On voit mieux aujourd’hui à quel point sont étroitement imbriquées les différentes dimensions d’une crise globale. Prenons la crise alimentaire : elle est le fruit amer de la mondialisation libérale qui a détruit des pans
entiers de l’agriculture traditionnelle, soit par éviction au profit de l’agro-business exportateur, soit par mise en concurrence avec les importations (souvent subventionnées) des pays développés. La crise de la tortilla au Mexique en est l’exemple le plus frappant, où l’on voit les descendants des Aztèques contraints d’acheter leur aliment de base aux Etats-Unis.
Cette crise alimentaire se combine avec la crise énergétique, dans la mesure où les cultures vivrières sont remplacées par les agrocarburants. Elle est encore aggravée par la spéculation financière qui, après la crise de l’immobilier, continue ailleurs sa quête incessante de bulles possibles. On a pu voir une banque proposer des placements sur les marchés à terme des céréales. Et c’est aussi la spéculation qui explique la hausse
extravagante du prix du pétrole, bien au-delà de l’évolution résultant de l’offre et de la demande. Les effets sociaux de ces dérives frappent les plus démunis à travers le monde : famines, recul du pouvoir d’achat et
creusement des inégalités. Elles renforcent la tendance déjà à l’oeuvre depuis 20 ans d’un véritable détournement des richesses produites au bénéfice d’une couche sociale étroite.
S’ils ne sont pas enrayés, ces mécanismes pervers conduisent à la catastrophe, mais pas forcément à la chute finale du capitalisme. Le scénario le plus probable est la généralisation de catastrophes locales sur le modèle de l’ouragan Katrina, où les conséquences sont reportées sur les plus faibles : famines, nouvelles guerres pour l’accès aux ressources naturelles, appauvrissement des plus pauvres, voire protectionnisme écologique.
Toutes ces contradictions vont-elles plonger le capitalisme dans une crise si profonde qu’il ne pourrait plus fonctionner selon ses règles actuelles ? Le risque d’une catastrophe écologique majeure va-t-il conduire spontanément à imposer d’autres normes à ce système à la dérive ?
Malheureusement un tel scénario est hautement improbable. Le meilleur moyen de s’en persuader est de raisonner par rapport aux véritables alternatives. Contrairement au vieil argument de comptoir (« mais que proposez-vous ? ») on sait assez précisément ce qu’il faudrait faire. Il faut d’ailleurs insister sur ce point : les altermondialistes ont raison depuis le début, et beaucoup de réorientations récentes sont même un hommage du vice à la vertu. Pour prendre un exemple au hasard, voilà
ce qu’on pouvait lire dans un livre paru en 2000 : « Il faut protéger les petits producteurs peu rentables, leur garantir des prix assurant la subsistance. Il faut en même temps leur procurer les moyens en infrastructure et en crédit permettant d’élever les rendements y compris sur les parcelles destinées à l’autoconsommation (...) les productions locales ne doivent pas être mises en concurrence avec des importations à bas prix » (1). Dans le domaine de l’écologie qui surplombe tout, les réponses essentielles passent par des transferts de technologie et la transition à d’autres modes de satisfaction des besoins sociaux.
Mais ces solutions rationnelles se heurtent toutes à la logique profonde du capitalisme et plus précisément à son principe essentiel, celui de la concurrence entre capitaux privés, et c’est pourquoi les solutions
marchandes ne sont décidément pas à la hauteur des défis. Parmi les mesures évidentes à prendre, il faudrait par exemple interdire la production de grosses cylindrées et organiser le transfert du transport routier vers le fret ferroviaire et le ferroutage. Mais tout petit pas en ce sens provoque immédiatement une énorme levée de bouclier de la part des industriels qui invoquent en plus la défense de l’emploi. On voit que la question sociale et la question écologique sont étroitement liées. Il ne faut donc pas avoir peur des gros mots : une véritable issue à la crise passe par la mise en place de formes de planification à l’échelle mondiale, qui permettent de subordonner les choix privés, guidés par la rentabilité, à des choix sociaux coordonnés à l’échelle planétaire, ce qui définit un projet écosocialiste. Rhétorique fumeuse, dira-t-on. Peut-être et c’est un argument en faveur d’un réalisme, pessimiste mais lucide.
(1) Michel Husson, Sommes-nous trop ?, Textuel