Tiré du site Europe Solidaire Sans frontières
KHALFA Pierre
1er mars 2010
Y sont invités des gouvernements et les réseaux militants. Cette initiative pose un problème stratégique et tactique. Dire qu’il faut y aller (ce qui est ma position) n’empêche pas de s’interroger à la fois sur le sens de cette initiative et sur ce qu’elle révèle de l’état actuel du mouvement altermondialiste.
L’initiative de Cochabamba a une caractéristique particulière. Il s’agit d’une invitation d’un gouvernement, le gouvernement bolivien, non seulement à d’autres gouvernements mais aussi aux mouvements sociaux. Elle mêle donc gouvernements et mouvements sociaux, ou plus exactement, ce sont les mouvements sociaux qui se rendent à la convocation d’un gouvernement. Nous sommes donc loin de la Charte de Porto Alegre qui refusait la participation des partis politiques aux Forums sociaux. Même si dans la pratique cette règle n’a pas été appliquée de façon dogmatique, elle visait à affirmer un principe fondamental, celui de l’indépendance politique des mouvements sociaux.
Suite à l’échec de Copenhague et à la structuration d’un certain nombre de réseaux (CJN, CJA) on aurait pu croire que l’initiative d’une rencontre internationale sur les suites à donner aurait été le fait de ces réseaux ou même du FSM. Le fait que cela n’a pas été le cas et que cette initiative soit revenue au gouvernement bolivien est significatif de la faiblesse actuelle du mouvement, comme l’est le fait que, lors de l’assemblée de préparation du FSE qui s’est tenu à Berlin, il a été très difficile de discuter de ce que les mouvements européens allaient faire... en Europe. La difficulté de se saisir de la future rencontre de Bonn en juin, alors même que ce sera un moment de préparation de la COP16 et que l’Union européenne doit à ce même moment définir les conditions du marché carbone européen, en dit long sur les divisions politiques du mouvement et son incapacité à vouloir peser ici et maintenant sur les politiques publiques. Il est évidemment plus facile d’envoyer quelques personnes à Cochabamba que d’essayer de commencer à résoudre cette difficile question.
Quoi qu’il en soit Cochabamba repose la question des rapports que le mouvement altermondialiste doit entretenir avec des gouvernements progressistes. Du point de vue des principes, c’est assez banal. Quatre principes peuvent être avancés : nous ne sommes le relais d’aucun gouvernement ; nous soutenons des positions qui nous semblent aller dans le bons sens et critiquons les autres ; nous favorisons l’apparition indépendante du mouvement altermondialiste ; dans tous les cas nous développons nos propres positions. Dans la pratique, c’est plus compliqué et l’application de ces principes dépend de l’analyse de la situation, des rapports de forces et des priorités que l’on se fixe.
Ainsi, concernant la suite de Copenhague, deux analyses et orientations peuvent exister. On peut considérer que la cause majeure de l’échec de Copenhague est due au fait que les principaux Etats ont bloqué toute avancée. La priorité est alors à la fois de maintenir le cadre multilatéral de négociations, à savoir l’ONU et de faire bouger les rapports de forces dans cette enceinte. La construction de coalitions d’Etats susceptibles de faire pression sur les grandes puissances est alors décisive et les mouvements sociaux doivent appuyer toute initiative en ce sens. On peut aussi considérer que l’échec de Copenhague a été dû à l’incapacité, au-delà même de ce qui s’est passé sur place, à construire un mouvement citoyen large et pérenne capable de peser sur les gouvernements. Si l’on suit cette analyse, la priorité est alors de mener des campagnes d’opinion pouvant déboucher sur des mobilisations citoyennes propres à peser, non seulement sur les positions des gouvernements lors de ces négociations, mais aussi sur les politiques publiques à mener. Dans ce cadre, le problème est moins d’appuyer telle ou telle coalition de gouvernements pour peser lors des négociations de l’ONU, que de se servir de ces dernières comme échéances de mobilisation citoyenne. Ces deux orientations ne sont pas forcément contradictoires, mais elles mettent cependant l’accent sur des priorités différentes.
Si Cochabamba se situe clairement dans le cadre de la première orientation, il n’en reste pas moins que nous avons tout intérêt à ce que ce soit un succès et ceci quoi que l’on puisse penser des conditions d’appel et de préparation. Mais encore faut-il définir ce qui, de notre point de vue, signifierait le succès ou l’échec de Cochabamba et ce qu’Attac, et plus largement le mouvement altermondialiste, vont y défendre. De ce point de vue, le critère devrait être de savoir si cette initiative, au-delà même d’éventuels accords entre les gouvernements, permettra ou pas de renforcer un tant soit peu la construction d’un mouvement capable de peser à l’échelle mondiale sur les situations.
L’intitulé de la conférence de Cochabamba fait explicitement référence aux « droits de la Terre-Mère ». Depuis Copenhague, cette expression fait florès. Son succès et son emploi, souvent de façon acritique, sont significatifs de l’absence de débat de fond sur les bases d’un projet d’émancipation.
Historiquement, les mouvements d’émancipation, tels que celui issu des lumières ou celui qui lui a succédé, le mouvement ouvrier, ont été, en tout cas dans les courants idéologiques qui y ont été hégémoniques, profondément marqués par une vision scientiste et positiviste du monde s’inscrivant dans l’imaginaire social produit par le capitalisme productiviste. Cette vision s’appuie sur deux piliers : d’une part l’illusion d’une maîtrise rationnelle du monde, rendue possible par le développement scientifique et technique, d’autre part l’identification du progrès à la production infinie de biens matériels. Ont été ainsi profondément entremêlés la visée propre des mouvements qui remettaient en question progressivement toutes les formes de domination et les présupposés idéologiques du capitalisme. La « modernité » occidentale est née de cette imbrication et s’est révélé être un processus contradictoire dans tous ses aspects.
Le « désenchantement du monde », qu’évoque Max Weber, a ainsi un aspect profondément émancipateur et la modernité occidentale nous a débarrassés des cosmologies semi-religieuses antérieures dans lesquelles tout avait une place définie depuis les arbres jusqu’aux êtres humains, cosmologies qui servaient de couverture idéologique à des rapports d’oppression féroce, notamment envers les femmes. De même, le mouvement brutal du capital, en dissolvant les liens humains traditionnels a permis l’émancipation individuelle par rapport à des collectifs institués aux hiérarchies immuables. Ainsi « les eaux glacées du calcul égoïste » dont parlait Marx ont un aspect positif, non seulement comme il le disait, parce que cela a mis à nu les rapports d’oppression et d’exploitation qui étaient masqués par la religion et les rapports de proximité, mais aussi parce que le calcul monétaire permet un élargissement considérable des relations humaines. En ce sens, la modernité a été un processus d’arrachement à ce qui était vécu comme un milieu naturel, processus qui a permis la création de la subjectivité occidentale et a créé la possibilité de l’émancipation.
La référence aux « droits de la Terre-Mère » nous permet-elle de résoudre la contradiction fondamentale de la modernité occidentale entre processus d’émancipation et soumission aux présupposés idéologiques du capitalisme ou, au contraire, nous fait-elle régresser dans un avant pré-moderne ? Pour répondre à cette question, il faut partir du lien qui existe entre le rapport que les êtres humains entretiennent à la nature et de celui qu’ils entretiennent entre eux. Ou pour le dire autrement, le fait pour des sociétés de n’être pas porteuses d’un rapport de domination de la nature entraîne-t-il que ces sociétés ne mettent pas en œuvre des rapports de domination des êtres humains sur d’autres êtres humains ? La réponse est évidemment non comme en témoignent moult exemples historiques.
Au-delà même de son caractère mystique dont on peut comprendre qu’il puisse parler à certains, la référence à la « Terre-Mère » vise à indiquer que nous voulons tisser une autre relation à la nature et que nous sommes les enfants de la terre. On ne peut que partager cette préoccupation et nous sommes effectivement des enfants de la terre, au sens où cette dernière produit un certain nombre de valeurs d’usage indispensables à notre survie. La planète ne peut donc pas être instrumentalisée comme simple réserve de ressources naturelles et dépotoir de déchets de toutes sortes et la diversité biologique est consubstantielle à la survie de l’humanité.
Mais cela justifie-t-il de retomber dans une vision organiciste de la planète qui ferait des êtres humains une espèce parmi d’autres au même titre que les plantes ou les autres espèces vivantes ? Le problème ne concerne pas les droits de la « Terre-Mère » ou, si l’on prend un vocabulaire sécularisé, les droits de la planète, mais les droits des êtres humains. La planète n’a pas besoin des humains pour continuer à exister, mais les humains ont besoin, non pas de la planète, mais d’un certain type de planète. D’où la nécessité absolue de prendre en compte la crise écologique dans nos façons d’agir, d’où la nécessité de se battre, non pas pour les droits de la planète, mais pour les droits écologiques des êtres humains qui devraient aboutir à un droit international positif sur les questions écologiques.
Mais cela suffit-il à fonder un mouvement d’émancipation ? De toute évidence non, car ce rapport nouveau à la planète ne dit rien sur les rapports des êtres humains entre eux. Car nous ne sommes pas seulement des enfants de la terre, nous sommes aussi nos propres enfants au sens où l’humanité se construit elle-même. L’oubli du premier point nous conduit à la crise écologique, l’oubli du second à délaisser l’émancipation. C’est donc le sens de la construction humaine qu’il nous faut débattre dans son rapport à la nature et dans le rapport des humains entre eux.
Pierre Khalfa