Dans la machine bien huilée de la préparation de l’élection présidentielle aux États-Unis la candidature indépendante de Ralph Nader, avec Peter Miguel Camejo (1) comme candidat à la vice-présidence, fait l’effet d’un grain de sable. Les plus récents sondages lui laissent espérer une petite percée le 2 novembre prochain, le créditant, selon les États, de 1 % à 6 % des suffrages. Plus surprenant alors que son nom n’y figurera pas sur le bulletin de vote, obligeant les électeurs à le rajouter à la main un récent sondage dans l’État de Californie lui accorde 5 % des suffrages.
Lors de la précédente présidentielle Ralph Nader, alors candidat du Parti Vert, avait créé la surprise en obtenant 2,74 %, soit 2 882 955 votes. " Pour la première fois depuis plus de cinquante ans, un candidat indépendant des partis capitalistes a gagné un soutien significatif pour une plate-forme populiste de gauche, dénonçant la domination entrepreneuriale sur la politique intérieure et extérieure et défendant les organisations et les luttes du peuple travailleur et opprimé " (2). Portée par le nouveau mouvement altermondialiste en faveur de la justice globale, qui venait de connaître ses premiers succès au travers des manifestations de Seattle (décembre 1999) et du Forum social mondial de Porto Alegre (janvier 2000), la candidature Nader avait montré qu’une audience potentielle existait aux États-Unis pour une politique radicale progressiste. Nader se présentait en effet comme le candidat naturel du mouvement altermondialiste.
Malgré le climat d’intimidation promulgué par l’administration Bush le mouvement altermondialiste n’a pas faibli et s’est avéré capable de se remobiliser contre la guerre. Dans certains endroits, les mobilisations contre la guerre en Irak ont été d’emblée plus fortes que celles qui avaient forcé l’administration états-unienne à se désengager de la guerre au Vietnam, trente ans plus tôt. Et cela, bien que la guerre en Irak ait été approuvée non seulement par l’establishment républicain, mais aussi par l’immense majorité de l’establishment démocrate, c’est-à-dire par la très grande majorité du monde politique et des médias. Une brèche a commencé à apparaître entre la représentation politique et la société civile.
La campagne pour l’élection du gouverneur en Californie en 2002 en témoignait : Peter Camejo, candidat du Parti Vert, obtenait 5,3 % des voix. S’il ne parvint pas à réitérer un tel succès l’année suivante il a été la principale cible de la campagne du parti démocrate dont le gouverneur, accusé de corruption, avait été démis de ses fonctions (3) en revanche en décembre 2003 le candidat du Parti Vert, Matt Gonzalez, est parvenu à imposer un second tour au candidat démocrate lors des élections pour la charge de maire de San Francisco, échouant de peu avec 47 % des voix (119 329).
Les succès électoraux du Parti Vert, en particulier en Californie, ont conduit l’establishment démocrate à adopter une attitude agressive contre la candidature Nader. Alors qu’en 2000 le candidat démocrate Al Gore avait fait le choix de s’effacer devant Bush (4), craignant qu’une mobilisation populaire en défense de la démocratie ne déstabilise le régime, le Parti démocrate a développé une vaste campagne tentant à rendre Ralph Nader responsable de l’élection de Bush.
Cette campagne a trouvé un écho au sein des " libéraux " (5) et même de la gauche états-unienne, qui ont tendance à idéaliser les démocrates au vu de la politique très réactionnaire de l’administration Bush. Que les principaux tournants droitiers de Bush les guerres en Afghanistan et en Irak ainsi que l’aggravation de la répression et la réduction des droits civiques aux États-Unis aient été massivement soutenus par l’establishment du Parti démocrate, et en particulier votés par son candidat John Kerry, importe peu. Dans le cadre de la personnalisation excessive de la vie politique et médiatique aux États-Unis, le slogan " Anybody but Bush " (" N’importe qui sauf Bush ", ABB) fait des ravages jusqu’aux dans les rangs de la gauche. Des personnalités respectées pour leur engagement en faveur de la justice sociale, actives dans le mouvement altermondialiste (Noam Chomsky, Michael Moore, Naomi Klein...) et les médias de gauche les plus connus (l’hebdomadaire " The Nation ") se sont engagés en faveur de Kerry.
Ils demandent, avec délicatesse ou brutalement, à Nader de se retirer, le rendant d’avance responsable de l’échec du candidat démocrate. Pourtant ce dernier ne représente que la version " intelligente, raisonnable et béatement terne " (6) de la politique impériale de George W. Bush. La possible défaite de John Kerry serait bien plus le résultat de l’absence d’un débat de fond sur les enjeux cruciaux débat que l’establishment bipartite refuse, car il impliquerait la remise en cause de ses politiques ce qui favorise la continuité, et donc Bush.
Au sein de la gauche américaine on observe une " cécité provoquée par Bush " qui " fait perdre de vue tout ce que nous savons de politique, d’économie et de l’histoire pour nous concentrer uniquement sur les personnages ignobles qui peuplent la Maison Blanche ", écrivait récemment Naomi Klein (7). Cette cécité n’a pas épargné le Parti Vert dont la Convention, au lieu de soutenir la candidature Nader, a choisi de présenter un candidat symbolique et appelle en réalité à voter pour Kerry partout où il risquerait d’être devancé par Bush. Les manœuvres qui ont conduit à ce choix (8) ont fait de facto éclater le Parti Vert : sans qu’une scission ait été publiquement annoncée, une partie des militants verts la gauche des Verts se sont investis dans la campagne Nader-Camejo, alors qu’une autre reste passive ou soutient Kerry.
Privé de l’investiture du Parti Vert, la campagne Nader a dû se concentrer sur l’obtention de son inscription sur le bulletin de vote officiel dans un grand nombre d’États (9). En 2000, avec le soutien du Parti Vert, Nader a pu être inscrit sur les bulletins de vote dans 43 États et dans le District Fédéral de Washington. Ayant obtenu actuellement l’inscription dans 32 États, la campagne Nader-Camejo espère pouvoir l’obtenir dans un plus grand nombre d’États qu’en 2000. Mais l’absence d’investiture du Parti Vert l’a déjà privé de l’inscription en Californie, où les très nombreux militants pro-Nader font campagne pour que les électeurs ajoutent son nom dans la case blanche du bulletin officiel le slogan est " WIN " (ce qui veut dire vaincre) pour " Write in Nader " (" écris Nader dans [le bulletin] ").
La campagne Nader bénéficie du soutien des deux organisations de la gauche radicale : Solidarity et International socialist organisation (10). La déclaration de Solidarity explique : " En 2000 Nader et les Verts ont fait campagne en tant que candidat et parti du mouvement altermondialiste promouvant les images des manifestations de Seattle contre l’OMC et d’autres mobilisations. En 2004 nous avons besoin d’une campagne présidentielle indépendante pour la paix et la justice, se présentant comme l’expression électorale des mouvements contre la guerre, pour la justice globale et en défense des travailleurs. Nous allons travailler ensemble avec d’autres socialistes, des Verts, des radicaux et des militants des mouvements sociaux pour organiser cette campagne " (11). Dans un récent éditorial de Socialist Worker, hebdomadaire de l’ISO, conclut ainsi une polémique contre ceux qu’il présente comme " la majorité de la gauche états-unienne " : " Pourquoi rejoindre la gauche ABB en votant pour Kerry ? Pourquoi ne pas défier ses illusions et son étroitesse politique ? Pourquoi ne pas soutenir le seul candidat qui représente une alternative réelle au statu quo ? Il y a des raisons pour que la gauche soit critique envers Ralph Nader sa recherche de l’investissement du Reform Party droitier, par exemple. Mais le cœur de sa campagne et ce qu’il représente dans l’élection de 2004 constitue un défi de gauche au système bipartite. Le vote pour Nader c’est le meilleur moyen de combattre le mal du programme de Bush et sa pâle copie [celui de Kerry] et de contribuer à la construction d’une alternative politique future. La minorité qui veut donner sa voix à cette alternative, bien que plus importante que ce que la gauche ABB ne veut croire, est encore faible. Elle ne pourra se développer que si la gauche dépasse son cycle d’alignement sur le moindre mal tous les quatre ans et se relève pour une vraie alternative " (12).
L’engagement commun des deux organisations révolutionnaires aux côtés de la gauche verte, l’expérience réalisée ensemble, le combat commun contre l’idéologie " n’importe qui sauf Bush " et une réelle proximité politique sur les principaux sujets de la campagne arrêt de la guerre, développement des mouvements sociaux, justice globale pourraient créer les condition d’un renouveau de la gauche américaine.
* Rédacteur d’Inprecor, Jan Malewski est membre du Bureau exécutif de la IVe Internationale.
1. Peter Miguel Camejo a été un des dirigeants étudiants dans les années 1960, actif dans le mouvement contre la guerre du Vietnam et dans le mouvement pour les droits civiques. En 1976 il a été le candidat présidentiel du Socialist Workers Party (SWP, alors section fraternelle de la IVe Internationale aux États-Unis, a rompu avec l’Internationale en juin 1990). Exclu du SWP au début des années 1980, alors que la direction de ce parti amorçait sa rupture avec les conceptions générales de l’Internationale, Peter Camejo a été un des fondateur du Parti Vert en Californie en 1991.
2. Déclaration de l’organisation socialiste Solidarity publiée dans Against the Current n° 110 de mai-juin 2004.
3. C’est le républicain Arnold Schwarzenegger qui a remporté cette élection. Peter Camejo a obtenu 2,8 %.
4. Rappelons que Bush a obtenu moins de voix qu’Al Gore et ne doit son élection qu’au système peu démocratique d’élections indirectes ainsi que par les malversations électorales en Floride, gouvernée par son frère.
5. Aux États-Unis on appelle " libéraux " les progressistes.
6. Caractérisation de Naomi Klein, qui pourtant, considérant que la réélection de Bush serait interprétée comme une ratification de sa politique, appelle à voter pour Kerry
7. The Nation, 16 août 2004. Pour Klein seule la défaite de Bush pourrait permettre à la gauche américaine d’ouvrir les yeux, et seul Kerry peut défaire Bush CQFD.
8. Cf. l’article sur la Convention du Parti Vert et l’entretien avec Peter Camejo dans cet Inprecor.
9. Au États-Unis le système électoral est très décentralisé, chaque État ayant ses propres règles, parfois confuses. Les partis politiques peuvent être reconnus et donc jouir du droit de présenter des candidats dans certains États et non dans d’autres. Les candidats qui ne jouissent pas de l’investiture d’un parti reconnu peuvent se présenter en tant qu’indépendants s’ils obtiennent un certain nombre de signatures " qualifiées " ce nombre varie selon les États (153 000 en Californie, 1000 dans l’Oregon). Un candidat indépendant peut également bénéficier de l’investiture d’un parti dans un État et d’un autre parti dans un autre État ainsi Nader a obtenu l’investiture du Parti indépendant de Delaware, du Parti populiste d’Alaska et du Parti de la réforme (Reform Party), un parti nationaliste de droite, qui avait présenté Ross Perrot à la présidentielle en 1996. Opposé à l’Accord du libre échange nord-américain (ALENA), privé de son chef historique, ce parti a décidé de soutenir Nader, opposant à l’ALENA ! (Si Nader et Camejo se sont rendus à la Convention de ce parti, ils n’ont en rien modifié leur plate-forme politique). Enfin, si le nom du candidat n’est pas pré-imprimé sur le bulletin de vote (unique), les électeurs ont le droit de l’ajouter.
10. Solidarity (Solidarité) est un regroupement d’environ 350 militants au sein duquel militent les camarades s’identifiant à la IVe Internationale. International socialist organisation (ISO, Organisation socialiste internationale) est la principale organisation révolutionnaire aux États-Unis, avec un millier de membres. Elle avait déjà soutenu la campagne Nader en 2000. Cf. Inprecor n° 494 de juin 2004.
11. Against the Current n° 110 de mai-juin 2004.
12. Socialist Worker n° 511 du 10 septembre 2004.