Il y a neuf ans, l’actuel Premier ministre du Canada, alors ministre des Finances, présenta son budget comme étant l’équivalent de celui de la démobilisation immédiatement après la Deuxième guerre en ce sens de ramener les dépenses de programme (dépenses totales moins les frais d’intérêt) à ce qu’elles étaient en 1951. Le budget de la démobilisation, toutefois, était un budget de paix, celui de 1995-96 était une déclaration de guerre au peuple du Canada. Ce qui fut annoncé fut fait, brutalement, de par la grâce de la justification et de l’encadrement de l’ALÉNA en vigueur depuis le premier janvier 1994 ; d’une conjoncture favorable essentiellement tirée par une orgie d’exportations aux ÉU dont l’économie était « boostée » par la force du dollar US qui drainait l’épargne mondiale vers eux ; mais aussi d’une capitulation des hautes directions syndicales qui refusèrent même d’envisager au moins une grève générale pan-canadienne de 24 heures comme celle de 1976, et au-delà, car cette seule journée n’avait pas alors suffi pour arrêter le gel des prix et salaires du gouvernement Trudeau.
Si le gouvernement Conservateur, au pouvoir de 1984 à 1993, n’avait pu diminuer les dépenses de programme que d’un peu plus de 18% de la valeur de la production de marché faite au Canada (PIB), à un peu moins de 17% de celui-ci en 1993, le gouvernement Chrétien-Martin les abaissera à presque 11% du PIB en l’an 2000, soit une baisse drastique plus de 5 points de pourcentage en sept ans . Pourquoi s’arrêter en si bon chemin surtout quand les hautes directions syndicales avaient complètement capitulé jusqu’au point de saboter la plus importante mobilisation de ces années de plomb, soit la révolte du prolétariat ontarien contre le gouvernement Harris dont les « Days of Action » étaient sur le point de culminer en une grève générale ?
Le budget 2000-01, complété plus tard par celui de 2003-04, lança donc la phase 2 de l’offensive néolibérale du PLQ dont un élément majeur était la réduction des impôts de 100 milliards $ sur cinq ans (2000-2005), « la plus vaste initiative de réduction des impôts de toute l’histoire du Canada » de dire la Mise à jour du Ministère des finances de novembre dernier. Pour la seule année financière en cours (2003-04), la contre-réforme fiscale diminuera les rentrées fiscales de 25 milliards $ . Qui profite de ces baisses ? Le tiers de contribuables ne payant pas d’impôt, ou même la moitié des contribuables en payant mais peu, ne profitent pas ou très peu de ces rabais. Pour les autres, plus leur revenu s’élève, sauf à avoir des enfants - il faudra un jour écrire un livre sur l’usage des enfants en matière de fiscalité néolibérale - les rabais augmentent plus que proportionnellement. Quant aux entreprises et à leurs actionnaires, l’impôt sur les profits est passé de 28 % à 21 %, l’impôt sur le capital disparaîtra d’ici 2008 et seulement la moitié des gains de capitaux réalisés est incluse dans les revenus imposables au lieu des trois quarts. « D’ici 2008, le taux moyen de l’impôt des sociétés sera nettement moins élevé au Canada qu’aux États-Unis. » de conclure la Mise à jour de novembre 2003.
L’aspect baisse des impôts de la phase 2 a permis de réduire de 17% à moins de 15%, de 2000 à 2004, la part du PIB consacrée aux revenus du gouvernement fédéral. À noter que cette part avait crû d’un point de pourcentage de 1994 à 2000 , malgré la baisse de cinq points de pourcentage de la part consacrée aux dépenses de programme, tellement était prioritaire l’impératif du déficit zéro. Il faut se rendre compte de l’immensité des sommes mises en jeu par ce changement de paradigme. En 1993-94, les déficits combinés fédéral-provinciaux étaient de 60 milliards $. En 2000-01, ces déficits s’étaient transformés en surplus combinés de 30 milliards $ . Ce virage de 90 milliards $ - soit environ 10% du PIB canadien - avait été essentiellement accompli par des coupures de programme - assurance-emploi, transferts pour la santé, l’assistance sociale et l’éducation supérieure... - et partiellement grâce aux augmentations automatiques de l’impôt sur le revenu dont les balises n’étaient plus indexées au coût de la vie. La baisse des impôts, cependant, ne fut pas la priorité de cette phase 2 inaugurée en l’an 2000. Comme le dit le premier paragraphe de l’annexe 1 de la Mise à jour : « Le gouvernement a enregistré six excédents budgétaires consécutifs depuis 1997-1998 et a réduit la dette fédérale de plus de 52 milliards de dollars. [...] Le redressement budgétaire réalisé par le Canada surpasse celui de tout autre pays du Groupe des Sept (G-7). Ainsi, alors qu’au milieu des années 1990 un seul pays du G-7 avait une dette plus lourde que celle du Canada pour l’ensemble de ses administrations publiques, il n’y a maintenant plus qu’un pays dont le fardeau de la dette est moins lourd que celui du Canada. »
Pour paraphraser Karl Marx, « la loi et les prophètes » du gouvernement Martin, c’est le remboursement de la dette. On connaît la tactique pour y arriver : ü D’abord annoncer en début d’année un budget équilibré tout en incorporant une réserve pour imprévu de 3 milliards $ qui sera, en fin d’année, entièrement consacré au remboursement de la dette à moins de sérieuses difficultés économiques. ü Ensuite, minimiser la croissance économique et sous-estimer les rentrées fiscales puis nier jusqu’à la dernière minute les surplus soi-disant imprévus, résister avec acharnement aux demandes des provinces - on ne parle pas des demandes syndicales qui sont soit inexistantes soit avancer sans aucun rapports de force - à qui on cède une part modeste, soit 2 milliards $ cette année pour la santé alors que, selon la récente étude du Conference Board commandée par les provinces, il faudrait injecter 5 milliards $ par année afin de simplement maintenir le statu quo. ü Enfin annoncer avec triomphe des surplus plus importants que prévu au moment du budget suivant - soit le 23 mars - en utiliser une partie pour les dépenses du budget qui vient, surtout quand c’est une année électorale, si possible sous forme de fiducies opaques gérées par les « petits copains », sommes qui seront en fait dépensées sur plusieurs années malgré qu’elles soient imputées au budget passé et annoncées dans le budget courant. ü Finalement, à moins de mauvaise conjoncture économique, verser au remboursement de la dette le reste des surplus imprévus, reste qui s’ajoute aux 3 milliards $ déjà budgétés.
La panne du tout-à-l’exportation
En misant sur le libre-échange à la fin des années 80, le Canada s’en remettait au marché étasunien comme moteur de sa croissance économique. Pourtant, selon l’économiste Pierre Fortin, « durant les années 90, la performance globale de l’économie canadienne fut la pire depuis la grande dépression [des années 30], et presque la pire des pays industrialisés. » . Derrière le rideau de fumée de la croissance fulgurante des exportations du Canada vers les ÉU, passées de 17% du PIB en 1988 à 30% en 2002 , la croissance de la productivité manufacturière canadienne ne fut qu’à peine plus que le quart de celle des ÉU et du Mexique durant cette période . Encore en 2003, la croissance de la productivité du travail au Canada fut presque nulle alors que celle des ÉU s’accroissait de plus de 4% .
Si, malgré tout, le Canada est parvenu à dégager un imposant solde du compte courant positif de 7% avec les ÉU en 2003 , c’est grâce à la dégringolade de huard de 90¢ US à 63¢, de 1991 à 2002 , et à la boulimie importatrice des ÉU. Derrière cette façade, cependant, se cache une dégringolade historique du niveau de vie relatif du Canada. Si en 1939, le PIB par habitant du Canada était 70% de celui des ÉU, il était de 90% en 1989 pour redescendre à 80% en 1999. Ce recul, attribuable à la panne de la croissance de productivité de l’économie canadienne, compromet non seulement, d’un point de vue néolibérale, la compétitivité du Canada sur le marché mondial mais aussi, d’un point de vue de la justice sociale, sa capacité d’augmenter le bien-être de la population canadienne car, comme le soulignait Trotski dans la Révolution trahie : « Réduite à sa base primordiale, l’histoire n’est que la poursuite de l’économie du temps de travail. »
Afin de masquer cette mauvaise performance, le Ministère des finances, dans sa Mise à jour de novembre 2003, manipule les statistiques en choisissant comme période de référence les années 1997-2002, soit une période comprenant le haut du dernier cycle, qu’il compare avec le bas du dernier cycle (1990-96) et l’ensemble des années 70 et 80. Malgré cette grossière manipulation, les données comparées (productivité, investissements, croissance du PIB par habitant) ne démontrent pas une performance supérieure aux années 70 et 80. Comme point de comparaison géographique, le Ministère des finances, pour bien faire paraître le Canada, choisit le G-7, c’est-à-dire un Japon en profonde dépression et même en déflation durant la période 1997-2002, une Union Européenne en stagnation chronique et des ÉU frappés par une crise suite à l’éclatement de la bulle de la « nouvelle économie » et la tragédie du 11 septembre.
Le capitalisme canadien, surtout les banques, les compagnies d’assurances et les entreprises minières mais aussi les Nortel, Bombardier et Québécor, privilégie de plus en plus les investissements directs à l’extérieur du Canada. Depuis 1997, pour la première fois dans l’histoire du Canada, le total des investissements directs à l’extérieur est plus important que le total des investissements directs au Canada. Cependant, ces derniers non seulement ne contribuent désormais plus en rien au développement économique du Canada, puisque 97% sont des prises de contrôle financées aux deux tiers par le capital financier canadien, mais ces compagnies étrangères, qui sont propriétaires des deux tiers des 100 plus importantes entreprises privées du Canada, font moins de recherche-développement, importent relativement plus de composantes que les entreprises autochtones et exportent leurs profits sous des cieux plus cléments en utilisant la méthode des « prix de transferts » propres au commerce international incestueux entre filiales d’une même transnationale.
On comprend alors toute l’importance des deux massues qu’ont utilisées les gouvernements du Canada et des provinces pour rendre malgré tout le marché canadien compétitif dans le cadre de l’ALÉNA et de l’OMC : ü La stratégie du « déficit zéro » qui a redistribué en cinq ans 10% du PIB du peuple travailleur vers le capital financier qui, lui, s’en est servi pour financer d’une part les prises de contrôle des transnationales extérieures et, d’autre part, les investissements de l’impérialisme canadien ; ü La dévaluation de 30% du huard, de 1991 à 2002, qui a certes permis de maintenir le taux de chômage hors de la zone des deux chiffres d’où le maintien d’une relative paix sociale, mais qui a appauvri le peuple travailleur en le forçant à exporter, sans contrepartie à consommer, plus de 6% du PIB tout en devant employer ce solde positif en devises dominantes (dollar, euro, yen) pour rémunérer le capital extérieur et financer l’impérialisme canadien.
Le problème auquel maintenant fait face le gouvernement canadien est l’épuisement de ces deux massues, l’une fiscale, l’autre monétaire. La relative stagnation de l’économie du Canada depuis 2001, confirmée en 2003 malgré le faux espoir de 2002 et même celui du dernier trimestre de 2003, nécessite une autre stratégie.
Les incertitudes du moment présent
À court terme, cependant, conscients depuis la fin de 2000 que le moteur étasunien était en panne, les gouvernements, dans les limites de la politique du « déficit zéro » et du maintien d’un taux d’inflation bas et stable, eurent recours un tant soi peu à la stimulation fiscale et monétaire. La panne du moteur étasunien est d’autant plus dommageable pour l’économie canadienne qu’elle a entraîné une dévaluation du dollar de presque 20% face au huard mettant ainsi à mal la compétitivité de l’industrie manufacturière canadienne. Alors même la reprise actuelle de l’économie des ÉU, reprise cependant sans création d’emplois, n’a pas vraiment redémarré le moteur des exportations du Canada vers les ÉU.
À partir de 2000, misant davantage sur la demande intérieure, les gouvernements fédéral et provinciaux augmentèrent leurs dépenses deux fois plus rapidement que leurs revenus alors que de 1995 à 2000, les revenus croissaient trois fois plus rapidement que les dépenses. Quant à la Banque du Canada, à partir de 2000, elle réduisit les taux d’intérêt à court terme d’un peu moins de 6% à un peu plus de 2% malgré une brève tentative de les rehausser en 2002.
Toutefois, au deuxième semestre de 2003, il y eut des signaux montrant que le moteur auxiliaire de la demande intérieure - construction résidentielle, achats de biens durables - qui s’était tant bien que mal substitué à celui des exportations vers les ÉU, s’essoufflait à son tour. Depuis 1985, l’endettement relatif des ménages (en pourcentage du revenu disponible) a plus que doublé au Canada . Cet endettement massif à un sommet historique est pour l’instant viable à cause des bas taux d’intérêt qui stabilise le service de la dette et de la croissance parallèle des actifs détenus par les ménages. Sauf qu’en cas de crise économique, la valeur des dettes demeure, et même elle peut s’accroître en termes réels si la crise dégénère en récession-déflation comme ce fut le cas au Japon, pendant que la valeur des actifs fond et que les taux réels d’intérêt, même les taux nominaux si la récession n’est pas aussi une déflation, grimpent suite à un besoin soudain de liquidités pour payer les traites.
C’est cette crainte légitime qui freine l’ardeur de l’endettement de consommateurs même en cas de capacité immédiat de remboursement. Évidemment, si on fait l’hypothèse d’une perpétuelle croissance modérée, sans pics spéculatifs ni crises, comme le fait l’analyse super optimiste de la Banque Royale, il n’y a aucune limite à l’endettement. L’endettement, il est vrai, n’enclenche jamais une crise. C’est là une affaire de surproduction et de suraccumulation, maux inhérents à la loi de la compétition capitaliste. Mais il en est la caisse de résonance : plus l’endettement est important, plus profonde est la crise et longue la récession qui s’ensuit. Même l’analyse optimiste de la Banque Royale doit admettre que le taux de banqueroute des consommateurs est plus élevé aujourd’hui qu’il ne l’était durant les crises de 1981-82 et de 1990-91 et que le taux d’épargne des ménages, à 1%, est à son plus bas depuis plusieurs dizaines d’années.
Pour l’instant, cependant, la politique de bas taux d’intérêt à court terme de la Banque du Canada, qui ont encore baissé de 1% depuis juillet 2003, semble redonner un peu de tonus à la demande intérieure après la chute du quatrième trimestre de 2003. Comme il reste un peu de marge de manœuvre à la politique monétaire - il reste 2.25 points de pourcentage avant d’arriver à zéro pourcent - et que la politique fiscale est redevenu marginalement plus généreuse - reste à connaître la distribution entre la forme plus sociale de dépenses accrues ou celle plus néolibérale de rabais/remises d’impôt toujours « au nom des enfants » - il est raisonnable de penser qu’une croissance modeste persistera pour la prochaine année.
Cependant, étant donné les profonds déséquilibres budgétaire et extérieur qui persistent au sud de la frontière, malgré la baisse de 20% de la valeur du dollar US par rapport au panier des autres devises pondéré par leur part dans le commerce étasunien, l’éclatement d’une crise économique majeure est toujours possible. Il n’est pas évident que la stimulation des dépenses militaires, les faramineux rabais d’impôt aux riches, plus épargnés que dépensés, et une drastique baisse des taux d’intérêt à court terme aient provoqué un redémarrage durable. Jusqu’à quand les banques centrales du Japon, de la Chine et de quelques autres pays de l’Asie du Pacifique, qui ont pris le relais du capital privé tétanisé par la fragilité du dollar, continueront-ils à vouloir acheter massivement, au rythme de 500 milliards $US l’an soit la valeur de plus de la moitié du PIB canadien, des créances en dollars pour financer l’anti-écologique surconsommation étasunienne. En dernière analyse, tout dépendra du « succès » de la politique extérieure guerrière des ÉU.
En cas de crise majeure, cependant, les gouvernements fédéral et provinciaux pourraient employer des moyens d’intervention beaucoup plus forts en ayant recours directement à l’inflation monétaire, ce qui en plus diluerait l’endettement, et aux déficits fiscaux. Mais ce serait là un aveu d’échec balayant les acquis des phases un et deux de la stratégie libérale. Ne doutons pas, cependant, qu’au besoin ils le feront surtout si la riposte sociale est au rendez-vous. Il faut quand même noter que la relative étroitesse du marché canadien par rapport aux trois grands (ÉU, UE, Japon), l’ouverture de l’économie canadienne - le Canada exporte plus de 40% de son PIB, le ratio le plus important du G-7 - surtout par rapport aux ÉU et le degré élevé de pénétration du capital extérieur pourraient limiter la marge de manœuvre du gouvernement du Canada s’il voulait agir « à la japonaise ». Même si le Canada n’est pas l’Argentine, le huard n’est quand même pas le yen ni l’euro.
Un impérialisme paradoxal
Dans le cadre de l’ALÉ puis de l’ALÉNA, l’impérialisme canadien est devenu de plus en plus agressif. Si ses sorties de capital-argent entre 1983 et 1993 oscillaient entre 2 et 4% du PIB, de 1994 à 2003 ils ne sont jamais descendu en bas de 4.4% du PIB avec une pointe de près de 14% en 2001 . Pour se rendre compte de l’ampleur de ces sorties de capital-argent, il faut savoir que la formation nette de capital productif au Canada oscille ces dernières années entre 6 et 7% du PIB . Évidemment, ces sorties ont été compensées par des entrées qui, durant toute la période, ont oscillé entre 4 et 8% à quelques exceptions près.
Ce qui est nouveau, cependant, c’est que si avant 1992 les entrées provenant des ÉU étaient toujours de moins de 2% du PIB canadien, elles sont depuis lors toujours de plus de 2% et même de plus de 4% depuis 1996, sauf en 1999 et 2003 où elles ont été quand même de plus de 3%. En fait, depuis 1992, l’essentiel des entrées de capital-argent au Canada provient des ÉU alors que de 1983 à 1991, elles en constituaient clairement moins de la moitié. Quant aux entrées d’investissements directs - la partie la plus stratégique car elle vise le contrôle et est à long terme - depuis 1997 ils ont toujours dépassé la barre du 2%, sauf en 2003, ce qu’ils n’avaient jamais fait de 1983 à 1996. On note aussi que ces entrées d’investissements directs, sauf l’importante exception de 2000, sont très majoritairement étasuniens.
Reste que l’agressivité de l’impérialisme canadien est encore plus fulgurante. Depuis 1997, sauf en 1999, les sorties de capital-argent sont plus importantes que les entrées alors que de 1983 à 1996, ce ne fut jamais le cas, même que la plupart du temps les entrées étaient le double des sorties.
Où vont ces investissements et placements ? D’abord, on remarque qu’ils vont de moins en moins aux ÉU, le total cumulé des actifs canadiens aux ÉU ayant passé de 70% du grand total cumulé des actifs en 1983 à moins de 50% en 2002 alors que la part du tiers monde passait de 15% à 20% et la part des pays de l’OCDE hors ÉU doublait de 15 à 30%. On remarque aussi que le total cumulé des investissements directs - encore une fois ceux qui sont à long terme et assurent le contrôle - à l’extérieur se concentrent de plus en plus dans le capital bancaire (« Finances et assurances ») dont la part est passé de 15% en 1983 à plus de 40% en 2002, la part du secteur « Énergie et minerais métalliques » se stabilisant à environ 20% depuis 1989. Une bonne part du restant est le fait de quelques grands manufacturiers comme Nortel, Bombardier et Québécor pour nommer les plus connus au Québec.
Les investissements directs cumulés dans le capital bancaire sont dorénavant presque tout aussi importants dans le tiers monde qu’aux ÉU. À remarquer aussi que les investissements directs cumulés du secteur « Énergie et minerais métalliques » sont plus important aux ÉU que dans le tiers monde même si leur part y a décrû de 60% à un peu plus de 40% alors que celle du tiers monde a crû de 20 à 30%. Par contre, les industries manufacturières restent concentrées aux ÉU (55%) et dans les autres pays de l’OCDE (35%) bien que la part du tiers monde, négligeable en 1983, soit maintenant de 10% - on pense ici à la Chine et l’Inde.
L’ère libre-échangiste a donc propulsé une offensive de l’impérialisme canadien - des sorties de capital-argent de 2% du PIB dans les années 80 à une moyenne de ± 8% depuis 2000 - avec, pour ce qui est des investissements directs, une déconcentration hors ÉU mais une concentration marquée dans le capital bancaire. Par contre, la pénétration du capital-argent extérieur au Canada s’est maintenue à un niveau stable mais relativement élevé avec baisse des placements de portefeuille provenant ailleurs que des ÉU, suite à l’atteinte du déficit zéro, et, depuis 1997, un relèvement concomitant des investissements directs, particulièrement étasuniens.
On constate là la conséquence drastique, au niveau des flux internationaux du capital-argent, du tout aussi drastique rétablissement de l’équilibre budgétaire des gouvernements fédéral et provinciaux. Le financement étasunien ne sert plus à financer les déficits, mais permet de dégager des capitaux pour l’expansion impérialiste canadienne. D’où un portrait contradictoire symptomatique de l’impérialisme canadien : un impérialisme en développement mais de plus en plus encadré par l’hégémon mondial.
Cette évolution, qui met en évidence une contradiction qui se développe depuis la Deuxième guerre mondiale, n’est paradoxale qu’en apparence. Plus l’impérialisme canadien gagne en épaisseur, absolue et relative, et en extension géographique, plus il a besoin de protection et de capacité d’intervention. À noter aussi que l’augmentation de la part du secteur du capital bancaire renforce son adhésion au libre-échangisme dont le noyau, rappelons-le, est davantage la libre circulation du capital-argent que celle des marchandises. Il ne faut donc pas se surprendre du zèle canadien à promouvoir la ZLÉA.
Protection et interventionnisme lui sont assurés par l’« ordre » mondial de l’impérialisme étasunien en retour d’un « droit de pénétration » de celui-ci dans le cadre de l’ALÉNA. Car, n’ayant pas l’option d’une Union européenne, malgré des tentatives pour s’y lier, ni d’une zone Asie-Pacifique, la bourgeoisie canadienne doit accepter une alliance stratégique caractérisée par une claire relation de subordination. La base territoriale de la bourgeoisie canadienne est à la fois un atout pour celle-ci, afin de monnayer sa place dans les rapports impérialistes, mais aussi un objet de convoitise tant son marché, sa base productive et surtout ses immenses richesses deviennent de plus en plus indispensables à l’impérialisme étasunien pour la domination du monde contre ses rivaux d’aujourd’hui et de demain.
Le marché canadien vaut environ 10% du marché étasunien , ce qui n’est pas négligeable en ces temps de surproduction systématique. L’autre côté de la médaille de ce marché est une base de production non seulement de matières premières plus ou moins transformées, où les monopoles étasuniens sont très présents, mais aussi de produits technologiquement développés soit par des entreprises surtout à propriété extérieure, particulièrement étasuniens (automobile, multimédia, logiciels, pharmaceutique, biotechnologie) soit davantage à propriété canadienne (téléinformatique, avionnerie, transport sur rail, imprimerie) dont Montréal est un pivot important.
Surtout le Canada est un incroyable réservoir de ressources naturelles dont les ÉU ont besoin soit pour répondre à des besoins immédiats soit comme réserve stratégique. Les ressources les plus cruciales sont énergétiques - en 2002, premier producteur mondial d’hydro-électricité et d’uranium, troisième de gaz naturel, neuvième de pétrole brut - alimentaires - quatrième plus important exportateur de céréales - et une immense réserve d’eau douce - 20% de l’eau douce mondiale (7% de celle renouvelable) . Toutes ces richesses pour 0.5% de la population mondiale. Faut-il ajouter la richesse forestière, halieutique et minière, et un immense territoire - le troisième par la superficie - entourée par trois océans, ce qui lui confère une grande valeur géostratégique, particulièrement pour les ÉU.
L’ALÉ de 1989, renforcé en 1993 par le chapitre 11 de L’ALÉNA, a garanti à la bourgeoisie étasunienne l’accès sans entraves à ses capitaux - finis les blocages de l’Agence de tamisage des investissements étranges, la politique nationale de l’énergie et même le recours à des lois environnementales - et l’approvisionnement énergétique par une garantie maintien des volumes d’exportation à son niveau historique. En retour, les ÉU protègent les investissements et placements de la bourgeoisie canadienne, particulièrement importants dans les Amériques, et acceptent un très important surplus d’exportations de biens et services de la part du Canada - 7% du PIB canadien en 2003 - dont profitent aussi, il est vrai, les filiales étasuniennes. Ce surplus est de plus en plus vital pour la bourgeoisie canadienne, afin d’éviter une hausse du taux de chômage systématiquement plus élevé que celui des ÉU, car le solde équivalent vis-à-vis le restant du monde devient de plus en plus négatif - 3% du PIB en 2003.
Par contre, la fragilité de son économie due aux déséquilibres astronomiques de ses comptes budgétaire et courant, de même que son relatif isolement politique dû aux déboires de la militarisation de sa politique étrangère, ce qui a fait faire un bond à la rivalité ÉU-UE, forcent les ÉU à ménager son allié canadien. Malgré la vague protectionnisme due à la hausse du chômage outre frontière, vague exacerbée par la campagne électorale, le gouvernement étasunien n’a pas déclenché une campagne anti-Canada comme il l’avait fait envers le Japon et le fait maintenant envers la Chine et même l’UE envers laquelle la guérilla commerciale prend de plus en plus l’allure d’une guerre ouverte. Face au Canada, les ÉU s’en tiennent à une guérilla sur le bois d’œuvre et quelques autres produits.
Toute l’ambiguïté de la politique canadienne envers les ÉU s’est cristallisée dans sa position dans la guerre contre l’Iraq : refus diplomatique de participer à la « Coalition of the Willing » tout en étant, dans les faits, le troisième plus important participant à cette guerre après la Grande-Bretagne et l’Australie (direction de la flotte qui protégeait les porte-avions, participation à la planification en Floride et à Doha, présence sur les avions-radar, transport aérien des troupes, fourniture d’armements) . Encore récemment, le Canada concédait aux ÉU la constitution d’un super-ministère de la sécurité. En effet, les mesures de sécurité de l’après 11 septembre ont fragilisé l’accès vital au marché étasunien dont l’imposant volume nécessite une grande fluidité des frontières. Ainsi, l’impérialisme étasunien jouit-il d’un outil de pression de plus pour amener le gouvernement canadien à calquer sa politique sécuritaire sur la sienne.
Le budget de l’impérialisme et de la privatisation
La bourgeoisie canadienne a comme but principal de maintenir et de continuer à développer des positions internationales sans en payer le prix diplomatique et militaire et tout en assurant la paix sociale dans sa base territoriale. Cette paix sociale signifie, d’abord, assurer la rentabilité de l’économie canadienne dans le cadre du marché mondial, nécessaire pour contrôler le chômage de sorte qu’il soit assez élevé pour assurer la discipline du travail mais pas trop pour provoquer une riposte sociale, particulièrement au Québec, le tendon d’Achille de la stabilité politique canadienne à cause de la synergie explosive des questions sociale et nationale. Cette paix sociale signifie, ensuite, maintenir un niveau de services publics et de programmes sociaux, si privatisés soient-ils, qui soient nettement supérieur à celui des ÉU, l’éternel point de comparaison, afin de nourrir un nationalisme canadien - obsession qui est allé jusqu’au scandale des commandites et à la ridicule campagne des drapeaux - qui doit demeurer assez fort pour assurer la cohésion nationale pancanadienne contre le nationalisme québécois - les sondages indiquent que la grande peur fédéraliste de 1995 est toujours fondé - et, secondairement, le régionalisme de l’Ouest, surtout albertain.
C’est à cet aulne qu’il faut juger les politiques du gouvernement canadien et particulièrement sa politique budgétaire et fiscale. Pour y arriver, le gouvernement canadien à brûler ses cartouches, ou presque, en ce qui concerne sa politique des taux d’intérêt et du taux de change, celui-ci allant même dans le mauvais sens suite à la faiblesse du dollar US. Cependant, contrairement aux autres pays du G-7, il lui reste l’arme de la politique fiscale et budgétaire. Le retour au déficit budgétaire, par contre, compromettrait à la fois le financement partiel de l’impérialisme canadien et la volonté étasunienne de pénétrer plus profondément l’économie canadienne, en particulier le secteur des ressources énergétiques - pour lequel il faut des investissements directs et non du financement obligataire - prix à payer pour le racket de protection étasunien.
On peut donc en déduire que le gouvernement canadien tient mordicus à sa politique du déficit zéro. Il essaiera même de réduire son endettement, en autant que la conjoncture économique et sociale le permette, afin de rendre disponible des capitaux soit à l’impérialisme canadien soit à la pénétration étasunienne, même si l’endettement relatif (ratio dette/PIB) en est peu affecté, celui-ci dépendant davantage de la croissance du PIB. Côté fiscal proprement dit, après que ce sera épuisé la ronde « 100 milliards $ » 2000-2005 et sans doute attendant une meilleure conjoncture quoique une mauvaise conjoncture pourrait en être le prétexte si l’on se fie à la logique Bush , il continuera à privilégier une politique de baisse d’impôt favorisant les couches riches et « moyennes », certes pour des raisons immédiatement électoralistes, mais surtout stratégiquement afin de dégager une épargne finançant l’impérialisme canadien et étasunien, entre autre par le biais des REER-éducation et REER-santé.
Il utilisera ces minces marges budgétaires pour favoriser une hausse de la productivité négligée par les transnationales polarisés soit par l’augmentation des actifs externes soit par le contrôle des ressources énergétiques. Ce soutien prendra la forme électoraliste d’une aide au financement des infrastructures des villes, d’autant plus que cela mine une base du pouvoir du Québec et des autres provinces ; d’une aide à l’éducation supérieure, autre plate-bande du Québec, sous forme de soutien aux prêts et bourses et à la recherche-développement universitaire de plus en plus encadrée par les transnationales ; sous prétexte du protocole de Kyoto et de dépollution, d’une soutien aux technologies de l’environnement ; pour assurer une frontière à la fois sécuritaire et fluide, un soutien à la « frontière intelligente ».
Si le gouvernement fédéral a dû céder un deux milliards $ non récurrent pour la santé, il en rajoutera fort peu, s’il en rajoute malgré que ce soit un budget électoral - souvenons-nous que le statu quo exige 5 milliards $ de plus chaque année. Pour la santé comme pour l’éducation, le gouvernement fédéral applique la stratégie du déficit fiscal, ce qu’il nie complètement malgré les preuves évidentes fournies par les rapports Romanow et Séguin, pour asphyxier ces services publics majeurs afin de préparer le terrain à une privatisation contrôlée (sous-traitance et partenariat public-privé) - l’État demeurant le payeur direct ou indirect (REER) - de sorte à ouvrir un large champ d’accumulation au capital. Ainsi, les capitaux canadien et étasunien se disputeront-ils ce pactole, l’un pour se donner une nouvelle expertise à rentabilité immédiate ici même puis à exporter lorsque la maturité sera atteinte - pensons aux compagnies d’assurances - l’autre comme champ d’expansion à une « industrie de la santé » déjà mature - pensons aux chaînes d’hôpitaux privés et de foyers pour personnes âgées.
Ce sera l’orientation du budget fédéral car aucune mobilisation, même lointaine, n’est en vu pour contrer le déploiement de l’impérialisme canadien à l’ombre du protecteur étasunien. Sur le plan électoral, la seule relève crédible est encore plus à droite. Même le NPD en est devenu de plus en plus centriste, acceptant l’essentiel de la politique du déficit zéro et des baisses d’impôt tout en se refusant à rompre le consensus fédéraliste que seul le Bloc conteste. Quant au Bloc, il mêle les cartes en se drapant du drapeau québécois pour avoir l’air à gauche alors que son régionalisme pro étasunien en fait l’allié objectif de l’ultra droite, tout aussi régionaliste et pro étasunien.
Peut-on penser que l’espoir renaisse en partant du Québec après les échecs ontarien et britannico-colombien ? Deux occasions ont déjà été ratées, celle de la fin décembre et de l’occupation de l’ALCAN. L’échéance des budgets fédéral et québécois le sera aussi. Les hautes directions syndicales ont une lourde responsabilité dans toute cette affaire.
Marc Bonhomme, 21 mars 2004