Le président bolivien Sanchez de Lozada s’est enfui. Après un mois de lutte et près de quatre-vingts morts, la première bataille de la "guerre du gaz" a été gagnée. Rien n’est terminé pour autant : bien qu’affaiblie et sous pression, la classe dirigeante a réussi à sauver ses institutions.
Lorsque les paysans indiens aymaras lancent en septembre dernier une campagne de blocage des routes des Hauts Plateaux, ils posent au pays entier une question fondamentale : qui doit contrôler les ressources naturelles ? Car la Bolivie, pays le plus pauvre d’Amérique latine, possède les gisements de gaz les plus importants d’Amérique du Sud après le Venezuela. Pour les exploiter, le président Sanchez de Lozada s’apprêtait à en confier l’exportation à un consortium de multinationales comprenant l’espagnole Repsol, British Gaz et l’American Energy, consortium qui se réservait 82 % des bénéfices espérés... Comment sortir le pays de la misère en bradant ses ressources ? Pourquoi ne pas les transformer sur place ? Pourquoi ne pas les utiliser pour équiper les logements, les entreprises ? A ces questions que pose le syndicat à l’origine de la révolte, la Confédération syndicale unique des travailleurs paysans de Bolivie (CSUTB), le gouvernement répond par la militarisation des zones de conflit. Le 20 septembre, l’armée tire sur la foule, tuant cinq personnes.
Une lutte pour le contrôle des ressources naturelles
La réaction du mouvement social est immédiate. La Centrale ouvrière bolivienne (COB) appelle à la grève. Les mots d’ordre s’élargissent, révélant l’ampleur de l’opposition entre un gouvernement soumis aux exigences du Fonds monétaire international (FMI) et des organisations de lutte très offensives. Démission du président Sanchez de Lozada, assemblée constituante, arrêt de toutes les politiques économiques libérales : c’est une république sociale qu’il s’agit d’imposer. Tandis que la grève immobilise la capitale, les paysans des Hauts Plateaux se déclarent en "insurrection armée". La jonction entre les secteurs urbains et les secteurs ruraux, espérée en vain par Che Guevara, jonction indispensable pour une réelle victoire populaire, est faite.
Balles contre pierres, armes lourdes contre dynamite, les manifestations sont d’une grande violence. Face à un peuple prêt à aller jusqu’au bout, la répression militaire est sauvage, faisant près de 80 morts.
Le 16 octobre, plus de 50 000 personnes investissent le centre de La Paz. L’armée elle-même semble moins assurée. Des soldats indigènes menaçant de se rebeller sont retirés du front. Les classes moyennes, choquées par les massacres, passent du côté des manifestants. Le gouvernement explose. Sanchez de Lozada perd le contrôle du pays. Il doit démissionner et s’enfuir.
La puissance de l’insurrection ne peut se comprendre sans revenir sur la longue expérience de lutte du pays. La Bolivie a déjà connu une expérience révolutionnaire en 1952 où, sous la direction de la COB, le pays a vécu une dualité de pouvoir entre les mineurs organisés dans leur syndicat d’une part et le gouvernement de l’époque d’autre part. Par ailleurs, cinq siècles de résistance indigène aux colonisateurs ont permis une structuration et une conscience politique des secteurs ruraux qui a maintenu les mobilisations sociales pendant la crise du mouvement ouvrier traditionnel des années 1970 et 1980. Durant ces décennies, la bourgeoisie, encouragée par le FMI et les Etats-Unis, a imposé un Etat néolibéral : en 1985, un décret a mis fin au caractère mixte de l’économie nationale. Les réformes qui ont suivi ont plongé dans le chômage 20 000 mineurs et mis en pièces les services publics : le prix de l’eau a été multiplié par six...
En avril 2000 cependant, un nouveau cycle de mobilisations s’était ouvert par une victoire. A Cochabamba, la population repoussait un projet de privatisation de l’eau. La Coordination de défense de l’eau, qui centralisait l’action des différents acteurs de la lutte, se transformait ensuite en Coordination nationale de défense du gaz qui joue un rôle important dans l’actuelle mobilisation. Depuis, chaque mouvement social a été plus déterminé, mais aussi plus durement réprimé. Le dernier en date, en février dernier, a fait 33 morts après des combats en règle entre la police en grève et l’armée.
Un caillou dans la botte impérialiste
Le renforcement du mouvement social a eu des répercussions institutionnelles. A l’élection présidentielle de 2002, Evo Morales, dirigeant du Mouvement pour le socialisme (MAS), a fait jeu égal avec Sanchez de Lozada au suffrage universel. Il a fallu un vote au sein d’un Parlement sous pression des Etats-Unis pour les départager, en faveur bien sûr du candidat néolibéral.
Sanchez de Lozada est désormais réfugié aux Etats-Unis. Sa chute n’est cependant qu’une demi-victoire. "Nous avons gagné une bataille, nous n’avons pas gagné la guerre." Réunis aussitôt en assemblée extraordinaire, les militants de la COB en ont convenu. Massive, combative, la mobilisation a largement dépassé les attentes de toutes les organisations. Si la Coordination de défense du gaz a joué un rôle unificateur en début de lutte, le MAS, la COB et la CSUTCB n’ont pas réussi ensuite à se coordonner, à donner au mouvement un rythme et des objectifs suffisamment ambitieux. Il a manqué, en bref, d’une direction révolutionnaire.
Rien n’est joué, cependant. Si l’armée et le Parlement restent en place malgré leurs crimes, ils sont néanmoins soumis à une formidable pression populaire. Organiser un référendum sur le gaz, rompre avec l’orthodoxie néolibérale, convoquer une assemblée constituante et de nouvelles élections, telles sont les promesses que Carlos Mesa, le nouveau président, a été contraint de faire pour calmer la contestation. Comment réussir à ne pas les tenir : tel est aujourd’hui son souci principal, tant il est clair qu’il ne vaut pas mieux que son prédécesseur... Il est en tout cas improbable qu’il permette à la classe dirigeante de stabiliser la situation. Si Evo Morales appelle à l’apaisement pour "donner un temps d’attente" au nouveau gouvernement, les autres organisations syndicales se montrent plus offensives. Rester mobilisés, préparer une plate-forme de lutte unitaire, construire les cadres d’action commune qui ont fait défaut ce mois-ci, tels sont les objectifs immédiats annoncés par la COB. Felipe Quispe, dirigeant de la CSUTCB, rappelait, lui, que l’objectif à court terme est désormais "la prise du pouvoir" (voir l’interview ci-dessous).
L’ensemble de l’Amérique latine a suivi de près l’insurrection bolivienne. Son issue met en effet un gros caillou dans la botte des Etats-Unis, qui tentent d’imposer au continent l’Accord de libre-échange des Amériques (Alca, voir encadré). La Maison Blanche ne s’y est pas trompée, appuyant sans réserves une répression qu’elle a en partie dirigée. Après l’échec du sommet de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à Cancún et face aux résistances en Argentine, au Brésil ou au Venezuela, la disparition du fidèle Sanchez de Lozada est déjà un coup dur pour les Etats-Unis. Sans compter les risques de contagion en Amérique andine : le voisin équatorien, notamment, vit une situation sociale tendue, où les ressources pétrolières pourraient bien jouer le rôle du gaz bolivien.
De Quito, Equateur, José Rostier
Rouge 2036 23/10/2003