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Le 6 décembre 1989

Se taire ? N’y comptez pas !

par Micheline Carrier

dimanche 7 décembre 2003

Au Canada, la Journée nationale de commémoration et d’action contre la violence faite aux femmes instituée par le Parlement en 1991 coïncide avec l’anniversaire du meurtre de quatorze jeunes femmes par un misogyne avoué, à l’École Polytechnique de Montréal, en 1989. Ces jeunes femmes s’appelaient Geneviève Bergeron, Hélène Colgan, Nathalie Croteau, Barbara Daigneault, Anne-Marie Edward, Maud Haviernick, Barbara Klucznik Widajewicz, Maryse Laganière, Maryse Leclair, Anne-Marie Lemay, Sonia Pelletier, Michèle Richard, Annie St-Arneault et Annie Turcotte.

En ce 6 décembre, toute personne consciente et sensible éprouvera compassion et solidarité envers les proches des victimes de ce meurtre et d’autres femmes tuées au cours de l’année ou auparavant. De nombreuses activités sont organisées partout au Québec, au Canada et en France pour qu’hommes et femmes réfléchissent sur les violences faites aux femmes, leurs causes et les moyens de les prévenir. Il en est d’autres, toutefois, qui contiendront difficilement leur rage au rappel du drame de Polytechnique et des violences quotidiennes que vivent de trop nombreuses femmes et filles. Un communiqué de l’un de ceux-là nous a avisé, il y a quelques semaines, que les "féministes radicales" se souviendraient une fois encore, ce 6 décembre, du "geste isolé commis par un détraqué". Elles se livreraient à des attaques anti-hommes, en prétendant que tous les hommes sont violents et toutes les femmes sont des victimes. Tout ce que diront ces féministes, écrivait notre relationniste, sera évidemment faux. Bref, le cantique antiféministe habituel. Que ne souhaite-t-on pas pour faire oublier cet événement. On entretient même le fantasme « qu’une dame tue plus de 14 hommes le même jour au même endroit pour qu’on arrête de célébrer ça tous les ans. »

Violence banalisée

Comme s’ils se sentaient menacés dans leur identité en entendant des propos sur la violence faite aux femmes, certains hommes s’énervent et veulent imposer le silence sur le sujet. Depuis le Manifeste d’un salaud (c’est l’auteur Roch Côté qui se qualifie de salaud...) en 1990 dont les médias étaient trop heureux de diffuser le message sur la négation de la violence contre les femmes, des militants antiféministes n’ont pas cessé de banaliser, voire d’occulter cette réalité. Manipulant les rapports officiels, ils ont fini par convaincre une partie de l’opinion que la violence masculine contre les femmes est une supercherie et les féministes des menteuses. Les femmes sont aussi violentes envers les hommes que l’inverse, notamment en milieu conjugal, prétendent-ils, même si les recherches et les enquêtes les contredisent. Des livres et de nombreux articles, écrits la plupart du temps par certains d’entre eux, soutiennent ce discours.

Ces militants agressifs font un large usage du réseau Internet pour propager leur désinformation. Outre leurs propres sites, ils profitent du laxisme de certains sites où ils empêchent les débats censés. Ce sont des virtuoses de l’injure, l’insulte, la désinformation, l’attaque personnelle, le harcèlement et la diffamation. Les uns ont propagé la rumeur selon laquelle les maisons d’hébergement pour les femmes et les enfants victimes de violence reçoivent des subventions astronomiques et détournent parfois les fonds à d’autres fins que celles prévues. Un autre a inventé de toute pièce un jugement de cour contre un militant pro-féministe et a publié ses coordonnées personnelles. Ils imposent sans cesse un discours contre féministes et des groupes de sensibilisation sur la violence faite aux femmes. Il s’agit d’une "guerre" psychologique manifestement recherchée afin d’ "écœurer" le plus grand nombre de participant-es aux forums de discussion et d’inciter au désengagement. Manipulés par ces harceleurs qu’ils n’ont pas le courage d’exclure, des sites ferment l’accès aux commentaires et d’autres imposent un "moratoire" dans les textes qui traitent de la violence faite aux femmes. Une liberté d’expression à deux vitesses, dont sont fort aise les manipulateurs, et qui ne manifeste pas une bien grande solidarité.

Le désengagement face à cette violence gagne jusqu’à la police. Depuis juillet dernier, j’ai averti à quelques reprises la police de mon quartier qu’un harceleur menace l’une de mes voisines, à raison de deux ou trois la semaine, jour ou nuit. Il a même brisé une fenêtre en tentant de s’introduire dans son appartement. Connaissant apparemment cet homme, la police m’a conseillé de ne plus intervenir dans cette affaire car il pourrait être sous l’effet des drogues et s’en prendre à moi. Si la police n’intervient pas dans un délai raisonnable - les coupures budgétaires ont réduit le nombre d’agent-es, m’a-t-on dit - et si des voisins plus musclés que moi font la sourde oreille aux cris et aux appels de cette femme (au cas où ils devraient témoigner en cour...), faut-il que je me résigne à voir éventuellement une autre femme se faire tuer ? Dans bien des cas, le harcèlement criminel précède les actes meurtriers d’un ex-partenaire.(1) La simple solidarité humaine, sinon la loi, ne nous oblige-t-elle pas à porter secours à une personne en danger ?

L’égocentrisme et l’indifférence au sort de l’autre dans nos sociétés soi-disant évoluées perpétuent la violence contre les femmes et les inégalités systémiques dont elle découle. Les vieux préjugés resurgissent quand il s’agit de justifier l’esquive et le non-engagement. « La violence conjugale ? Bah, cela a toujours existé, on n’y peut rien, c’est la nature humaine. Et puis, entre nous, il y en a qui aiment ça et d’autres qui la méritent ». Encore heureux qu’on ne réclame pas sa légalisation sous prétexte qu’elle a toujours existé et qu’il en coûte quelque effort personnel et collectif pour la prévenir et, à terme, l’éliminer. Une lâche démission se cache souvent derrière ce qu’on nous présente comme de la "compréhension". Comme le souligne Lucile Cipriani, le discours des agresseurs ou sur les souffrances des agresseurs détournent souvent l’attention du sort des victimes et « [il] participe à la perpétuation de la violence. » Il s’agit même d’une stratégie de diversion courante. « C’est un pauvre désespéré, un malheureux, qui l’aimait tant et qui souffrait ». Cet amour-là, des milliers de femmes dans le monde, à l’instar de Marie Trintignant, auraient pu et pourraient s’en passer.

Ce qu’on voudrait taire

La violence n’a pas de sexe, c’est un fait. Des femmes ont également des comportements violents envers des hommes, des enfants et d’autres femmes. La réalité quotidienne et les données statistiques révèlent toutefois l’envergure d’une violence masculine à l’endroit des femmes que l’on sait être un instrument de contrôle et d’appropriation. En 2001-2002, au Canada, 483 refuges ont admis 101 248 femmes et enfants à charge, en comparaison de 96 359 pour 448 refuges en 1999-2000 et 90 792 pour 413 refuges en 1997-1998. De plus en plus de refuges sont obligés de diriger des femmes et leurs enfants vers un autre établissement parce qu’ils n’ont plus de place pour les accueillir. (2)

En 2001, des 86 personnes tuées par leur ex-conjoint ou ex-conjointe d’alors, 69 étaient des femmes. Les victimes de sexe féminin ont été le plus souvent poignardées (29 %), abattues à l’aide d’un arme à feu (26%), battues à mort (19%) ou étranglées (17%) (3). Le taux le plus élevé de violence conjugale signalée à la police se trouve chez les femmes de 25 à 34 ans. Chez les gens âgés de 65 ans ou plus, les femmes sont plus susceptibles que les hommes d’être victimes de violence familiale. En 2001, les femmes âgées tuées en milieu familial l’ont été en majorité par un conjoint alors que les hommes l’ont été par un fils. Les hommes de 35 à 54 ans étaient responsables de plus de 40% de tous les crimes de violence familiale perpétrés en 2001 contre des victimes âgées. (4)

Au Québec, depuis les meurtres de Polytechnique, 719 femmes et enfants ont été tués par des hommes. En tout, 561 femmes tuées par un partenaire actuel ou récent, par un client ou un souteneur, par un fils ou par un violeur, par des cambrioleurs ou par un antiféministe armé ; 158 jeunes et enfants victimes d’un père, un beau-père ou un prédateur sexuel. (5) En 2001, la presque totalité des auteurs présumés de violence conjugale faite aux femmes étaient des hommes, alors que les auteurs présumés de violence conjugale faite aux hommes étaient des femmes trois fois sur quatre. Le quart des hommes victimes avaient subi la violence d’un conjoint de même sexe. Cette même année, 14 femmes et 6 hommes ont été victimes de meurtre, 37 femmes et 7 hommes d’une tentative de meurtre et 64 femmes et 11 hommes de voies de fait graves dans un contexte conjugal. (6)

Les enfants et les adolescentes

De la naissance à la vieillesse, de nombreuses femmes font l’objet de violence de la part d’hommes. Les enfants et les adolescentes subissent cette violence dans la famille et, comme le démontre le dossier de Mères en lutte publié récemment sur ce site, les mères qui veulent les protéger se heurtent parfois à la violence d’un système qui nourrit un préjugé favorable à l’égard des pères (même quand ils sont des agresseurs). Au Canada, en 2001, les enfants de moins de 18 ans représentaient 21% de la population mais ont été victimes de plus de 60% de toutes les agressions sexuelles ainsi que de 20% de toutes les voies de fait signalées à la police. Parmi les 2 553 victimes d’agression sexuelle dans la famille signalées à la police, 79% étaient de sexe féminin. Le taux le plus élevé d’infractions sexuelles dans la famille visait les filles de 11 à 14 ans, tandis que les garçons de quatre à six ans étaient couraient les risques les plus élevés. Dans la majorité des cas, les personnes accusées de violence à l’endroit des jeunes et des enfants étaient des hommes, quel que soit le type de mauvais traitements ou l’âge de l’enfant. Les pères ont été accusés dans 44 % des cas signalés, suivis des frères (19 %), des membres masculins de la famille étendue (12 %) et des conjoints ou ex-conjoints (6 %). Les mères ont été accusées dans 13 % des affaires de voies de fait infligées aux enfants et d’autres femmes, dans les 5 % restants. (7)

D’autres formes de violence

Exagère-t-on vraiment l’envergure de la violence contre les femmes et contre les filles ? Comme le rappelait Amnesty International lors de la Journée internationale pour l’élimination de la violence contre les femmes, le 25 novembre dernier, « la violence contre les femmes et les filles représente l’atteinte aux droits de l’homme la plus généralisée [...] Les violences contre les femmes et les filles dépassent les frontières culturelles, religieuses, politiques, sociales et économiques ». (8)

Cette violence ne se manifeste pas que dans la famille. Elle imprègne toutes les sphères de la société à un point tel qu’on s’y habitue ou qu’on l’estime acceptable si elle au service du grand dieu Argent. Des millions de femmes et de filles dans le monde sont vendues comme de la marchandise à des réseaux de prostitution et de pornographie, d’autres y sont entraînées par toutes sortes de moyens et de subterfuges. L’analyse du sociologue Richard Poulin et l’enquête menée au Centre-Femmes de Beauce, publiées sur Sisyphe aujourd’hui, révèlent des faits qui ont bien peu à voir avec la libération sexuelle et la liberté de choix. Elles montrent plutôt que l’industrie du sexe n’a qu’un objectif, le profit, et que, pour l’accroître, elle est prête à tout, y compris à détruire des êtres humains qui sont, encore une fois, en majorité des femmes et des enfants. L’enquête en Beauce révèle en outre un niveau d’acceptation croissant chez les femmes plus jeunes et une influence certaine de cette violence sur la vie intime. Les abuseurs sexuels, qu’ils soient proxénètes, consommateurs de prostitution et pornographie, pédophiles, violeurs ou autres, exigent en outre des corps de plus en plus jeunes à consommer, et la société semble tolérer qu’on les lui donne. Tout ce qui entoure l’affaire de la prostitution juvénile dans la ville de Québec indique l’étendue de la tolérance pour la marchandisation du sexe, même quand il s’agit de l’exploitation d’adolescentes.

Ailleurs, des milliers de femmes se voient imposer la tutelle d’un mari, d’hommes de la famille ou d’autres hommes, ainsi que des codes vestimentaires qui symbolisent leur sujétion. D’autres sont tuées pour "réparer" l’honneur de leur père, frère ou partenaire ou parce qu’elles ont défié un précepte patriarcal en exerçant leur liberté sexuelle. Aujourd’hui, le 6 décembre, se tient à Montréal un Forum international sur les mutilations génitales féminines, qui se pratiquent également dans les pays occidentaux avec la complicité de médecins. Quant à elle, la sociologue Billé Silké nous rappelle sur ce site qu’on tolère encore au Cameroun les mariages forcés et les viols des adolescentes et des femmes. Il en va ainsi dans plusieurs pays du globe. N’oublions pas non plus les femmes afghanes dont le dictateur George W. Bush a troqué la sécurité et les droits contre des puits de pétrole. Enfin, les religions ne sont pas en reste quand il s’agit de faire violence aux femmes. Toutes continuent de prôner la soumission des femmes et de chercher à entraver leur liberté au nom de principes qui ne visent qu’à renforcer le pouvoir de ceux qui les dirigent. Et qui dirigent ces institutions ?

Devant ces faits, est-il excessif de parler de "violences patriarcales" ? Et est-il réaliste de nous demander de nous taire ?

Les hommes font partie de la solution

Non seulement le silence n’est pas de mise, mais il faut parler davantage de la violence faite aux femmes. Parce que la majorité des hommes ne sont pas violents, c’est à leur tour de se lever et de dire fermement : « C’est assez ! ». Il n’est pas utopique d’attendre cet engagement de leur part : cette violence les concerne tous, non pas comme co-responsables d’actes commis par d’autres, mais comme êtres humains solidaires d’autres êtres humains. Ils se mobilisent contre la mondialisation sauvage, les politiques iniques, le guerrier G. W. Bush ou pour la liberté de s’exprimer, des mobilisations dans lesquelles les femmes s’engagent massivement à leurs côtés. Pourquoi serait-il plus difficile qu’ils en fassent autant pour aider les femmes à éliminer la violence ?

Au Cap, en Afrique du Sud, des hommes ont participé le 25 novembre à « La marche des gentlemen » pour manifester leur soutien aux femmes victimes de violence. En France, également, des personnalités masculines se sont élevées contre cette violence systémique. Au Nouveau-Brunswick, des personnalités publiques, dont le premier ministre et le lieutenant-gouverneur, se sont également engagées dans une campagne de prévention contre la violence, initiative conjointe du Conseil consultatif sur la condition féminine (CCCFNB) et du Réseau des hommes du Nouveau-Brunswick pour un monde sans violence. Comme le dit Mary Lou Stirling, présidente du Conseil consultatif, « les hommes qui partagent l’objectif de l’élimination de la violence dans les relations doivent être davantage visibles, ils doivent dénoncer la violence physique et verbale dont ils sont témoins et confronter les attitudes qui perpétuent cette violence. » (9) Au travail, dans les médias, dans les rencontres privées, partout, il serait réconfortant pour les femmes d’ici et d’ailleurs, de voir de nombreux hommes déclarer résolument, comme les personnalités masculines du Nouveau-Brunswick : « Il n’est pas suffisant pour nous, en tant qu’hommes, de ne pas être violents » (10). Il faut parler, et fort, afin que le silence cesse d’être interprété comme une approbation.


Notes

1. « La violence familiale au Canada : Un profil statistique 2003 », Centre canadien de la statistique juridique, Statistique Canada, juin 2003, No 85-224-XIF au catalogue. Statistique Canada recueille des renseignements détaillés auprès de chaque service de police au Canada sur les homicides commis sur leur territoire. La collecte de données sur le harcèlement criminel à titre d’acte à l’origine d’un crime a commencé en 1997.
2. Ibid.
3. Dauvergne, M. (2002) « L’homicide au Canada - 2001 », Juristat 22(7), Ottawa : Centre canadien de la statistique juridique, Statistique Canada, cité par Condition féminine Canada.
4. « La violence familiale au Canada : Un profil statistique 2003 », Centre canadien de la statistique juridique, Statistique Canada, juin 2003, No 85-224-XIF au catalogue.
5. Collectif masculin contre le sexisme.
6. « La violence conjugale », statistiques 2001, Ministère de la Sécurité publique, Québec. Document en PDF ici, http://www.msp.gouv.qc.ca/stats/crimina/2001/violconj/viol_conjugale_01.pdf
7. « La violence familiale au Canada : Un profil statistique 2003 », Centre canadien de la statistique juridique, Statistique Canada, juin 2003, No 85-224-XIF au catalogue.
8. http://sisyphe.org/article.php3 ?id_article=813.
9. http://sisyphe.org/article.php3 ?id_article=804
10. Voir l’affiche de cette campagne

Mis en ligne sur Sisyphe le 5 décembre 2003
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(tiré du site du Sisyphe)