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Les valeurs d’une nouvelle civilisation, texte initial pour la conférence sur "Principes et valeurs" du FSM

dimanche 19 janvier 2003

Michael Löwy et Frei Betto, FSM
Nous proposons, dans ces pages, quelques thèmes possibles pour le débat sur la question : "Principes et valeurs de la nouvelle société". Il ne s’agit pas d’axiomes, mais d’hypothèses de travail et de suggestions pour réfléchir.

Nous, du Forum Social Mondial, croyons à certaines valeurs qui illuminent notre projet de transformation sociale et inspirent notre image d’un nouveau monde possible. Ceux qui se réunissent à Davos - banquiers, chefs-d’entreprises et chefs d’État, qui dirigent la globalisation néolibérale (ou globecolonisation) - défendent aussi des valeurs. Nous ne devons pas les sous-estimer, car ils croient à trois grandes valeurs et ils sont disposés à lutter par tous les moyens pour les sauvegarder - jusqu’à la guerre, si nécessaire. Trois importantes valeurs, contenues dans le cœur de la civilisation capitaliste occidentale, sous sa forme actuelle. Les trois grandes valeurs du credo de Davos : le dollar, l’euro et le yen. Les trois présentent quelques contradictions mais, ensemble, elles constituent l’échelle des valeurs néolibérales globalisées.

La principale caractéristique commune à ces trois valeurs est sa nature strictement quantitative : elles ne connaissent pas le bien et le mal, le juste et l’injuste. Elles ne connaissent que des quantités, des numéros, des chiffres : un, cent, mille, un million, un milliard. Celui qui a un milliard - de dollars, d’euros, de yens - vaut plus que celui qui n’a qu’un million et beaucoup plus que celui qui n’a que mille. Et, évidemment, celui qui n’a rien, ou presque rien, ne vaut rien dans l’échelle des valeurs de Davos. C’est comme s’il n’existait pas. Il est hors du marché et, donc, du monde civilisé.

Ensemble, les trois valeurs constituent l’une des divinités de la religion économique libérale : la Monnaie ou comme il était dit en araméen, Mamon. Les deux autres divinités sont le Marché et le Capital. Il s’agit de fétiches ou d’idoles, objets d’un culte fanatique et exclusif, intolérant et dogmatique. Ce fétichisme de marchandise, selon Marx ; ou cette idolâtrie du marché - pour employer l’expression des théologiens de la libération Hugo Assmann et Franz Hinkelammert - et de l’argent et du capital est un culte qui a ses églises (les Bourses de Valeurs) ; ses Saints-Offices (FMI, OMC etc.) ; et la persécution des hérétiques (nous tous qui croyons à d’autres valeurs). Il s’agit d’idoles qui, comme les dieux cananéens Moloch ou Baal, exigent de terribles sacrifices humains : dans le Tiers Monde, les victimes des plans de redressement structural, hommes, femmes et enfants sacrifiés sur l’autel du fétiche Marché Mondial et du fétiche Dette Extérieure.

Un corpus impressionnant de règles canoniques et de principes orthodoxes sert à légitimer et sanctifier ces rituels sacrificiels. Un vaste clergé de spécialistes et de gestionnaires explique les dogmes du culte aux foules profanes, en expurgeant toutes les opinions hérétiques loin de la sphère publique. Les règles éthiques de cette religion sont celles déjà établies, il y a deux siècles, par le théologien économique Sir Adam Smith : que chaque individu cherche de la façon la plus implacable possible, son intérêt égoïste, sans s’occuper de son prochain et la main invisible du dieu-marché s’occupera du reste, en apportant de l’harmonie et de la prospérité à toute la nation.

Cette civilisation de l’argent et du capital transforme tout en marchandise - la terre, l’eau, la vie, les sentiments, les convictions - , qui se vend pour le meilleur prix. Même les personnes sont soumises à la marchandise, car elle renverse la relation humanitaire personne-marchandise-personne. Je m’habille avec cette chemise de coton, qui est une marchandise, pour humaniser mes relations sociales, car il serait bizarre que je me présente sans chemise au travail ou à un rendez-vous avec des amis. Aujourd’hui, le rapport prédominant est marchandise-personne-marchandise. La griffe de la chemise que je porte m’attribue de la valeur. En d’autres mots, si j’arrive chez vous en autobus ou à bicyclette, j’ai une certaine valeur Z. Si j’arrive en BMW, je vaux A. Je suis la même personne et, cependant, la marchandise qui me revêtit m’imprime plus ou moins de valeur, me réifiant.

Déjà au XIXe siècle, un critique de l’économie politique avait prévu, avec une lucidité prophétique, le monde d’aujourd’hui : "Vint enfin un temps où tout ce que les hommes avaient regardé comme inaliénable devint objet d’échange, de trafic et pouvait s’aliéner. C’est le temps où les choses mêmes qui jusqu’alors étaient communiqués, mais jamais échangées ; données mais jamais vendues ; acquises, mais jamais achetées - vertu, amour, opinion, science, conscience, etc., - où tout enfin passa dans le commerce. C’est le temps de la corruption générale, de la vénalité universelle ou, pour parler en termes d’économie politique, le temps où toute chose, morale ou physique, étant devenue valeur vénale, est portée au marché pour être appréciée à sa plus juste valeur". [1]

Les valeurs qualitatives

Face à cette civilisation de marchandisation universelle, qui noie tous les rapports humains dans les "eaux glacées du calcul égoïste" [2], le Forum Social Mondial représente, avant tout, un refus : "le monde n’est pas une marchandise" ! C’est-à-dire, la nature, la vie, les droits de l’homme, la liberté, l’amour, la culture ne sont pas des marchandises. Mais le FSM représente aussi l’aspiration à un autre type de civilisation, basée sur d’autres valeurs que non l’argent ou le capital. Ce sont deux projets de civilisation et deux échelles de valeurs qui s’affrontent, de façon antagonique et parfaitement irréconciliables, au seuil du XXIe siècle.

Quelles les valeurs qui inspirent ce projet alternatif ? Il s’agit de valeurs qualitatives, éthiques et politiques, sociales et culturelles, irréductibles à la quantification monétaire. Des valeurs qui sont communes à la plus grande partie des groupes et des réseaux qui constituent le grand mouvement mondial contre la mondialisation néolibérale.

Nous pouvons partir des trois valeurs qui ont inspiré la révolution Française de 1789 et, depuis lors, sont présentes dans tous les mouvements d’émancipation sociale de l’histoire moderne : Liberté, Égalité et Fraternité. Comme le signale Ernst Bloch dans son livre Droit Naturel et Dignité Humaine (1961), ces principes inscrits par la classe dominante sur le fronton des édifices publics en France n’ont jamais été par elle réalisés. Dans la pratique, écrivait Marx, ils ont été souvent remplacés par Chevalerie, Infanterie et Artillerie... Ils font partie de la tradition subversive de l’inachevé, de ce qui n’existe pas encore, des promesses qui n’ont pas été accomplies. Ils possèdent une force utopique concrète, qui "va bien au-delà de l’horizon bourgeois", une force de dignité humaine qui se tourne vers le futur, vers la "marche la tête levée" de l’humanité, vers le socialisme. [3] Si nous examinons de près ces valeurs, du point de vue des victimes du système, nous découvrirons son potentiel explosif et son actualité dans le combat actuel contre la marchandisation du monde.

Que signifie "liberté" ? Avant tout, liberté d’expression, d’organisation, de pensée, de critique, de manifestation - durement conquise par des siècles de lutte contre l’absolutisme, le fascisme et les dictatures. Mais, aussi, et aujourd’hui plus que jamais, la liberté quant à une autre forme d’absolutisme : la dictature des marchés financiers et de l’élite de banquiers et de chefs-d’entreprises multinationaux qui imposent leurs intérêts à toute la planète. Une dictature impériale - sous l’hégémonie économique, politique et militaire des États-Unis, la seule superpuissance mondiale - qui se cache derrière des "lois du marché" anonymes et aveugles et dont le pouvoir mondial est bien supérieur à celui de l’Empire Romain ou des empires coloniaux du passé. Une dictature qui s’exerce par la propre logique du capital, mais qui s’impose avec l’aide d’institutions profondément antidémocratiques, comme le FMI ou l’OMC et sous la menace de son bras armé (l’OTAN). Le concept de "libération nationale" est insuffisant pour se rendre compte de cette signification actuelle de liberté qui est, en même temps, locale, nationale et mondiale, comme le démontre si bien ce mouvement profondément original et innovateur qu’est le zapatisme.

Une des grandes limitations de la Révolution Française de 1789 a été d’exclure les femmes de la citoyenneté. La féministe républicaine Olympe de Gouges, qui a écrit la "Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne", a été guillotinée en 1793. Le concept moderne de liberté ne peut pas ignorer l’oppression de genre qui retombe sur la moitié de l’humanité et l’importance capitale de la lutte des femmes pour leur libération. Dans ce combat, le droit des femmes de disposer de leur propre corps a une signification particulière.

L’Égalité et la Fraternité Que signifie l’ « égalité » ? Dans les premières Constitutions révolutionnaires on a inscrit l’égalité face à la loi. Celle-ci est absolument nécessaire - et loin d’exister dans la réalité du monde d’aujourd’hui - mais bien insuffisante. Le problème de fond est l’innommable inégalité entre le Nord et le Sud de la planète et, dans chaque pays, entre la petite élite qui monopolise le pouvoir économique et les moyens de production, et la grande majorité de la population, qui vit de sa propre force de travail - quand elle n’est pas au chômage, et exclue de la vie sociale. Les chiffres sont connus : quatre citoyens des EUA - Bill Gates, Paul Allen, Warren Buffett e Larry Ellyson - ont entre leurs mains une fortune correspondante au Produit Interne Brut de 42 pays pauvres, avec une population de 600 millions d’habitants. Le système de la dette extérieure, la logique du marché mondial et le pouvoir illimité du capital financier provoquent l’aggravation de cette inégalité, qui s’est encore dégradée ces derniers 20 ans. L’exigence de l’égalité et de la justice sociale - deux valeurs inséparables - inspire les multiples projets socio-économiques alternatifs qui sont à l’ordre du jour. Du point de vue d’une perspective plus large, cela suppose un autre mode de production et de distribution.

L’inégalité économique n’est pas l’unique forme d’injustice dans la société capitaliste libérale : la persécution des "sans papiers" en Europe ; l’exclusion des descendants d’esclaves noirs et d’indigènes dans les Amériques ; l’oppression de millions d’individus qui appartiennent aux castes des "intouchables" en Inde ; et tant d’autres formes de racisme ou de discrimination pour des raisons de couleur, religion ou langue, sont omniprésentes du Nord au Sud de la planète. Une société égalitaire signifie la radicale suppression de ces discriminations. Elle suppose aussi un tout autre rapport entre hommes et femmes, finissant définitivement avec le plus ancien système d’inégalité de l’histoire humaine - le patriarcat - , qui est le responsable de la violence contre les femmes, en raison de leur marginalisation dans l’espace public, et par leur exclusion de l’emploi. La grande majorité de pauvres et de chômeurs au monde sont des femmes.

Que signifie la "fraternité" ? C’est la traduction moderne de l’ancien principe judéo-chrétien : l’amour du prochain. C’est la substitution des relations de compétition, de concurrence féroce, de la guerre de tous contre tous - qui font de l’individu, dans la société actuelle, un homo homini lupus (un loup pour les autres êtres humains) - , par des relations de coopération, de partage, d’aide mutuelle, de solidarité. Une solidarité qui n’inclue que les frères ("frater", en latin), mas aussi les sœurs, et qui dépasse les limites de la famille, du clan, de la tribu, de l’ethnie, de la communauté religieuse, de la nation, pour devenir authentiquement universelle, mondiale, internationale. En d’autres mots : internationaliste, dans le sens qu’ont voulu donner à cette valeur des générations entières de militants du mouvement ouvrier et socialiste.

La mondialisation néolibérale produit et reproduit les conflits tribaux et ethniques, les guerres de "purification ethnique", les expansionnismes belliqueux, les intégrismes religieux intolérants, les xénophobies. De telles paniques induites par le sentiment de perte d’identité sont l’autre face de la même médaille, le complément incontournable de la mondialisation impériale. La civilisation dont nous rêvons sera "Un monde où plusieurs mondes auraient leur place" (selon la belle formule des zapatistes), une civilisation mondiale de la solidarité et de la diversité. Face à l’homogénéisation mercantile et quantitative du monde, face au faux universalisme capitaliste, il est plus important que jamais de réaffirmer la richesse que représente la diversité culturelle, et la contribution unique et irremplaçable de chaque peuple, de chaque culture, de chaque individu.

La démocratie comme valeur essentielle

Il existe une autre valeur qui, depuis 1789, est indissociable des trois autres : la démocratie. Pas seulement dans le sens restreint que ce concept politique a dans le discours libéral/démocratique - la libre élection de représentants dans des délais préétablis - , dans la réalité déformée et viciée par le contrôle exercé par le pouvoir économique sur les moyens de communication. Cette démocratie représentative - qui est elle aussi le fruit de tant de luttes populaires et constamment menacée par les intérêts des puissants, comme le démontre l’histoire de l’Amérique Latine de 1964 à 1985 - est nécessaire mais insuffisante. Nous avons besoin de formes supérieures, participatives, qui puissent permettre à la population d’exercer directement son pouvoir de décision et de contrôle - comme c’est le cas du budget participatif de la municipalité de Porto Alegre et de l’État de Rio Grande do Sul, au Brésil.

Le grand défi, du point de vue d’un projet de société alternative, est celui de faire que la démocratie touche le domaine de l’économie et du social. Pourquoi permettre, dans ce domaine, le pouvoir exclusif d’une élite que nous refusons dans le domaine politique ? Une démocratie sociale signifie que les grandes options socio-économiques, les priorités d’investissements, les orientations fondamentales de la production et de la distribution, sont démocratiquement discutées et décidées par la population elle-même, et non pas par une poignée d’exploiteurs ou par les soi-disant "lois du marché" (ou, encore, une variante qui a déjà fait faillite, par un Bureau Politique omnipotent).

À ces grandes valeurs, produit de l’histoire révolutionnaire moderne, nous devons rajouter une autre, qui est en même temps la plus ancienne et la plus récente : le respect de l’environnement. Nous trouvons cette valeur dans le mode de vie des tribus indigènes des Amériques et des communautés rurales précapitalistes dans plusieurs continents, mais aussi dans le centre du moderne mouvement écologique. La mondialisation capitaliste est responsable d’une destruction et d’un empoisonnement accélérés - en croissance géométrique - de l’environnement : pollution de la terre, de la mer, des fleuves et de l’air ; "l’effet de serre", avec ses conséquences catastrophiques ; le danger de destruction de la couche d’ozone, qui nous protège des radiations ultraviolettes mortelles ; l’anéantissement des forêts et de la biodiversité. Une civilisation de la solidarité ne peut être qu’une civilisation solidaire de la nature, parce que l’espèce humaine ne pourra survivre si l’équilibre écologique de la planète est rompu.

Le Socialisme comme alternative

Cette liste ne se veut pas exhaustive. Chacun, en fonction de sa propre expérience et de sa réflexion, rajoutera d’autres valeurs. Comment résumer en un mot cet ensemble de valeurs présentes, d’une façon ou d’une autre, dans le mouvement contre la mondialisation capitaliste, dans les manifestations de rue, de Seattle à Gênes, et dans les débats du Forum Social Mondial ? Je crois que l’expression civilisation de la solidarité est une synthèse appropriée de ce projet alternatif. Cela signifie, pas seulement une structure économique et politique radicalement différente, mais, surtout, une société alternative qui met en valeur les idées de bien commun, d’intérêt public, de droits universels, de gratuité.

Je me propose de définir cette société avec un terme qui résume, depuis presque deux siècles, les aspirations de l’humanité à une nouvelle forme de vie, plus libre, plus égalitaire, plus démocratique et plus solidaire. Un terme qui - comme tous les autres ("liberté", "démocratie" etc.) - a été manipulé par des intérêts profondément antipopulaires et autoritaires, mais qui, malgré cela, n’a pas perdu sa valeur originaire et authentique : le socialisme.

Dans un sondage récent réalisé au Brésil, commandé par la Confédération Nationale des Industries (!) (N.d.T. - Confédération Patronal), 55% des personnes interrogées disent que le Brésil a besoin d’une révolution socialiste. Et quand on leur demandait ce qu’ils comprenaient par socialisme, ils répondaient en faisant des références à quelques valeurs : "amitié", "communion", "partage", "respect", "justice" et "solidarité". La civilisation de la solidarité est une civilisation socialiste.

Pour conclure : un autre monde est possible, fondé sur d’autres valeurs, radicalement antagoniques à toutes celles qui dominent aujourd’hui. Mais nous ne pouvons pas oublier que le futur commence dès maintenant : ces valeurs sont déjà préfigurées dans les initiatives qui orientent notre mouvement aujourd’hui. Elles inspirent la campagne contre la dette du Tiers Monde et la résistance aux projets de l’OMC ; le combat aux transgéniques et les projets de taxation de la spéculation financière. Elles sont présentes dans les combats sociaux, dans les initiatives populaires, dans les expériences de solidarité, de coopération et de démocratie participative - allant du combat écologique des paysans de l’Inde, jusqu’au budget participatif de Rio Grande do Sul ; des luttes pour le droit à la syndicalisation en Corée du Sud, jusqu’aux grèves pour la défense des services publics en France ; des villages zapatistes de Chiapas, jusqu’au campements du Mouvement des Sans Terre (MST).
hommes et des femmes nouveaux à partir des valeurs subjectives et éthiques que nous avons assumées dans nos vies militantes.

Fin


 [4] Karl Marx, Misère de la philosophie, Paris, Éd. Sociales, 1947, p.33.

 [5] Expression de Marx dans le Manifeste Communiste.

 [6] Ernst Bloch, Droit Naturel et Dignité Humaine, Paris, Payot, 1976, pp.177-179
Le futur commence aujourd’hui et ici, dans ces graines d’une nouvelle civilisation, que nous sommes en train de planter dans notre lutte, et avec notre effort pour construire des

Tiré du site du
http://www.portoalegre2003.org/publique/index03F.htm


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