1961). Le monde que le spectacle donne à voir « est le monde de la marchandise dominant tout ce qui est vécu », et le spectacle lui-même est le moment où « la marchandise est parvenue à l’occupation totale de la vie sociale » (Debord, 1967).
Cette conception du spectacle comme stade suprême du fétichisme de la marchandise et aliénation absolue aboutit à neutraliser toute action subversive, condamnée à combattre l’aliénation sous des formes elles-mêmes aliénées. Tout est récupérable et récupéré. C’est pourquoi, écrit Debord en 1990 dans une confession pré-posthume, « il faut admettre qu’il n’y avait pas de succès ou d’échec pour Guy Debord et ses prétentions démesurées ». Les auto-dissolutions successives, les scissions et les règlements de compte, jusqu’à la solitude et au suicide, apparaissent ainsi comme l’aboutissement logique d’une impasse construite en théorie.
A partir d’un constat d’épuisement de l’Art, consécutif à une défaite historique des révolutions, le projet situationniste s’était initialement défini comme celui d’une « science des situations » qui emprunterait à la psychologie, à l’urbanisme, à la statistique, à la morale, pour aboutir à quelque chose de radicalement nouveau, « la création consciente des situations » : « La beauté nouvelle sera de situation, c’est-à-dire provisoire et vécue » (Debord 1954). Pour « construire les situations et les aventures » d’où naîtrait la grande civilisation à venir, le situationnisme des années 50 entendait explorer les possibilités d’une « éthique de la dérive » et d’une « pratique du détournement », définissant la dérive comme une « technique de passage hâtif à travers des ambiances variées » et le détournement, au contraire de la citation, comme « le langage fluide de l’anti-idéologie ».
Bureaucratisation planétaire
Confronté à la question de la bureaucratie au contact du groupe Socialisme ou Barbarie, Debord dénonce la bureaucratisation planétaire de l’art et de la culture. Il définit les néo-bureaucraties coloniales comme des lumpen-bourgeoisies, « versions sous-développées de la vieille bourgeoisie européenne ». Il voit ainsi dans le coup d’Etat de Boumedienne en 1965 le signe d’une bureaucratie en formation comme classe dominante algérienne. De même, la bureaucratie serait en Chine la seule propriétaire d’un « capitalisme d’Etat ». De cette montée en puissance planétaire, Debord conclut que « l’erreur sur l’organisation est l’erreur politique centrale ».
Or, dans la société du spectacle, tous les acteurs, et non seulement les prolétaires asservis au travail, perdent leur capacité subversive. Ainsi recommande-t-il à Mustapha Khayati de bien faire sentir, dans sa brochure sur La Misère en milieu étudiant, « notre mépris suspendu sur eux, pour leur ôter tous les doutes sur le mépris universellement mérité par leur milieu » (Debord, 1966). Il estime encore qu’en 1968 les étudiants n’ont été rien d’autre que l’arrière-garde du mouvement. Quant aux cadres et aux couches supérieures du salariat, ils ne sont que « la métamorphose de la petite-bourgeoisie urbaine des producteurs indépendants devenus salariés ». Ils sont « les consommateurs par excellence ». Quant à l’immigration, magnifiée par certains courants maoïstes, le « risque de l’apartheid » est déjà devenu une fatalité avec à l’horizon « la logique des ghettos, des affrontements raciaux, et un jour des bains de sang » (Debord, 1985). Car le capitalisme à son stade spectaculaire « rebâtit tout en toc et produit partout des incendiaires » alors que « son décor devient partout inflammable ».
La Mafia, qui apparut naguère comme un « archaïsme transplanté », voué à s’effacer devant l’Etat moderne, redevient avec la décomposition de l’Etat, avec « la victoire du secret, la démission générale des citoyens, la perte complète de la logique et des progrès de la vénalité et de la lâcheté universelles », une « puissance moderne et offensive » : « Dans le spectaculaire, les lois dorment » (Debord, 1988). On a « déjà commencé à mettre en place quelques moyens d’une sorte de guerre civile préventive » et « les procédés d’urgence deviennent procédure de toujours ». Cette démocratie parfaite « fabrique elle-même son inconcevable ennemi, le terrorisme ».
Un monde forclos
Il y a bien chez Debord une vision prospective féconde et pénétrante. Mais la spectacularisation du monde forclôt toute possibilité d’ouverture stratégique. Marx eut à ses yeux le mérite d’aller au-delà de la pensée scientifique de son temps pour donner à la compréhension de la lutte la priorité par rapport à celle de la loi causale, et pour entrevoir une théorie de l’action historique comme « théorie stratégique ». Or, « la stratégie est très exactement le champ complet du déploiement de la logique dialectique des conflits » (Debord, 1988). La victoire du spectacle sur la stratégie devient ainsi propice aux résurgences d’une utopie conçue comme « expérimentation de solutions aux problèmes actuels sans se préoccuper de savoir sur les conditions de leur réalisation sont immédiatement données ». Le mouvement révolutionnaire doit devenir « un mouvement expérimental ». Mais cette utopie, conçue à la manière de Lefebvre comme « sens non [encore] pratique du possible », n’est pas celle des courants utopiques qui se définissent pour la plupart par leur refus de l’histoire du socialisme. Ils tournent ainsi le dos à toute pensée stratégique, car « un Etat dans la gestion dquel s’installe durablement un grand déficit de connaissances historiques ne peut plus être conduit stratégiquement » (Debord, 1988).
Depuis « l’incomplète libération de 1944 », les politiques révolutionnaires n’auraient ainsi cessé de reculer, et les avant-garde de se transformer en arrière-gardes. Debord reproche notamment à Lucien Goldman d’avoir parlé d’une « avant-garde de l’absence » pour désigner, dans l’art et dans l’écriture, un certain refus de la réification. Ce que Goldman appelle absence n’est rien d’autre que « l’absence de l’avant-garde ». Ce vocable s’enveloppe en effet chez Debord d’une nostalgie de pureté et de nouveauté absolue, d’où naît l’enchaînement récurrent des purges et des exclusions, dans l’effort illusoire de conjurer la menace permanente d’absorption de la nouveauté par la mode mortifère. La fétichisation d’une « communauté élective » de l’avant-garde a pour conséquence une hantise paranoïde de la désertion, de la trahison, de la récupération, dont se nourrissent toutes les sectes politiques ou esthétiques. La solitude tragique du dernier Debord en est l’expression extrême et extrêmement désespérée : « A moitié du chemin de la vraie vie, nous étions environnés d’une sombre mélancolie, qu’ont exprimée tans de mots railleurs et tristes, dans le café de la jeunesse perdue ». Et « nous traversons maintenant ce paysage dévasté par la guerre qu’une société livre contre elle-même et contre ses propres possibilités » (Debord, 1978).
Bibliographie
Guy Debord, Œuvres, Paris, Quarto Gallimard, 2006
Guy Debord, Correspondance, six volumes parus, Paris, Fayard.
Raoul Vaneigem, Traité de savoir vivre à l’usage des jeunes générations, Paris, Gallimard, 1967
Mustapha Khayati, De la misère en milieu étudiant.
Anselm Jappe, L’avant-garde inacceptable. Réflexions sur Guy Debord, Paris, Lignes-Léo Scheer, 2004.
Gérard Guégan, Debord est mort, le Che aussi. Et alors ?, Paris, Cahiers de Saisons, 1994 (réédition Librio).
BENSAÏD Daniel
* Publié sous le titre « Société du spectacle (la) » dans Antoine Artous, Didier Epsztein et Patrick Silberstein (sous la direction de), « La France des années 1968 », Syllepse, Paris 2008, pp. 742-747.