Réunies autour de l’exposition très innovatrice « Les draps parlent », créée à Vancouver puis à Montréal l’an dernier, les participantes au congrès – animées par des féministes des organisations Vancouver Rape Relief and Women’s Shelter et La Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle - ont discuté durant quatre jours, entourées des draps de l’exposition, de ce qu’elles vivaient chacune dans leur pays.
Voici, en exclusivité sur Sisyphe, la version française de ces échanges, rédigée à partir de leur compte-rendu au jour le jour par Fazeela Jiwa.
Premier jour, le 4 juillet - Liens entre racisme, pauvreté, prostitution et traite
Hier, environ 2100 féministes du monde entier ont convergé vers Ottawa pour le onzième congrès international Mondes des femmes. MdF 2011 sera l’hôte d’une variété d’ateliers, présentations, conversations, installations artistiques, actions et plus encore au cours de cette semaine du 3 au 7 juillet.
Un élément quotidien en vedette au congrès est l’exposition mondiale multilingue et multimédia Fleshmapping / « Les draps parlent » / La Resistencia de las Mujeres : La prostitution dans un monde globalisé. Elle intègre des vidéos interactives, des jeux et 70 draps récupérés, transformés en tableaux sur lesquels des femmes de partout au pays ont exprimé leur résistance à la prostitution et à la traite à des fins sexuelles. Chaque jour de la conférence, 16 femmes du monde entier se réuniront pour partager des échanges spontanés et publics de prise de conscience et de discussion au sujet des liens entre la traite mondiale et l’exploitation sexuelle des femmes dans leurs propres régions. Ce groupe comprend des femmes qui ont quitté la prostitution, des travailleuses de première ligne, des universitaires, des organisatrices communautaires et d’autres personnes.
Aujourd’hui, coup d’envoi des quatre jours d’élaboration de stratégies féministes durant l’exposition “Les draps parlent”, quelque 90 participantes ont entendu des femmes autochtones du Canada et de Norvège, ainsi que des femmes des pays suivants venues à Mondes des femmes : Haïti, Maroc, Mexique, Australie, Corée du Sud, d’Okinawa, Bangladesh, Italie et Nigeria. Les femmes autochtones qui ont guidé le travail des féministes canadiennes ont été unanimes dans leurs audacieuses revendications pour la reconnaissance de la prostitution comme une forme de violence coloniale perpétuée contre les femmes autochtones, qui sont surreprésentées dans la prostitution de rue.
Jeannette Lavell, présidente de l’Association des femmes autochtones du Canada (AFAC), a parlé de la récente décision de son organisation : « Le risque de voir légalisée l’industrie de la prostitution nous a rassemblées et unies, à l’AFAC, nous amenant à adopter très fortement la position que cela serait inacceptable, et contraire à ce que nous voulons en tant que femmes autochtones. » Fay Blaney et Cherry Smiley, du Réseau d’action des femmes autochtones (AWAN), et Michelle Audette, de l’Association des femmes autochtones du Québec, ont rappelé aux participantes que les peuples autochtones font face à la violence systémique et à la pauvreté, et que la dislocation continue et le déplacement des femmes ont perturbé la transmission d’enseignements et de traditions.
Les participantes ont mis en évidence la corrélation entre le racisme, la pauvreté et la prostitution et la traite. Alors que Clorinde Zéphir, d’Haïti, a parlé de l’augmentation de la prostitution en Haïti depuis la catastrophe de 2010, Esohe Agathise a désigné la normalisation de la vente des femmes et des filles au Nigeria et le mythe de la libération sexuelle en Italie. Beaucoup de femmes ont fait le lien entre la hausse de prostitution et l’installation de bases militaires nord-américaines, y compris Suzuyo Takazato, d’Okinawa, et Teresa Ulloa Ziaurriz, originaire du Mexique.
Cette dernière a expliqué que son pays est un « cimetière clandestin » de femmes à cause du tourisme sexuel américain et canadien, les cartels de la drogue, la police et les militaires locaux. Rajaa Berrada. du Maroc, a relié le trafic à la prostitution en décrivant les femmes visitant le pays en transit ou en tant que domestiques ou travailleuses agricoles et qui se retrouvent piégées dans des réseaux de prostitution. Young Sook Cho a dit interpréter la prostitution comme une violation des droits humains, sur la base de son expérience de travail auprès des femmes des bordels de Corée du Sud, car « encore et encore, les femmes meurent, peu importe l’endroit où se trouvent les bordels ».
La description faite par Sigma Huda des lois au Bangladesh a semblé familière à beaucoup de femmes canadiennes dans la salle : même si la prostitution y est illégale, les lois sont suffisamment opaques pour faciliter dans ce pays un débat similaire au nôtre sur les façons de créer des conditions juridiques qui permettraient de mieux protéger les femmes. Une décision prise par la juge Susan Himel, l’année dernière, a invalidé certaines lois touchant la prostitution en Ontario, et l’appel qui a été entendu le mois dernier a permis, jusqu’à présent, un sursis à l’abrogation de ces lois. Le pays attend maintenant la longue bataille qui va sans doute aboutir en Cour suprême dans les années à venir.
Sheila Jeffreys, de l’Université de Melbourne et de la Coalition internationale contre la traite des femmes – Australie, a partagé certaines de ses expériences dans un pays où la prostitution est légalisée (dans certaines provinces). Elle a décrit une augmentation de la criminalité organisée et de la corruption de la police locale, ainsi que peu d’entraves dans l’exploitation des bordels illégaux. En contrepartie, Marit Smuk, de Norvège, a rappelé son expérience d’une protestation réussie contre l’installation de maisons closes dans sa communauté.
Elle a décrit la lutte pour ce qui est maintenant connu comme le modèle nordique, qui reconnaît la prostitution comme une forme de violence contre les femmes en dépénalisant les personnes prostituées et en criminalisant la demande – les clients-prostitueurs, les proxénètes et les propriétaires de bordels. Ce modèle inclut une aide sociale accrue, comme un revenu de subsistance garanti afin que la pauvreté ne contraigne pas les femmes à la prostitution, ainsi que des services pour celles qui veulent en sortir.
Les femmes venues à la table d’aujourd’hui croient que ce modèle crée les conditions juridiques nécessaires pour établir une véritable égalité entre les sexes.
Deuxième jour, le 5 juillet - Solidarité avec Soeurs d’esprit et stratégies à développer
Ce matin, des centaines de participantes du 11e congrès international Mondes des femmes ont défilé jusqu’au Parlement en solidarité avec l’initiative Sœurs d’esprit pour dénoncer le nombre inacceptable de femmes autochtones disparues et assassinées au Canada.
Cette Marche des femmes a bien amorcé les sujets de discussion abordés à l’exposition « Les draps parlent » aujourd’hui. Dans le contexte d’un système d’État raciste et capitaliste que les femmes, et particulièrement les femmes autochtones,vivent comme oppressif, comment les personnes qui militent pour l’abolition de la prostitution peuvent-elles utiliser la structure du gouvernement ? Quelles stratégies réformistes, appelant des féministes à travailler dans le cadre de l’État patriarcal, en valent le temps et l’effort ? Quelles sont les stratégies véritablement transformatrices et conformes aux normes féministes révolutionnaires ?
Cherry Smiley, de l’Aboriginal Women’s Action Network (Réseau d’action des femmes autochtones - AWAN), a dit au groupe qu’AWAN était bien conscient de la contradiction d’attendre quoi que ce soit de l’État quand il a été un oppresseur des femmes autochtones sous la forme des pensionnats, de la criminalisation et de l’incarcération, et du placement familial, entre autres politiques génocidaires. « Toutefois, a-t-elle poursuivi, ce que l’on perd souvent de vue quand les gens réclament le retrait de toutes les lois, c’est que cela nous laisse encore aux prises avec le capitalisme non réglementé et la destruction qui l’accompagne. »
Considérant que beaucoup des participantes à la discussion lient la prostitution à la marchandisation sexiste du corps des femmes en régime capitaliste, elles conviennent avec Teresa Ulloa Ziaurriz, du Mexique, que la prostitution doit être traitée comme « la plus ancienne expression du patriarcat ». Elle préconise le modèle juridique nordique, qui voit effectivement la prostitution de cette façon et donc dépénalise les personnes prostituées, tout en criminalisant la demande de corps de femmes par les prostitueurs, proxénètes et propriétaires de bordels.
Kim Pate, de l’Association canadienne des Sociétés Elizabeth Fry, rappelle aux participantes que ce changement juridique ne serait pas suffisant. De son expérience de travail avec les femmes criminalisées, elle craint qu’un agenda strictement juridique puisse être coopté par les fonctionnaires de police afin de promouvoir la criminalisation rigoureuse de certaines personnes. Elle exhorte les participantes à se montrer très claires sur le fait que la position abolitionniste ne se contente pas d’exiger des changements juridiques. Elle doit également être « clairement liée à des stratégies anticapitalistes comme un revenu garanti décent ».
Une perspective antiraciste doit faire le lien entre la prostitution et la traite des femmes de couleur, aussi bien domestique que transnationale, vers des situations de prostitution à l’intérieur. Enfin, une analyse de classe doit faire comprendre que « les bordels n’élimineront absolument pas la prostitution de rue », puisque les femmes les plus marginalisées demeureront sur les rues dangereuses. Son organisation a récemment remplacé son soutien de longue date à une décriminalisation totale de la prostitution par une perspective qui dénonce comme criminelles les actions de ceux et celles qui font la promotion de la prostitution et en tirent profit.
D’autres participantes ont souligné la nécessité de stratégies de transformation, comme les actions directes et l’éducation publique. Par exemple, Suzanne Jay, de l’Asian Women’s Coalition Ending Prostitution (Coalition des femmes asiatiques pour éradiquer la prostitution – AWCEP), a parlé de la stratégie de cet organisme de dénoncer les salons de massage de Vancouver auprès des femmes asiatiques pour les sensibiliser au racisme opérant dans ce type de prostitution intérieure. En assemblant une carte de ces salons de massage, le groupe a constaté que « des 81 salons de massage de la ville, 50 annoncent des femmes asiatiques ». Le groupe vise à changer le conditionnement social qui raconte à la communauté que le massage asiatique est « un phénomène culturel » et à faire comprendre qu’il s’agit plutôt de l’exploitation des femmes asiatiques.
De même, beaucoup de femmes ont invoqué des mythes que des actions directes et d’éducation populaire pourraient exposer en tant que tels. Nous avons trouvé particulièrement puissantes les paroles et les stratégies des femmes qui avaient quitté l’industrie du sexe après des années d’exploitation. Vednita Carter, du groupe américain Breaking Free, s’est inquiétée de la distinction faite entre la prostitution des enfants et la prostitution adulte, parce que « quand la jeune fille grandit et qu’elle demeure impliquée dans la prostitution, nous disons alors que c’est de sa faute, alors qu’il ne s’agit pas d’un choix. Lorsque vous faites un choix, vous savez ce qui est impliqué dans ce choix. » Trisha Baptie, de l’organisme Formerly Exploited Voices Now Educating (Voix jadis exploitées et faisant maintenant de l’éducation – EVE) a parlé de l’idéologie de la réduction des méfaits : « À un certain niveau, je veux que mes copines soient plus en sécurité ce soir en disposant de condoms, mais nous devons voir plus grand ... l’abolition, c’est voir plus grand que la réduction des risques, parce qu’on vise l’élimination des méfaits. »
De nos discussions d’aujourd’hui à l’événement « Les draps parlent », il ressort clairement que les féministes considèrent l’État comme une institution patriarcale. Cependant, il semble que la plupart des femmes à la table aujourd’hui ne considèrent pas la réforme et la transformation comme s’excluant mutuellement ; la promulgation de changements juridiques et sociaux peut être utilisée conjointement avec d’autres stratégies pour accélérer la possibilité d’un monde exempt de violence contre les femmes.
Troisième jour, le 6 juillet - Écouter la voix des femmes dans la prostitution
C’était l’avant-dernier jour du congrès des femmes Mondes des femmes, qui s’est tenu cette semaine à Ottawa avec la participation de milliers de féministes du monde entier.
Les échanges d’hier lors de l’événement « Les draps parlent » ont commencé par reconnaître le leadership que les femmes ex-prostituées et autochtones ont donné au mouvement abolitionniste au Canada. Des participantes de divers endroits et pays – tels Haïti, le Maroc, le Bangladesh, le Danemark, la Corée du Sud, les États-Unis, le Mexique, le Japon et l’Italie – se sont fait poser la question suivante : considérant que les femmes qui sont actives dans ce mouvement ont différents niveaux et types de privilège, quelles sont les meilleures façons pour le mouvement abolitionniste de travailler en alliance avec des femmes qui ont quitté la prostitution ou y sont actuellement, ainsi qu’avec des femmes de couleur et autochtones ? Comment les femmes peuvent-elles faire preuve de solidarité d’une manière qui ne soit pas purement théorique, condescendante ou exploitante ?
Les femmes ont offert beaucoup de réponses, mais ce qui est apparu le plus clairement est l’importance de l’écoute et du respect du leadership des femmes qui sont les plus touchées par la prostitution. Trisha Baptie et Véronique Bourgeois ont toutes deux commencé en opinant que même si elles, en tant que survivantes, ont une voix très spécifique dans la conversation, toutes les femmes sont touchées par la prostitution dans la mesure où celle-ci encourage la commercialisation des femmes en tant qu’objets. Cela dit, elles ont toutes deux souligné la nécessité pour les féministes d’avoir des opinions objectives et exemptes de jugement envers les femmes dans la prostitution, afin de faire alliance avec elles. Corroborant ce sentiment, Teresa Ulloa Ziaurriz a informé le groupe que les femmes dans la prostitution au sein du mouvement abolitionniste latino-américain exigent d’être traitées comme des égales absolues : « Elles ne sont pas des objets d’études, elles ne sont pas des objets à classer. »
Les participantes d’AWAN ont dit aux participantes que les femmes autochtones sont souvent ignorées par les chercheurEs, les universitaires et les femmes non autochtones, qui se permettent parfois de parler à leur place, d’où l’importance d’avoir leurs propres voix. Fay Blaney, du même groupe, a rappelé aux participantes que, bien que certaines d’entre elles parlent de la prostitution à la deuxième et à la troisième personne, « nous discutons de ces questions à la première personne... Il n’y a pas de lutte pour combler un fossé entre nous ». Cherry Smiley a cité une autre membre de AWAN : « Nous n’avons pas besoin de vous pour nous accorder de l’espace - nous l’avons, et vous êtes dedans. Nous n’avons pas besoin que vous nous donniez la parole – nous avons une voix, et vous avez besoin d’écouter. »
Cette déclaration a rappelé les paroles de Jeannette Lavell, présidente de l’Association des femmes autochtones du Canada, quand elle a dit plus tôt cette semaine : « Nous, les femmes autochtones, avons eu beaucoup de difficulté à faire entendre nos voix et nous avons besoin des femmes non autochtones pour nous aider à arrêter la légalisation de la prostitution, dans l’intérêt des femmes autochtones et dans votre propre intérêt aussi. » Beaucoup de femmes présentes à la table ont exigé un espace permettant aux femmes de s’organiser, plutôt que des offres condescendantes de « sandwichs, de conseils ou de plaidoyers », comme l’a formulé la travailleuse de première ligne Erin Graham.
Parmi les autres sujets mentionnés par les participantes, j’ai noté la nécessité de garder la discussion sur la prostitution axée sur la demande émanant des proxénètes, des prostitueurs et des propriétaires de maisons closes, ainsi que l’importance des mots utilisés dans le discours des positions pro-et anti-prostitution. Par exemple, si « la pauvreté est souvent ce qui amène les femmes à se prostituer », comme l’a dit Bourgeois en se basant sur son expérience antérieure dans la prostitution, le fait d’appeler cette coercition du « travail du sexe » légitime implicitement sa situation comme une solution viable à la pauvreté des femmes, qui découle en fait d’une inégalité systémique.
Parmi l’ensemble des sujets abordés, il a semblé que les participantes estimaient unanimement que s’allier avec les femmes les plus marginalisées équivalait à souligner la nécessité de programmes sociaux pour quiconque en a besoin. Vednita Carter, fondatrice du groupe Breaking Free et survivante de la prostitution, a déclaré qu’avant toute chose, les femmes ont besoin de choses tangibles pour être en mesure de quitter la prostitution, comme un endroit pour vivre et de quoi manger. Mais Esohe Agathise, du Nigeria et de l’Italie, a noté que « si ces ressources ne sont simplement pas là, c’est que les problèmes des femmes ne sont pas à l’ordre du jour ».
En réponse à la même réalité dans sa région, Clorinde Zéphir, d’Haïti, a fait un appel énergique à du soutien : « Il nous faut demander aux gens de soutenir les changements nécessaires à apporter à notre société ... La lutte abolitionniste prend racine dans des exigences de base qui sont incontournables ... Nous devons oser rêver de ce monde ; faire appel à des gens, des écrivains et des médias, pour nous aider à développer cette vision et à aller contre le courant des siècles passés, où la prostitution semble être, pour la plupart des gens, une réalité naturelle. »
Quatrième jour, le 7 juillet - La prostitution, une forme de violence patriarcale
Les organisatrices ont commencé la dernière session de la rencontre internationale « Les draps parlent » en déposant une déclaration écrite et signée par quelques-unes des femmes autochtones présentes à Mondes des femmes. Cette déclaration condamne la prostitution comme une forme de violence patriarcale imposée de manière coloniale aux femmes autochtones. Répondant à une invitation, lancée à toutes les femmes indigènes, à lire et à envisager de signer cette déclaration, les femmes de la région Saami dans le nord de la Norvège, de l’île d’Okinawa qui a été annexée par le Japon, ainsi que d’autres femmes de diverses nations du pays sont venues à la table pour y apposer leur nom. Jeannette Lavell a pris un moment pour expliquer qu’elle signait ce texte pour s’opposer à la légalisation de la prostitution au nom de toutes les organisations qui forment l’Association des femmes autochtones du Canada, parce que « en tant que femmes autochtones, des Premières nations, inuites et métisses, nous savons grâce à nos traditions et nos enseignements que nous ne sommes pas cela ».
Pour la dernière rencontre de « Les draps parlent », les organisatrices ont axé l’échange sur la façon de maintenir et de développer la solidarité internationale qui avait été construite au cours de l’organisation de cette exposition multicouches. Beaucoup de femmes ont parlé de stratégies, comme la rédaction et la publication de déclarations telles que celle des femmes autochtones, en particulier, Young Sook Cho, de Corée du Sud, qui a parlé au groupe d’une vaste rencontre des survivantes de la prostitution dans la région Asie-Pacifique qui avait publié de concert une déclaration semblable.
D’autres ont souligné la nécessité de comprendre dans leur propre contexte culturel la prostitution et les autres formes de violence contre les femmes dans les différentes régions du monde. Par exemple, Esohe Agathise a expliqué la « situation désespérée » en Afrique sub-saharienne, où elle est harcelée pour avoir parlé de la traite des femmes, parce que le féminisme est considéré par certaines personnes comme imposé par l’Occident, ou parce que certains considèrent que la traite est due à ce que « les femmes ne donnent pas à leurs filles une formation morale suffisante ». Parmi les autres sujets de préoccupation, beaucoup de femmes ont attiré l’attention sur le lien entre le militarisme et la prostitution.
Suzuyo Takazato, d’Okinawa, a dit que l’augmentation de la prostitution est due à la base militaire américaine qui est restée sur son île depuis la guerre du Vietnam, en suggérant que « le militarisme est l’élément au cœur du maintien de la prostitution ». Clorinde Zéphir, d’Haïti, a confirmé le sentiment de Madame Takazato en parlant aux participantes de la destruction causée à Haïti par la milice internationale et le commerce des armes : « Nous savons comment le viol et la prostitution sont liés au militarisme.
Partout où il y a eu des troupes, des bordels sont apparus. Et puis, quand l’armée quitte, la prostitution est naturalisée. » Les deux femmes ont proposé que le mouvement abolitionniste jette les bases d’une solidarité avec des organisations antimilitaristes, et que « ses efforts de mobilisation devraient être particulièrement dynamiques dans les pays pauvres où la militarisation est un problème », comme a dit Zéphir.
Sigma Huda, du Bangladesh, a nuancé cette analyse en se référant à l’exemple des femmes autochtones du Bangladesh qui souffrent de « viols commis au hasard et avec impunité par l’armée » dans la région. Elle voulait ainsi rappeler aux participantes que « la militarisation ne se limite pas à des forces externes, mais aussi internes ». Trisha Baptie, d’EVE, a corroboré ces voix internationales avec son expérience sur la côte ouest de la Colombie-Britannique, où les militaires « jouent un rôle énorme dans l’économie et dans des violences correspondant à leur présence dans le port ».
Il est clairement ressorti de cette rencontre mondiale au cours de la semaine, comme l’a dit l’organisatrice Lee Lakeman, que l’abolition de la prostitution « ne peut être l’objet d’une campagne menée isolément », étant donnés ses liens étroits avec les systèmes du militarisme, du capitalisme et du colonialisme.
Comme autre exemple, Alice Lee, de l’AWCEP, a demandé aux participantes de s’intéresser aux politiques d’immigration dans leur propre pays. Elle était préoccupée par l’effet de division de la politique canadienne d’immigration actuelle qui légitime les immigrants légaux et emprisonne les migrants illégaux : « Cela crée un fossé entre ces deux groupes, qui s’avère difficile à combler », a-t-elle expliqué. Cet enjeu était particulièrement pertinent dans le contexte de Mondes des femmes puisque le gouvernement canadien n’avait pas traité à temps les visas de plusieurs femmes originaires de pays africains qui devaient donner des présentations au congrès.
Des participantes ont suggéré que les femmes canadiennes auraient pu exercer plus de pressions sur leur gouvernement à ce sujet, ce qui a rappelé le thème connexe de notre plus récent échange « Les draps parlent », à savoir que les féministes disposant de plus de privilèges du fait de la géographie, de la race ou de la classe ont pour obligation d’utiliser ce privilège à l’avantage de leurs sœurs. Pour bâtir une solidarité internationale, les abolitionnistes doivent se soutenir mutuellement dans des campagnes mondiales pour mettre fin à la prostitution par tous les moyens dont elles disposent.
Les participantes ont unanimement souligné la nécessité de poursuivre les échanges amorcés cette semaine. Cependant, toutes ont approuvé l’impression des animatrices, Diane Matte et Lee Lakeman, que la situation des femmes ne changera pas sans un mouvement féministe autonome qui n’est pas endetté envers le gouvernement, la grande entreprise, ou toutes autres institutions, que ce soit au plan économique ou idéologique. Pour réaliser un monde de femmes, le genre de monde que le nom de cette conférence invoque, les féministes doivent construire un mouvement des femmes global et autonome, dont l’objectif central est d’appeler les femmes du monde entier à participer à la libération de toutes les femmes.