Parmi les principaux enjeux politiques qui ont animé l’espace public québécois depuis la fin des années 1990, les réformes en éducation et en santé ont une place de choix. Indissociables des coupes budgétaires et des privatisations qui les accompagnent, ces réformes ont bouleversé les façons de faire de centaines de milliers de travailleurs et surtout de travailleuses ainsi que celles de l’ensemble de la population. Ce texte vise à mettre en relief l’effet de ces réformes sur les femmes en s’appuyant sur le corpus théorique fourni par l’analyse féministe-marxiste.
Les femmes socialement responsables des personnes dépendantes
Les féministes marxistes [1] placent au cœur de leur analyse la division sociale et sexuelle du travail. Cette division fait reposer sur le dos des femmes la responsabilité de la « reproduction sociale ». Ce concept désigne l’ensemble du travail auprès des personnes permettant la production « de la vie », « des gens eux-mêmes », « la reproduction de la force de travail » en opposition à la production « des choses ». Bien qu’elles aient aussi toujours participé à la production matérielle, ce sont principalement les femmes qui ont la responsabilité de « restaurer » les travailleurs et de s’occuper des personnes dites dépendantes (malades, enfants, personnes âgées, etc.). De façon bénévole ou salariée, à la maison, au privé ou au public, les femmes effectuent la majorité du travail ménager, des soins dans leur définition large, de l’éducation de base des enfants et du « travail sexuel » [2]. À l’opposé, les hommes sont les principaux responsables de la production matérielle et intellectuelle, généralement plus valorisées et reconnues financièrement. En plus de bénéficier de cette iniquité salariale, les hommes sont aussi les bénéficiaires du travail domestique gratuit des femmes.
Au début de l’industrialisation, le travail de reproduction sociale a été principalement maintenu sous une forme gratuite dans le cadre de la famille, alors que la production matérielle était effectuée de plus en plus à l’extérieur de la maison, par un travail salarié. Par la suite, au Québec, l’Église a socialisé une partie de ces tâches qui n’était pas rentable, toujours en s’appuyant principalement sur le travail bénévole charitable des femmes, tandis que l’entreprise privée a socialisé la partie rentable de ce travail.
En décalage avec le reste de l’Occident, c’est seulement durant la Révolution tranquille que l’on assiste à la construction d’un réseau public fort de l’éducation, de la santé et des services sociaux. C’est grâce aux luttes syndicales et féministes que l’État keynésien québécois concentre une partie de ce travail auprès des enfants et des personnes malades. On assiste alors simultanément à la reconnaissance juridique du statut de personne pour les femmes mariées, à l’allègement des tâches domestiques par le développement des services publics, à l’augmentation des perspectives d’emplois féminins de qualité (surtout dans le secteur public) et à la remise en question du modèle de l’épouse-mère-ménagère [3].
Malgré ces avancées, une partie importante des services non-rentables de reproduction de la force de travail reste effectuée dans le cadre du travail domestique, un travail qui est invisible et gratuit. Ce travail gigantesque, malgré certaines améliorations, est toujours effectué majoritairement par les femmes. En 2005, elles y consacrent quotidiennement 4 heures contre 2,6 heures pour les hommes [4]. L’iniquité salariale entre les emplois majoritairement féminins et ceux majoritairement masculins fait des femmes les personnes toute désignées pour limiter leur carrière afin d’effectuer ce travail.
Cette logique patriarcale est soutenue idéologiquement par des stéréotypes sexistes supposés naturels ou biologiques. On prescrit aux femmes l’éthique de la sollicitude et du « care » associée aux soins des enfants et de la famille, le souci pour les souffrances des autres, le maintien du lien émotionnel et la responsabilité à l’égard des proches.
Les politiques néolibérales au Québec et les services publiques
Avec la crise du modèle keynésien, les défaites du mouvement syndical et la conversion de la social-démocratie en social-libéralisme, on assiste à un renversement du rapport de forces en faveur du capital et contre les travailleurs et les travailleuses durant les années 1980 et 1990.
La mondialisation capitaliste, accélérée par les politiques de libre-échange, sera particulièrement pénible pour les travailleuses et les travailleurs syndiqué-es des grandes entreprises. Elle sera tout de même favorable aux secteurs d’emploi masculins que sont la finance, les sciences et génie et les nouvelles technologies de l’information.
L’application des politiques néolibérales aux services publics aura des effets particulièrement négatifs sur les femmes. Ces politiques seront justifiées par un discours alarmiste basé d’abord sur la lutte contre l’inflation, puis sur une phobie des dettes publiques, une « peur » du vieillissement de la population et une soumission aux puissances financières qui dirigent le processus de mondialisation. On proposera comme remède aux crises leurs causes : déréglementation, coupes budgétaires et privatisation.
Nous explorerons plus en détail comment ces orientations ont été appliquées en santé et en éducation parallèlement aux réformes qui ont été implantées à partir des années 1980 et 1990.
La réforme en santé au Québec et les femmes
Une des grandes transformations de la Révolution tranquille a été la constitution d’un système de santé et de services sociaux public et universel accessible et de qualité. Ce système, qui atteint une situation enviable à l’échelle internationale, est remis en question à partir des années 1980.
Alimentés par la commission Rochon, qui dépose son rapport en 1987, les gouvernements mettront en place successivement les réformes du système de santé – Côté à partir de 1991 et Rochon à partir de 1995. Visant à rapprocher les services des citoyens, les réformes seront le prolongement des politiques économiques néolibérales. Elles accompagneront la baisse de la proportion publique des dépenses en santé, le transfert progressif des services rentables économiquement vers les entreprises privées et le transfert des services non-rentables vers la « communauté » et la famille.
Au cœur des changements trône le concept de « virage ambulatoire », c’est-à-dire le déplacement de toute une série de services en dehors des hôpitaux. Ce virage sera appuyé par le développement technologique des « chirurgies d’un jour », qui élimine en partie les convalescences de l’hôpital. On parlera aussi de « désinstitutionnalisation » en santé mentale, de « réinsertion sociale » des personnes handicapées et de « maintien à domicile » des personnes âgées en perte d’autonomie. L’idée maîtresse reste le transfert de la prise en charge des personnes momentanément ou durablement dépendantes des établissements vers leur milieu de vie.
Dépérissement du secteur public de santé
Malgré une croissance importante des besoins, les dépenses publiques en santé se sont maintenues depuis le début des années 1980 entre 6,4% à 7,4% du PIB. La croissance de la part de la santé dans le budget de l’État n’est attribuable qu’à la diminution des autres dépenses publiques [5]. Un coup de barre est donné par le gouvernement péquiste avec sa politique du déficit zéro adoptée en 1996. La réforme Rochon est alors accompagnée de coupes de plus de 1.6 milliards ce qui entraînent la fermeture de 40 % des établissements de santé.
Des milliers de postes sont abolis. Les départs massifs à la retraite alors encouragés privent le réseau d’une précieuse expertise et crée une pénurie durable. On alourdit dangereusement la tâche de travail et on en vient même à des situations où les établissements offrent des services en deçà des « services essentiels ». Les employés, hommes et femmes, doivent composer avec une forte augmentation de la cadence qui limite le temps disponible pour s’occuper de chaque patient-e et qui affecte la qualité des soins offerts. Les coupes dans les services d’entretien se combinent avec une croissance des maladies nosocomiales. Les listes d’attente s’allongent pour ne plus diminuer. Les ressources affectées au service à domicile sont sans commune mesure avec la croissance des besoins causés par les réformes.
La privatisation de la santé
Contrairement à ce que l’on observe dans le secteur public, la part des dépenses privées en santé au Québec, en particulier les dépenses en assurances privées, sont en croissance depuis 30 ans. Dans un contexte de pénurie de personnel, la privatisation mène nécessairement à la dégradation du système public universel en drainant les ressources pour celles et ceux qui peuvent se le permettre.
Cette privatisation, avec ses milliards en jeu, est une priorité pour la bourgeoisie québécoise et canadienne. Les médias, les économistes-mercenaires et les vendeurs d’assurances tels Claude Castonguay et Power corp. défendent des intérêts privés repris lors de la commission Clair de 2001, le rapport Castonguay de 2008 et dans les « fascicules » du Comité consultatif sur l’économie et les finances publiques de 2009.
La privatisation prend plusieurs formes. On sort les soins du public par la désassurance de certains services médicaux, le développement de centres privés d’hébergement, les coopératives de santé, l’instauration de centres médicaux spécialisés (CMS) de chirurgie privés et la croissance de l’assurance privée duplicative. On privatise aussi de l’intérieur par la sous-traitance des services de soutien (buanderie, services alimentaires, etc.), les agences de placement de personnel, les partenariats public-privé (PPP) pour la construction et la gestion, le rôle croissant des fondations et l’explosion des coûts des médicaments, au profit des multinationales pharmaceutiques. Ajoutons que le coût des médicaments et le matériel de soins, couverts dans les hôpitaux, revient à la charge des malades lorsqu’ils et elles retournent à la maison.
Cette privatisation est complétée par la sous-traitance communautaire de la santé, amorcée dans les années 1980, qui prendra de l’ampleur à partir du Sommet du déficit zéro du Parti Québécois (PQ) de 1996. On crée alors un Chantier de l’économie sociale en pervertissant la revendication de la Marche du pain et des roses, qui réclamait un investissement dans les « infrastructures sociales [6] ». On réalloue alors des budgets pour permettre le développement de services comme les entreprises d’économie sociale en aide domestique (EESAD).
Quinze ans plus tard, on doit constater que, comme l’indique Yves Vaillancourt, « il y a entre 20 % et 25 % des EESAD qui ont élargi leurs services pour inclure les services d’assistance à la personne » et qui se substituent ainsi à des emplois du secteur public. De plus, les 6 000 emplois créés, essentiellement féminins et souvent à temps partiel, sont toujours là, « mais est-ce des emplois de qualité ? Non, selon nos observations […] Les EESAD ont de la difficulté à fidéliser leur main-d’œuvre. Cela a évidemment des impacts sur la qualité des services [7] ». À ces emplois sous-payés s’ajoute le travail bénévole d’un grand nombre de personnes, principalement des femmes.
Le travail domestique des femmes en santé et les réformes
C’est dans un contexte de redéfinition majeure de l’unité familiale (divorces, baisse du nombre d’enfants, femmes salariées) que l’on tente de transférer une partie du travail effectué en institution de santé vers les « familles » et les « proches aidants ». Ces derniers sont la cible majeure de la Politique de soutien à domicile du Ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS), nommé Chez soi : le premier choix. On y indique qu’ils et elles "fournissent les trois quarts de l’aide aux personnes ayant une incapacité. (…) La grande majorité des proches-aidants sont des femmes". En 2006, 64,6 % des heures consacrées bénévolement aux soins ou à l’aide aux personnes âgées, par des personnes y passant plus de 5 heures par semaine, le sont par des femmes [8].
Le salaire moyen moins élevé des femmes, les stéréotypes féminins (les aidantes « naturelles » disait-on) et le partage inéquitable des tâches domestiques expliquent en partie que ce soit les femmes qui sont majoritairement responsables de ce travail bénévole et peu reconnu socialement. Parmi les conséquences de cette tâche plus ou moins imposée, notons l’accaparement constant, le travail routinier d’entretien du malade, l’isolement, la réduction des activités sociales et la réduction ou la perte d’emploi.
Pour soutenir ce travail, les moyens sont insuffisants. De l’aide à domicile peut être offerte à partir des Centres locaux de services communautaires (CLSC) et des EESAD. Lorsque la perte d’autonomie devient plus importante, les personnes sont dirigées selon leur problème vers les Centre d’hébergement de soins de longue durée (CHSLD) publics, les résidences privées, dont la qualité et les coûts sont variables ou les ressources de type familial (RTF) et les ressources intermédiaires (RI).
Une perversion des aspirations progressistes et humanistes
Les réformes en santé ont une origine contradictoire. Du côté gauche, on a remis en question le contrôle des médecins, la surmédicamentation et l’institutionnalisation massive et à long terme des personnes en perte d’autonomie tout en défendant l’idée de réinsertion sociale et d’humanisation des soins. Les groupes de femmes et les groupes de défense des personnes handicapées ont joué à cet égard un rôle important. Du côté droit, on a cherché à appliquer les politiques néolibérales de réduction de l’État social par la privatisation des services publics, entre autres, en s’appuyant sur le bénévolat principalement féminin.
Le sous-financement lié à ces réformes a mené à une dégradation de la condition des femmes comme travailleuses du secteur public et communautaire ainsi que comme proches aidantes. En tant que principales responsables de l’utilisation des services de santé pour les enfants, elles doivent composer avec un allongement des listes d’attente et une croissance des coûts, qui seront dangereusement augmentés par la tarification prévue au budget de 2010.
Parallèlement, les plus riches, qui jouissent des baisses d’impôt – ce qui est à la base du problème –, peuvent se bâtir un système de santé privé parallèle tout en profitant des nouvelles opportunités d’investissement offertes par le marché de la santé.
La réforme de l’éducation, intégration des élèves en difficultés et les femmes
À la suite du rapport Parent, le Québec s’est doté d’un système public d’éducation qui a permis de combler une bonne partie du retard dans lequel l’éducation privée et cléricale l’avait enfermé. Ce nouveau modèle de formation générale des jeunes sera remis en question durant les années 1980 et 1990.
D’un côté, les groupes de parents remettent en question les classes spéciales pour les élèves handicapés ou en difficulté d’adaptation ou d’apprentissage (HDAA). L’intégration de ces élèves en classe régulière augmente au long les années 1980 et 1990. La politique d’adaptation scolaire, adoptée en 1999, confirme la priorité donnée à l’intégration des élèves en difficulté en classe régulière sauf « si cette intégration constitue une contrainte excessive pour la commission scolaire ou qu’elle porte atteinte de façon importante aux droits des autres élèves [9] ».
D’un autre côté, le rapport final des États généraux de l’éducation de 1995 synthétise les critiques de plusieurs acteurs progressistes en réclamant de « remettre l’école sur ses rails en matière d’égalité des chances ». On y dénonçait que :
la stratification des lieux scolaires s’est installée, avec ses pratiques de sélection, créant sa minorité d’élus et son contingent d’exclus […] En réaction contre ce qu’il percevait comme la fuite de nombre de ses meilleurs éléments, le réseau public a mis sur pied ses propres filières d’élites […] Le résultat est alarmant : la classe ordinaire de l’école publique croule sous le fardeau pédagogique que lui imposent nos choix sociaux en matière d’éducation [10].
En laissant cette tendance à la privatisation et la stratification s’amplifier, la ministre Pauline Marois entreprend une vaste réforme mise en place dans un contexte de coupes budgétaires.
Dépérissement du secteur public et intégration
Les coupes du déficit zéro ont diminué les dépenses en éducation de 12,6 % en faisant passer la dépense globale en éducation par rapport au PIB de 8,7 % en 1995 à 7,6 % en 1997. Dans les commissions scolaires, l’action syndicale permet de sauvegarder les 3000 postes enseignants qui devaient être abolis en diminuant les conditions salariales et les avantages sociaux. On ne peut par contre éviter une diminution des conditions de travail et une augmentation de la tâche, qui prend entre autres la forme d’une diminution des services aux élèves en difficulté.
En effet, des commissions scolaires se donneront des cibles quantitatives d’intégration des élèves en difficultés dans les classe régulières, indépendamment des capacités et besoins des élèves et sans égard aux conditions d’apprentissage de la classe. On se retrouve alors à intégrer des cas toujours plus lourds d’élèves en difficulté qui auraient été autrement dans des classes spéciales, tout en réduisant les services professionnels et de soutien auxquels ils ont droit. Cette intégration continue d’augmenter, en passant de 58% à 64% entre 2001-2002 et 2008-2009 alors que sur la même période, le nombre d’élève HDAA a subit une augmentation fulgurante de 59% au secondaire et de 20% au primaire [11].
Le taux d’obtention d’un premier diplôme au secondaire avant l’âge de 20 ans, qui était en hausse spectaculaire depuis la Réforme Parent. Cette tendance se retourne avec les coupes du déficit zéro en passant de 72,3 % en 1998-99 à 65,8 % en 2002-2003, alors que les États généraux visaient 85 % en 2010 !
Les enseignants du primaire et du secondaire, qui sont principalement et de plus en plus des enseignantes, subissent ainsi un alourdissement de leur tâche. Elles se retrouvent trop souvent seules à porter le fardeau de l’intégration, avec les difficultés de gestion de classe et les batailles à mener afin d’obtenir des services que cette situation implique. Pour se protéger, de plus en plus diminue leur tâche, et leur salaire, lorsque ce n’est pas le burn-out ou carrément la désertion de la profession, comme le font 20% d’entre elles dans les 5 premières années dans les écoles. Comme l’indique les recherches sur les emplois féminins, « c’est seulement lorsqu’elles ont l’impression de ne plus être capables de prendre soin adéquatement de ceux dont elles de sentent responsable qu’elles risquent l’épuisement professionnel » [12].
Ces difficultés se répercutent sur les mères, qui sont dans la famille les premières responsables du soutien à l’apprentissage de leur enfant.
Privatisation et stratification sociale
Alors que l’Ontario subventionne seulement 1 % des coûts des écoles privées, le Québec en subventionne 60 %, soit près de 400 millions $. De l’année 1999-2000 à 2007-2008, on note une croissance du nombre d’élève au privé de 15 % au secondaire, le privé s’accaparant 18,3% des élèves, et une croissance de 100 % au primaire, avec 10.3 % des élèves au privé en 2007-2008. La majorité de ces écoles sélectionne par les notes ou le portefeuille leurs élèves et expulsent ou refusent celles et ceux qui ont des difficultés, ce qui leur permet de rester en tête du « palmarès » annuel de l’Institut économique de Montréal. Les parents qui y inscrivent leurs enfants ne bénéficierons pas de meilleurs enseignantes, mais éviterons que leurs enfants côtoient des élèves provenant des milieux défavorisés. Dans certains milieux, le repli sur des écoles religieuses permet un enfermement communautaire.
En réaction, les écoles publiques multiplient les projets particuliers sélectifs. Ces projets en art, sport, langue ou au Programme d’éducation internationale (PEI) sont rarement offerts à tous. On retire plutôt des classes régulières les élèves les plus adaptés à l’école. Cet écrémage a un effet négatif sur l’ensemble des élèves, qui ne bénéficie plus des avantage d’une hétérogénéité équilibrée (classe comportant des forts, des moyens et des faibles) [13]. Cette dynamique détériore les classes régulières, où l’on extrait les élèves les plus adaptées et l’on ajoute des élèves en difficultés, avec tous ce que ça peut impliquer pour les enseignant-e-s.
Réforme et perversion des aspirations progressistes et humanistes
L’intégration des élèves en difficulté en classe régulière est justifiée par le principe d’égalité des chances, par l’objectif de favoriser les apprentissages, par l’idéal d’insertion sociale et par l’obligation de respecter les Chartes. Loin de ces objectifs et principes progressistes, les gouvernements néolibéraux et les administrations scolaires ont favorisé l’intégration pour faire balancer leur budget.
L’application de l’approche par compétence (APC) aux commissions scolaires est inspirée à la fois par le besoin de former de la main-d’œuvre flexible et par la tentative de renouvellement des méthodes pédagogiques. L’application concrète de la réforme du curriculum, basée sur l’APC et le rehaussement des programmes, camouflera par ses principes pédagogiques les effets négatifs de l’intégration sans ressources. Le principe de « différenciation pédagogique », appliqué depuis longtemps par les enseignant-es, est repris par le discours de la Réforme pour indiquer aux enseignantes qu’elles n’ont qu’à adapter leur enseignement pour répondre aux besoins particuliers des élèves en difficulté, malgré le manque de temps et de ressources. On leur impute donc entièrement la responsabilité d’amener chaque élève au meilleur de ses possibilités, peu importe leur contexte d’enseignement et les écarts existant entre les élèves du groupe. D’autres mesures associées à la Réforme, telles le non-redoublement des élèves, permettront de cacher les difficultés provoquées par l’intégration en masquant leur impact statistique. Les enseignantes se retrouvent alors coincées entre une ouverture pédagogique alternative et une dégradation de leurs conditions d’enseignement.
Une contre-tendance : la petite enfance
Certaines mesures progressistes serons instaurées avec la Réforme de l’éducation, telle la maternelle à temps plein à cinq ans, le développement des services de garde en milieu scolaire ainsi que le réseau des Centres de la petite enfance (CPE) à cinq puis sept dollars. Les services de garde en milieu familiale, à sept dollars ou non, complètent le tableau en offrant des services de qualité variable par des éducatrices sous-payées. Fruit de la lutte des femmes, ces avancées sont aussi pour le gouvernement une politique nataliste, un moyen d’augmenté le taux d’activité des femmes et de ralentir le vieillissement de la population. La lutte pour la syndicalisation des éducatrices en CPE, puis celle des responsables d’un service de garde en milieu familial, améliore grandement leurs conditions de travail difficiles. Par contre le gouvernement libéral favorise toujours le développement des garderies privées alors que des ministres profitent de la pénurie au public pour « vendre des places » afin de financer le parti libéral.
Une autre mesure progressiste majeure des dernières années est l’adoption, en 2006, du régime québécois d’assurance parentale (RAQP) public pour les salariés et travailleur-se-s autonome. Cette mesure permet de vivre une maternité dans de bonne condition et de stimuler l’implication des pères auprès des enfants.
Pour un réinvestissement public massif dans les services publics
Les politiques néolibérales, appliquées depuis le début des années 1980, ont provoqué une polarisation de la richesse et une stagnation des conditions de vie de la majorité de la population, malgré la croissance économique. Ces politiques ont été appliquées aux services publics scolaires et de santé principalement sous la forme de coupure et de privatisation. Ces mesures se sont combinées à des réformes qui ont, directement ou indirectement, justifiées la réduction des services spécialisés pour les personnes en difficulté. En combinant l’exploitation capitaliste et l’oppression patriarcale, ces décisions ont pesées principalement sur le dos des femmes, travailleuses ou proche aidantes.
Alors que les coupes des services professionnels aux personnes en difficulté sont en partie pelletées sur le dos de femmes hors du système public de la santé, du côté de l’éducation, les conséquences restent principalement à l’interne, sur les épaules des enseignantes des classes régulières. On note même une contre-tendance par l’extension de la prise en charge publique de la petite enfance.
Après une longue période de sous-financement, il est donc nécessaire d’augmenter massivement le financement public dans les services publics, en particulier en santé, en éducation et dans la petite enfance. Combinée à la lutte contre la tarification et la privatisation et pour une fiscalité plus progressive, cette alternative au budget Bachand de 2010-2011 devrait s’inscrire dans le cadre d’une vaste campagne unissant les mouvements syndicaux, féministes et populaires, les groupes de défense des personnes avec une incapacité et la gauche politique.
Ce réinvestissement permettrait d’améliorer les conditions de travail et de vie des travailleuses du secteur public (et communautaire en complémentarité), l’accessibilité et la qualité des services offerts à la population, y compris les services à domicile en santé et l’intégration des élèves en difficulté dans les classes régulières pour ce qui est des écoles. Ces revendications se doivent d’être combinées avec l’instauration d’une plus forte imposition des entreprises et des particuliers plus riches. Il faudrait y ajouter la diminution de certaines dépenses publiques, en reprenant l’exemple de l’Ontario qui a diminué les coûts des médicaments et qui n’offre presque pas de financement public aux écoles privées.
Cette campagne pourrait ouvrir la porte à relancer certains débats, telle l’instauration de mécanismes de démocratie participative dans la gestion de l’État, la syndicalisation des travailleuses communautaires, le partage des tâches domestiques et la lutte contre les stéréotypes sexuels.
Concrètement, le Front commun syndical du secteur public, la Coalition contre la tarification et la privatisation et la Marche mondiale des femmes doivent converger dans leur lutte contre le gouvernement Charest tout en construisant une alternative politique de gauche, Québec solidaire (QS), qui puisse reprendre ses revendications et mettre fin à l’alternance néolibérale du PLQ-PQ-ADQ [14].
Sébastien Bouchard, novembre 2011
Version actualisée d’un texte paru dans Nouveaux Cahiers du socialisme, no 4.