I Une situation sans précédent
Les média mondiaux s’acharnent à décrire une " révolution en Ukraine ". Contre eux tous, sur mon ordinateur, le mince filet de voix de marxist com et Fred Weston qui titre " Les deux camps sont réactionnaires ! ". A la réflexion, cela se tient, car il y a d’un côté un parti du centre droit et en face les hommes d’un mafieux de l’oligarchie stalinienne et post-stalinienne.
Dans l’article en question cité plus haut , Fred Weston écrit qu’ Iouchtchenko a toujours été un modéré : ancien chef du gouvernement, il a longtemps passé pour un " technocrate loyal " : en 1993 ; il était président de la Banque nationale d’Ukraine, poste de confiance réservé aux privilégiés.
Toujours intellectuellement paresseux, les media occidentaux traçaient un rigoureux parallélisme entre les organisations étudiantes anti-Moscou de Serbie, de Géorgie et d’Ukraine comme brandon d’une révolution , porte-drapeau des anti - Poutine. Il n’y a pourtant aucune certitude et il semble bien que, cette fois comme avant, ce soient la colère contre la corruption et la mégafraude électorale qui aient provoqué les foules d’Ukrainiens qui sont descendus dans les rues par milliers pour protester - et qui continuent.
De même, la relecture dans globalresearch.Ca, des vues pénétrantes de Zbigniew Brzezinski dans The Grand Chessboard et sa conclusion que, pour la Russie et pour l’humanité en général, un empire sans Russie signifierait une Russie bien inquiétante pour l’avenir de l’humanité ne vont pas sans inquiéter. Dans le même bulletin, Larry Chin conclut, à propos des " pivots géopolitiques " :
" Ni l’Occident ni la Russie ne peuvent se permettre de perdre l’Ukraine au profit de leur adversaire géo-stratégique et géo-économique ".
Il souligne aussi l’importance de la GUUAM, alliance militaire dépendant de l’OTAN et contribuant délibérément à l’isolement de la Russie. Il estime possible que le candidat de Nasha Ukraina, le " parti orange ", ait été victime d’une tentative d’empoisonnement. Même les docteurs de Vienne qui l’ont soigné et guéri ne sont pas d’accord . Même si c’est vrai, cela ne fait pas de lui un démocrate... Weston dit qu’il a toujours été considéré comme un " technocrate loyal ". Premier ministre de Koutchma, il a été le champion de la privatisation. Renvoyé en 2001, il faisait figure d’opposant et de partisan acharné d’investissements occidentaux dans le pays. Weston résume sa position.
" Il est maintenant l’homme que l’Occident soutient pour des raisons très concrètes. Les Occidentaux espèrent briser grâce à lui la puissance des oligarques soutenus par les Russes pour contrôler l’économie et faire entrer l’Ukraine dans leur zone d’influence ".
Weston souligne combien l’Ukraine est soumise à l’OTAN. Mais cela ne suffit pas : " Les impérialistes veulent un contrôle complet sur l’Ukraine et isoler encore plus la Russie ".
L’impasse électorale
Au premier tour des présidentielles, Iouchtchenko a obtenu 39,87 % des voix et l’homme de Poutine, Ianoukovitch, 49,4. Pour parler chiffres, il faut mentionner aussi les 200 000 manifestants, les milliers de soldats et officiers l’arme au pied en face d’eux, qui...acceptent les fleurs qu’ils leur offrent.
Dans l’opinion, la curieuse maladie qui a frappé Iouchtchenko a souligné le caractère " sale " et corrompu d’un régime dont on sait depuis l’assassinat du journaliste Gongadze qu’il n’hésite pas à tuer les critiques. Iouchtchenko et une partie de ses médecins de Vienne pensent et affirment qu’on a cherché à l’assassiner.
Urne, fiole ou grève générale
Il y a beaucoup de confusion aux premières heures de la crise. Poutine a condamné sévèrement tous les fraudeurs puis expliqué que ce sont les autres qui ont fraudé, les " oranges ". Il est peu probable qu’après le vacarme cité plus haut, il y aura de nouvel empoisonnement ou tentative en ce sens.
Richard Lugar, sénateur républicain envoyé par Bush a condamné les " fraudes et illégalités ". Powell, oubliant l’élection de Bush, il y a quatre ans, tonne au nom de la morale. On commence à percevoir, à travers l’improvisation, un malaise au sein de l’oligarchie, sa division et on s’attend à des brouilles et des reclassements et on parle de plus en plus de cette sécession dont on s’occupe sérieusement en Ukraine du sud et de l’est.
Là les travailleurs ont commencé à bouger. A Lougansk il y a eu une manifestation de 15 000, surtout des mineurs. On commence à parler de sécession " légale ". A Kiev on redoute une descente des mineurs venus comme il y a quelques années à Bucarest ceux qui venaient rosser les partisans de leurs adversaires. Une grève serait un début vraisemblable, mais il n’y a encore aucun signe et l’on a vu " bleus " de l’est et " oranges " fraterniser dans les rues de Kiev.
Le Monde du 25 novembre titre en gros sa page internationale : " En Ukraine, la révolution orange est aux portes du pouvoir ". Christophe Châtelot y cite Iouchtchenko : " Nous n’avons qu’une alternative : ou la réponse viendra du parlement, ou les rues l’emporteront ". Ouais aux vérités premières !
Une correspondance au même journal décrit le mode d’action des étudiants militants du groupe Pora à Kiev ; groupes mobiles de jeunes avec portables, fanions, autocollants , l’appui d’une chaîne télé, le canal 5. Elle relate une entrevue avec un jeune vétéran, l’étudiant Volodymyr Lessik, qui parle de l’appui de parlementaires, de policiers et évoque son combat pour Gongadze, assassiné sur ordre de Koutchma. L’oligarque de l‘énergie Ioulia Timochenko, que les média, démontrant une fois de plus leur incompétence ou leur malhonnêteté, ont baptisée stupidement " Pasionaria " a réussi à rencontrer Koutchma et annonce une victoire proche : " demain ". Elle assure ! " Ils ont peur, ils reculent ". Mais il semble aussi qu’ " ils " n’ont pas disparu !
Des questions dans bien des bouches
Le commentateur russe Vladimir Smirnov, de RIA Novosti, pose le 24 novembre une question cruciale devant le spectacle donné par Kiev et la ressemblance avec la chute de Milosevic puis de Chevardnadze, souligne la similitude entre Pora l’Ukrainienne, Kmara la Géorgienne et Otpor, la serbe, organisations de même type, et interroge :
" S’appuyant sur cette ressemblance, de nombreux analystes russes arrivent à la conclusion que les actions de protestation de l’opposition étaient préparées et financées de longue date. Effectivement, la création d’une cité de toile en plein centre de Kiev, les actions de protestation de l’opposition, étaient préparées et financées de longue date ".
Enumérant les frais énormes de voyages, de nourriture, d’hébergement, de transport, il écrit : " Tout cela incite à se poser la même question à savoir " Qui paye ? "
Une réponse détaillée
Michel Chossudovsky, qui enseigne à Ottawa, répond à cette question dans une brève étude titrée La " démocratie " sponsorisée par le FMI en Ukraine .
Il est catégorique. Son article commence en ces termes :
" Viktor Iouchtchenko n’est pas seulement soutenu par le FMI et la communauté financière internationale, il a aussi l’appui du National Endowment for Demoracy (NED), la Carnegie Endowment for international peace and Open Society de George Soros "
Il mentionne ensuite le financement de Nasha Ukraina, du Kiev Press Club, de l’Independent Republican Institute pour le contrôle de la régularité des élections (sic), etc, ainsi qu’une série d’instituts dits scientifiques, apôtres du libéralisme économique, signale les interventions de ces organismes dans la vie économique et politique de l’Ukraine.
Larry Chin, lui, nous l’avons vu, écrit avec une tranquille certitude que " ni l’Occident, ni la Russie ne peuvent se permettre de perdre l’Ukraine au profit de leur adversaire géo-stratégique et géo-économique ".
II - Guerre multiforme
Guerre civile, guerre nationale, guerre de religion, Guerre sale
On est frappé et, apparemment bien des Ukrainiens l’ont également été, de la violence et de l’agressivité du ton employé au cours de la polémique en fait récente, par les adversaires d’Iouchtchenko, même si on a oublié un instant que son adversaire Ianoukovitch a été longtemps un mafieux et l’est sans doute resté dans sa façon de fonctionner et ses méthodes.
On a vu un pamphlet dans lequel est décrit " Le cirque de l’Occident et son clown ". Le clown, c’est évidemment Iouchtchenko qui est décrit, au milieu de son urine, souillé et délirant dans ses propos. L’agressivité et la grossièreté des qualificatifs sont délirants et détournent sans doute pour de bon des hommes honnêtes et de bonne foi de l’activité électorale.
Le pire est sans doute que cette guerre est aussi l’une des plus sales qui soit, une
Guerre sale qui se nourrit de haine et se repaît d’anti-sémitisme. N’a-t-on pas vu les lieutenants d’Ianoukovsky embarqués dans une galère de maison d’édition qui édite une brochure dans laquelle il est affirmé que les Juifs servaient dans la Wehrmacht en 1941 et même qu’ils étaient 400 000 dans l’armée qui a attaqué l’URSS à cette époque ?
Le socialiste Oleksandr Moroz joue le même jeu que M. Gollnisch, dit qu’il ignore le chiffre exact des Juifs dans la Wehrmacht mais que cette collaboration est authentique !
On peut sans doute comprendre à quel point les populations de l’Ukraine sont secouées par ces injures et les ordures que les adversaires se lancent à la tête.
III - Deux Ukraine au lieu d’une seule ?
Sans doute les journalistes occidentaux ont-ils senti venir la crise telle qu’elle vient d’exploser. Plutôt discrets sur le passé ukrainien, le caractère bigarré de sa structure économique, sociale et politique, la division profonde du pays, ils ont accumulé les fiches pour informer le lecteur le moment venu, lui permettre de comprendre ce développement qui le surprend parce que rien ne lui permettait d’y croire vraiment.
Du coup, les pages du Monde, par exemple, sont envahies de leçons d’histoire sur les cultures opposées , l’identité nationale déchirée, étouffant même les nouvelles fraîches, l’actualité qui reparaît sous cette forme devant des incrédules qu’on aurait projetés dans un monde inconnu, tout nouveau. Pourquoi cette mesure extrême, très dangereuse, dans un monde bourré de dynamite ? Tout le monde a répété la phrase du Président : " Un seul pas nous sépare de l’abîme Lorsque la première goutte de sang a été versée, personne ne pourra enrayer le flot " ! [...]
Dans une réunion au Donets vient d’être prise la décision, si Iouchtchenko l’emportait, d’organiser la sécession des territoires de l’est et du sud, avec une république autonome dont la capitale serait Kharkov. Tout devient possible et d’abord le pire.
Au même moment, la grande journaliste qu’est Ioulia Mostovaia, rédactrice en chef de Zerkalo Nedeli vient d’assurer à une correspondante française que la Russie ne quittera jamais l’Ukraine ou la reprendra. Et elle met le doigt sur une des causes de la tragique situation qu‘elle décrit, le blocus de l’information qui a fait des Ukrainiens des ennemis qui ne se connaissent plus du tout et ne lisent que des mensonges.
Sa collègue Lina Kouchtch confirme les dégâts du blocus de l’information. Elle a téléphoné : " Beaucoup de gens sont persuadés d’être les seuls à travailler et nourrir le pays tandis que l’ouest passe son temps à faire la grève ".
Mostovaia croit que la Russie ne lâchera jamais l’Ukraine et Lina Kouchtch que le peuple ukrainien refera son unité dans la lutte pour un état de droit.
La situation actuelle ici décrite signifie-t-elle que la nouvelle guerre mondiale frappe les coups du destin proche de l’humanité ? En tout cas, c‘est la sécession de l’Ukraine qui en ouvrirait tout grand la porte.
En réalité, elle ne sera entr’ouverte qu’avec la décision de refaire le second tour des présidentielles et l’attente des initiatives des gens du Sud et de l’Est qui seront le thème de la quatrième partie de cette série, commencée sous le titre " la crise ukrainienne ".
Mercredi 1er Décembre 2004
Pierre Broué, historien.
Article écrit pour Le Marxisme Aujoud’ hui
(tiré du site http://www.legrandsoir.info/)