ALLEMAGNE : Die Linke, un bilan d’étape
tiré d’inprecor juin 2008
Thies Gleiss
Thies Gleiss est membre de la coordination de la Gauche socialiste internationale (isl, l’une des deux fractions publiques de la section allemande de la IVe Internationale, l’autre étant la Ligue révolutionnaire socialiste, RSB) et aussi membre de la coordination nationale de la “Antikapitalistische Linke”(Gauche anticapitaliste), un courant de gauche du parti Die Linke. Lors du second congrès national de Die Linke (La Gauche), en mai 2008, il a été réélu au Comité directeur fédéral de ce parti. Cet article a été originellement publié par le mensuel Sozialistische Zeitung en juin 2008 : http://www.vsp-vernetzt.de/sozkoeln/index2.htm
Un an après la fondation du parti Die Linke (La Gauche), les commentateurs de droite comme de gauche s’accordent à reconnaître que les repères politiques ont été modifiés en Allemagne. A la suite des trois élections régionales du printemps 2008, Die Linke s’est solidement installée dans le paysage (1). Sur le papier c’est maintenant le troisième parti du pays, que l’on se réfère au nombre de ses adhérents, de ses élus et autres titulaires de fonctions politiques rétribuées à tous les niveaux de l’État, ou bien encore à sa puissance financière.
Die Linke a 72 000 membres. Présente au Bundestag avec 53 députés (un autre, qui se définit comme proche, a déjà été exclu en 2005), il n’y a pas un seul grand pays capitaliste où un parti qui se réclame explicitement de la gauche soit mieux représenté. Ces députés ont été élus par plus de 4 millions de personnes, et pour ce qui est des vieux pays impérialistes, seul le PC japonais dépasse ce score. Dans les Länder de l’est, c’est un parti qui a une large implantation, c’est sur le plan communal dans de très nombreuses localités la force qui compte, celle qui « exerce les responsabilités », celle dont la puissance et l’implantation éclipsent celles de tous les autres partis. Dans le Land de Berlin, Die Linke participe au gouvernement avec trois postes de ministres (sénateurs). Dans les Länder de l’ouest, le parti a connu des succès à toutes les élections provinciales mais il n’y a qu’en Basse-Saxe qu’il a réussi à attirer plus de voix qu’aux élections fédérales de 2005. Pour l’ensemble de l’Allemagne, le parti compte 185 députés régionaux, 5 561 mandats au plan municipal, 179 maires, 3 Landrat (directeur élu d’un Conseil général) et 59 chargés de mission de divers types.
Un espace ouvert à la critique du capitalisme
Toute la gauche à l’extérieur de Die Linke, les mouvements sociaux — en tout premier lieu le mouvement syndical — et un nombre croissant d’intellectuels et de scientifiques regardent aujourd’hui vers le nouveau parti et, que leur approche en soit bienveillante ou sans indulgence, sont obligés de tenir compte de la nouvelle force à gauche dans leur élaboration et leur façon de poser les problèmes politiques.
Sur le plan de l’idéologie politique, Die Linke occupe un terrain laissé en friche depuis des années. Elle a ouvert l’espace à un discours qui permet de retrouver à nouveau peu à peu une place dans la société à la critique du capitalisme et même à la revendication du socialisme. Dans ce sens le parti Die Linke reflète la polarisation déjà ancienne entre les gagnants et les perdants de l’offensive que mène le capital et les partis à son service pour rétablir le taux de profit ; il est un reflet de l’agressive « lutte des classes par en haut » de l’ensemble des gouvernements européens et des organisations patronales, le reflet de la violence, de la militarisation et de l’insécurité matérielle croissante qui touchent tous les secteurs de la société.
Sur le plan sociologique, on en revient pour une part avec Die Linke à un modèle de parti de classe prétendument dépassé historiquement, qui s’est montré capable de conquérir en très peu de temps un électorat stable non négligeable parmi les victimes de la politique actuelle et parmi les animateurs de la résistance sociale à cette politique. De ce fait, Die Linke représente nettement plus qu’un parti protestataire, au contraire même, il est incontestable que ses succès électoraux ne lui viennent pas de gains temporaires puisés dans le réservoir en expansion des abstentionnistes, mais qu’ils sont obtenus en dépit d’une participation qui ne cesse de baisser. Il mobilise en premier lieu une partie des électeurs prolétariens traditionnels de la social-démocratie, ce qui explique que c’est avant tout pour le SPD que le nouveau parti constitue un défi, tant au niveau du nombre de ses adhérents que de celui de ses électeurs.
Tous ces facteurs amènent à considérer l’émergence de Die Linke comme un événement positif vu d’une perspective anticapitaliste et socialiste. Mais, comme toujours, la dialectique veut qu’avec le progrès se développent également les forces qui le freinent, qui se satisfont de ce qui a déjà été obtenu, et il y a de la même façon des partisans et des membres de Die Linke qui ne sont pas suffisamment conscients de ce progrès et qui sont de ce fait incapables de comprendre que seule la poursuite de l’évolution vers la gauche et la radicalisation du parti peuvent mener au succès.
Caractéristiques structurelles
3 000 adhérents ont rejoint le parti depuis sa formation officielle en juin 2007. Environ un tiers des 12 000 membres que déclarait la WASG (Alternative électorale travail et justice sociale) n’ont pas accompagné l’unification avec le Linkspartei-PDS (2), ont démissionné ou ont cessé de régler leurs cotisations et ont été ensuite rayés des listes.
Près des trois-quarts des adhérents vivent dans les Länder de l’est, un quart dans ceux de l’ouest. A l’est, Die Linke organise presque exclusivement les victimes de la réintégration de l’ancienne RDA dans l’Allemagne capitaliste. Des gens dont la société capitaliste n’a pas besoin ou dont elle ne veut pas. Les deux tiers d’entre eux ont un diplôme universitaire mais sont depuis longtemps retraités. A l’est, la moyenne d’âge des adhérents dépasse les 65 ans. Le parti y gagne de nouveaux adhérents mais en perd davantage, essentiellement en raison de leur décès.
Près de la moitié sont des femmes, tandis qu’à l’ouest les hommes dominent encore plus que dans les autres partis, mais la moyenne de 41 % sur l’ensemble du pays reste présentable. Pour ce qui est des adhésions intervenues après la création du parti, les hommes sont presque exclusivement entre eux à l’ouest, et sur l’ensemble cela donne 85 % d’hommes parmi les nouveaux adhérents. 5 % ont moins de trente ans, 1 % moins de 20 ans.
A l’ouest les adhérents se divisent en deux groupes : les nouvelles victimes du capitalisme, les salariés précaires et les chômeurs d’un côté, mais qui sont assez nombreux à compter parmi les « pertes d’adhérents » de l’unification et dont le poids diminue dans le parti, et d’autre part les salariés, parmi lesquels ceux et celles qui ont fait des études supérieures représentent une forte minorité. Die Linke est un parti ouvrier qui est le produit spécifique du capitalisme moderne, avec un contingent particulier de victimes de la liquidation de la RDA. « L’association des professions indépendantes » à l’intérieur du parti est une minuscule curiosité, sous la direction de l’illustre Diether Dehm (3).
Le parti se compose d’environ 2 000 organisations de base à l’est et de 260 à l’ouest. Elles sont presque toutes calquées sur les subdivisions administratives et correspondent aux lieux d’habitation. Il n’y a qu’un seul groupe d’entreprise. La parité hommes-femmes exigée par les statuts pour les élections internes et externes est rarement respectée au plan local. Elle est mise en pratique soigneusement mais avec difficulté au plan régional et intermédiaire et au sommet du parti — les deux hommes tout en haut sont bien connus (4). Au plan fédéral et dans les parlements régionaux cette règle est régulièrement mise à mal sous la pression du clan des hommes. Si les listes pour les élections aux différents parlements sont très largement paritaires, ce n’est pas le cas pour les collaborateurs des élus et les permanents du parti. Son appareil administratif compte 77 postes de permanents au siège central et 160 pour les bureaux régionaux. Il est financé essentiellement par les subsides qu’il reçoit de l’État au titre du financement des partis et par les cotisations des parlementaires. La cotisation moyenne est d’environ 7 euros par mois. De plus, la plus grande partie de l’expression publique du parti passe par les fractions parlementaires, la Fondation Rosa Luxemburg et leur financement public. Il n’est donc certainement pas erroné de considérer que l’existence de Die Linke dépend à 80 % de l’argent de l’État, ce dont il n’y a pas à avoir honte — rien à voir avec des cadeaux de grandes entreprises et autres caisses noires — mais doit rester constamment présent à l’esprit.
Marais parlementaire
Ce sont ces caractéristiques structurelles qui expliquent que la position critique de fond à l’égard du système reste mesurée. Des militants de gauche qui voudraient durablement changer les rapports de forces au sein de la société au moyen de ce type d’organisation devraient essayer de prendre en compte ces freins structurels lors de chaque campagne, de chaque action, pour les dépasser dans la pratique. Mais ce n’est pas ce qui se produit. Il n’y a pas non plus d’effort de transformation fondamentale des structures par des actions extraparlementaires, la mise en place de groupes d’entreprises et l’augmentation de la part du financement provenant des cotisations des adhérents et des dons des sympathisants. Il n’est donc pas étonnant que Die Linke se parlementarise à une vitesse extrêmement rapide. Toute l’activité tourne aujourd’hui presque exclusivement autour des campagnes électorales. Les membres du parti se divisent en deux parties, un grand nombre de purs cotisants mobilisables dans le meilleur des cas lors des grands moments des campagnes électorales, et d’autre part des militants qui se resserrent autour des élus. Ce phénomène est accéléré par trois caractéristiques qu’aucun autre parti ne présente de façon aussi marquée :
— En premier lieu un fond de soumission, surtout perceptible dans l’ex-PDS, qui ne pense toujours et encore qu’à être accepté et pris au sérieux par l’ennemi capitaliste. Le vœu exprimé par Gregor Gysi de voir inscrire sur sa tombe « Pourtant nous étions gentils » … rend compte de cela de façon plus qu’anecdotique.
— Deuxièmement une peur des médias telle qu’elle relève quasiment de soins médicaux. L’un des 77 permanents du siège central est régulièrement occupé à recenser les « bons » et les « mauvais » articles de presse et à en établir le pourcentage.
— Et, troisièmement, une structure autoritaire qui se traduit par une allégeance au(x) président(s), un suivisme qui donne la nausée et une frénésie de centralisation de la part de l’appareil qui aboutit à étouffer la créativité et l’imagination, et donc ce que le parti compte encore de potentiel vivant.
Ces « qualités », comme on peut le vérifier dans presque toutes les réunions du parti, sont portées par les anciens cadres du PDS de l’est, en particulier par ceux qu’on appelle les « vieux jeunes » et par la vieille garde du SPD de l’ouest formée dans les structures bureaucratiques du SPD et des syndicats. Le poids de ces éléments augmente, il ne diminue pas, la plupart de ceux qui adhèrent actuellement partagent cette façon de voir qui a de plus l’avantage d’arranger fort bien ceux, de plus en plus nombreux, qui sont à l’affût d’un poste ou cherchent à faire carrière (5).
Il reste que Die Linke reçoit de façon régulière le soutien de 10 % des électeurs et que ses déclarations d’opposition sont très attendues. C’est aussi un parti qui dans toutes les grandes questions et les mobilisations, depuis le mouvement anti-guerre, en passant par la marche sur le sommet du G8, les actions contre les néo-nazis et contre la remise en cause des droits démocratiques, jusqu’au soutien aux combats syndicaux et aux entreprises en lutte — exception faite pour la grève des conducteurs de train conduite par le syndicat GDL (6) — a soutenu jusque-là énergiquement les forces anticapitalistes de ce pays et a permis d’aller plus loin que cela n’aurait été possible s’il n’avait pas existé. Mais c’est en même temps un parti que tout son poids structurel entraîne vers la perte de ce rôle progressiste, qui canalise sans nécessité ses propres forces et les étouffe, et qui va s’enfoncer tout droit dans le marais parlementaire, sans doute comme membre minoritaire d’une coalition gouvernementale.
Ce processus ne peut être arrêté qu’en ayant une conscience extrêmement nette du poids des structures tel qu’il a été décrit ici, et grâce à la pression violente et fréquente de luttes et de mobilisations sociales. Si seul l’un de ces deux éléments est présent, cela pourrait continuer sur cette lancée encore un moment, mais s’il manque les deux à la fois, les choses ne tarderont pas à mal tourner.
Traduit par Gérard T. et Pierre V. (de l’allemand).
Notes
1. Lors des élections fédérales de septembre 2005, l’alliance électorale du PDS-Linkspartei et du WASG obtint 8,7 % des voix et 54 député(e)s. En mai 2007, lors d’une élection régionale dans le tout petit Land de Bremen, les partis Linkspartei et WASG, qui étaient en train de se fusionner, ont réussi la première fois à l’ouest du pays à surmonter la barrière des 5 %, en obtenant 8,4 % des suffrages. Les élections régionales de 2008 confirment cette percée : le 27 janvier 2008 en Basse-Saxe et en Hesse, Die Linke a obtenu respectivement 7,1 % et 5,1 % des voix, ce qui lui permet d’entrer dans les parlements régionaux des deux Länder. Le 24 février 2008, avec 6,5 % Die Linke dans le parlement du Land de Hamburg.
2. Le Linkspartei.PDS de son coté comptait environ 60 000 membres en décembre 2006.
3. Jörg-Diether Dehm est un producteur musical et compositeur. Le groupe de travail « Entrepreneurs de gauche » (Arbeitsgruppe « Linke Unternehmer ») est reconnu par le parti, représenté au congrès et peut présenter des motions sur la politique économique. Le groupe de travail au sein du parti qui existe depuis mars 2007 est né comme OWUS (Offener Wirtschaftsverband von Klein- und Mittelständischen Unternehmern, Freiberuflern und Selbständigen e. V. – Association économique ouverte de petits et moyens entrepreneurs, professionels et indépendants asbl). Diether Dehm fut élu en septembre 2005 député du Bundestag en Basse-Saxe. Depuis septembre 2007, il est co-président de Die Linke dans ce Land.
4. Il s’agit d’Oskar Lafontaine, ancien ministre-président du Land de Sarre et ex-secrétaire général du SPD, et de Gregor Gysi, ancien secrétaire général du PDS, élus co-présidents au congrès de fondation.
5. Sozialistische Zeitung de juin 2008 écrit à ce propos : « Les 24 et 25 mai dernier s’est tenu à Cottbus le premier Congrès fédéral du parti Die Linke. Les responsables n’y ont pas été élus à part égale pour chacun des deux partis d’origine, mais d’après le nombre d’adhérents dans les fédérations régionales. Les débats sur les questions controversées, par exemple autour de la motion principale, ont été soigneusement mis à coté pendant la préparation du congrès, les questions de postes et personnes y ont occupé de ce fait une place d’autant plus grande. D’après Thies Gleiss, membre du comité directeur fédéral, ceci est inhérent à la structure de ce parti. »
6. Gewerkschaft Deutscher Lokomotivführer (Syndicat des conducteurs de train allemand), n’est pas affilié au DGB. Sur la plus longue lutte des cheminots en Allemagne (juillet 2007 à avril 2008) voir Inprecor n° 532/533 de novembre-décembre 2007.