Tiré de la revue Regard
KEUCHEYAN Razmig. Propos recueillis par AUTAIN Clémentine, ROUSSET Marion
11 avril 2011
Comment les intellectuels critiques d’aujourd’hui pensent-ils la révolution ? Entretien avec Razmig Keucheyan, docteur en sociologie et auteur de Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques.
Les théories critiques nous aident-elles aujourd’hui à penser les termes de la révolution au XXIe siècle ?
Razmig Keucheyan : Elles commencent timidement… Mon hypothèse, assez évidente, c’est que nous ne sommes pas encore sortis de la gueule de bois du XXe siècle, du « désastre obscur », comme dit Alain Badiou, du socialisme réellement existant. Les cadres de pensée du XXe siècle ont été remis en cause. Nous sommes clairement dans une période de transition. Nous n’avons pas encore reconstitué une ou des théories, une ou des stratégies, pluralistes, qui pourraient en découler. Mais un travail a déjà commencé. Une série de penseurs nous aident à analyser la situation, à nous projeter dans l’avenir et à penser les modalités de la transformation sociale. Contrairement à une idée reçue, le marxisme a toujours été hétérogène, fait de débats et de désaccords. Aujourd’hui, la diversité est également de mise. On peut distinguer plusieurs courants qui proposent des perspectives stratégiques différentes : les adeptes de la « multitude » autour d’Antonio Negri, qui pensent que celle-ci a supplanté la classe ouvrière comme sujet de l’émancipation ; les néo-gramsciens, qui considèrent la bataille culturelle comme essentielle ; les marxistes plus classiques, autour d’intellectuels comme Daniel Bensaïd ; les néo-libertaires avec par exemple Jacques Rancière et son « axiomatique de l’égalité des intelligences »… Etienne Balibar propose une analyse stimulante sur le rendez-vous manqué entre Lénine et Gandhi, deux grands stratèges révolutionnaires du XXe siècle qui ont mêlé les questions sociale et coloniale. La différence, c’est que dans un cas, la violence est considérée comme légitime : Lénine propose de transformer la guerre en guerre civile révolutionnaire et de retourner la violence du système contre lui-même. Chez Gandhi, la violence est tenue pour illégitime car quiconque l’utilise est changé par elle. Etienne Balibar estime que les marxistes ont sous-estimé cet argument : la violence a toujours un coût…
En revanche, des figures comme Slavoj Zizek ou Alain Badiou assument ce coût et revendiquent l’usage de la violence…
Razmig Keucheyan : La position de Badiou est ambiguë. D’un côté, il suggère d’inventer des formes d’organisation politique non militaires, contrairement à celles des XIXe et XXe siècles dont le grand modèle était les armées modernes et les militants souvent comparés à des soldats. Mais Badiou considère aussi que les violences sont inhérentes au système et que, par conséquent, accuser les mouvements d’émancipation de faire usage de la violence revient à se tromper de cible. Chez Zizek, il y a l’idée de « bonne terreur ». C’est un argument léniniste classique : une révolution non violente est difficilement concevable parce qu’est difficilement concevable le fait que les maîtres du monde se laissent déposséder sans livrer bataille…
Dans votre livre Hémisphère gauche, vous expliquez que rares sont les intellectuels critiques contemporains qui ont une pensée stratégique affinée, opérationnelle… Il y a comme une panne. D’où vient-elle ?
Razmig Keucheyan : La pensée devient stratégique quand la question du pouvoir, de la prise de pouvoir et de son exercice se pose concrètement. On en est loin aujourd’hui, puisque les mouvements sociaux sont encore largement dans une phase de recul. Qui plus est, pour penser en stratèges, il faut avoir une idée un tant soit peu claire du point de départ – la société actuelle –, du point d’arrivée – la société socialiste ou communiste que nous souhaitons bâtir –, et des moyens de passer de l’un à l’autre. Or, nous commençons à peine à nous doter de ces divers éléments. Je suis par exemple frappé de constater qu’il y a finalement peu de débats dans les pensées et mouvements critiques sur la structure de classe des sociétés contemporaines, et sur le type de dynamiques politiques qu’elle permet. La question de la stratégie et celle de savoir avec quels acteurs on la met en œuvre sont évidemment liées… La panne stratégique est également liée à la sociologie des penseurs critiques. Nombre d’entre eux sont aussi des universitaires. Il n’y a pas d’équivalent de Lénine ou Rosa Luxembourg aujourd’hui, qui combinent responsabilité politique de premier plan, et production théorique. A la professionnalisation des intellectuels répond une professionnalisation du champ politique : aujourd’hui, les deux sphères sont largement séparées. On constate une sorte de défiance réciproque alors que de nouvelles coopérations devraient être recherchées. Il faut poser à nouveaux frais aujourd’hui la condition d’une réconciliation de la théorie et de la pratique, dans des termes qui soient ceux du XXIe siècle…
Par Clémentine Autain, Marion Rousset