Il y a toutefois loin de la coupe aux lèvres : il ne faudrait ainsi pas croire que la victoire est assurée car les sondages ont au Brésil une longue tradition de manipulation médiatique pour faire pencher la balance lors du second tour. Bien plus, il ne faudrait pas être naïfs et assimiler une victoire présidentielle à une prise du pouvoir réel. Cette élection doit donc être vue comme ce qu’elle est : une étape fondamentale dans la bataille de légitimité qui se mène actuellement dans l’ensemble de l’Amérique du Sud, son rôle rituel étant sans égal dans l’histoire récente du pays..
L’héritage néolibéral de Cardoso remis en question
En clair, cette élection générale sera en quelque sorte le jugement de l’héritage du règne chaotique de Fernando Henrique Cardoso : un changement de garde à Brasília peuvent ouvrir la porte à une remise en question, alors que la réélection de la coaltion de centre-droite entérinerait l’ensemble de son oeuvre du sociologue défroqué au pouvoir de 1994 à 2002.
Au cours de ses deux mandats, le président sortant a appliqué la recette néolibérale à la lettre en faisant fi de toute protestation, notamment des grèves majeures du secteur public qui ont paralysé l’appareil d’État à plusieurs reprises. Le Brésil, qui jouissait encore en 1994 d’une force économique importante, aurait très bien pu continuer à s’imposer comme l’un des piliers de la résistance au néolibéralisme orthodoxe. Le choix de Cardoso fut toutefois de démanteler en l’espace de quelques années la quasi-totalité de la politique économique brésilienne et de réussir, ce faisant, à faire exploser la dette publique.
Au banc des accusés : la privatisation à rabais des entreprises publiques parmi les plus stratégiques, l’ouverture des marchés à une concurrence internationale de plus en plus féroce, la déréglementation à tout crin de l’économie et des rapports de travail et la compression majeure des dépenses sociales pour satisfaire les exigences du Fonds Monétaire International (FMI). En fait, lors de l’ère Cardoso, la souveraineté nationale et les espoirs logés dans la redémocratisation du Brésil furent tous deux sacrifiés pour une cause d’une noblesse douteuse : faire la cour aux investisseurs étrangers et nationaux en menant une lutte sans nuances contre l’inflation.
Comme l’avaient prévu tous ses détracteurs, une telle politique était un suicide économique et social. Une fois l’ensemble du patrimoine public vendu à des prix ridicules, il est devenu évident que la politique de Cardoso tournait à vide et qu’elle n’avait réussi à tenir la route que grâce aux ventes à rabais du patrimoine public. Une fois que l’ensemble de l’appareil d’État eut été privatisé, le Brésil a cessé de compter sur l’injection artificielle de devises étrangères et s’est enfoncé dans le marasme économique causé par la politique des hauts taux d’intérêts. À deux reprises, en 1998-9 et en 2002, des crises financières ont démontré la fragitilité du chateau de cartes érigé entre 1994 et 2002.
Élu en 1994 avec la promesse de faire le ménage de la dette public, Cardoso a réalisé exactement le contraire : il a rendu le Brésil dépendant de capitaux spéculatifs à très court terme qui cherchent leur profit en dollars US. En clair, le président a procédé à une prise d’otage dont lui-même fut la victime... Il n’est pas surprenant de voir des caricatures illustrant un Cardoso soumis qui appelle le directeur du FMI et demande la permission faire de la fête de l’indépendance une journée de congé...
Le nouveau positionnement du PT : tactique électoraliste ou stratégie des conditions de gouvernabilité ?
Lula en est actuellement à ses quatrièmes élections présidentielles. Théoriquement, le scénario actuel n’a ainsi rien d’une nouveauté : à chaque reprise, Lula a réussi à obtenir plus de 30% des voies mais a été victime de l’unification de la droite contre un candidat. En pratique, cette élection est la dernière tentative du candidat-vedette auquel on n’a pas pris le soin minimal de désigner un éventuel remplaçant d’envergure nationale.
Considérant la double conjoncture actuelle, celle d’un impérialisme guerrier américain et d’une accélération sans frein des avancées néolibérales ("consensus" de Monterrey, "consensus" de Daho et "consensus de Johannesbourg) - cette élection n’a rien d’ordinaire. Sur le plan international, la gauche inspirée par l’esprit de Porto Alegre se cherche toujours une voie forte et crédible, et le Brésil pourrait en être l’incarnation institutionnelle. En clair, la charge symbolique de l’élection est immense après des reculs constants consécutifs notamment des "événements" du 11 septembre.
Puisque cette élection est vue comme "la totale", le Parti des travailleurs a modifié sa stratégie de communication et d’alliances. On parle désormais d’un Lula "light" en raison d’un adoucissement progressif du programme du PT. Lors des élections précédentes, Lula soutenait le non paiement de la dette extérieure et la répudiation des accords signés avec le FMI.
Qu’en est-il vraiment ? Le positionnement actuellement privilégié est-il essentiellement tactique en ne visant que la prise du pouvoir ou, au contraire, est-il davantage stratégique et concourt-il à assurer les conditions de gouvernabilité d’un président ouvrier face à un sénat et un congrès hostiles ainsi qu’un Fonds monétaire international tout puissant ?
Les deux compromis historiques du PT
La première phase de la campagne électorale laissait tout d’abord croire qu’un tel positionnement plus "modéré" était électoraliste et verrait par la suite un retour des idées traditionnelles d’un parti qui prône la révolution démocratique. Le moment crucial des alliances entre les partis a toutefois été décisif et démontré le caractère stratégique du nouveau programme. Le PT a effectivement attendu jusqu’à la dernière minute avant de conclure une alliance avec les deux principaux partis communistes (PCB et PC do B) et... le Parti Libéral, parti de centre-droite minuscule qui compte toutefois sur le prestige de certains nom prestigieux, dont le vice-président de Lula.
Le second geste majeur posé par Lula pour s’assurer de meilleures conditions de gouvernabilité fut de réduire la véhémence de ses critiques à l’endroit de la politique économique appliquée sans ménagement par le gouvernement Cardoso. Lors des huit années de pouvoir de FHC, le PT s’est en effet imposé comme un critique virulent de l’inconsistence de cette troisième voie à la brésilienne. En clair, l’opposition a fait la preuve à maintes reprises que le carcan imposé par le FMI (réformes du travail, objectifs d’inflation, surplus budgétaires, réformes fiscales, etc.) ne pouvait assurer un développement économique soutenu et encore moins des retombées sociales.
À la mi-août, Lula a toutefois jeté du lest à cet égard afin de réduire les appréhensions des investisseurs étrangers. À ce moment, le FMI est en effet intervenu pour effectuer un "sauvetage" du real, la monnaie brésilienne, aux prises avec une dévaluation de plus de 25 %. Cette intervention masque très mal la volonté réelle de Washington : donner une chance aux candidats de la droite pour leur éviter une crise financière majeure en pleines élections. Advenant que se produise une fuite de capitaux aussi forte qu’il y a quatre ans, le candidat du gouvernement aurait chuté et son principal opposant, le centriste et énigmatique Ciro Gomes, aurait eu à se distancer de cette politique économique à courte vue.
Suite à un accord avec le FMI assurant un prêt de 30 milliards $ US, les 4 principaux candidats ont défilé devant le président Cardoso afin de réciter leurs voeux d’allégence aux nouveaux accords du FMI. Bien entendu, les deux candidats d’extrême gauche, celui du PSTU (Parti socialiste des travailleurs unifié) et du PCO (Parti de la cause ouvrière) ont continué à être dénigré, tant par le pouvoir en place que par les grands médias. À cette occasion, un Lula souriant a promis le respect du cadre fixé par Washington : cette évolution dans le positionnement du PT pourait être imputable à la "maturité"...
Pour ce dernier tour de piste, Lula a même abandonné l’idée du moratoire sur la dette, pourtant crédible au sein de la gauche suite à une consulations nationale, en l’an 2000, à laquelle avaient participé 6 millions de BrésilienNEs. Les mêmes compromis sont évidents en ce qui a trait à la réforme agraire : Lula a commencé a courtiser l’agro-businness et a mis en sourdine cette bannière peut-être la plus fondamentale de la gauche brésilienne.
Les limites d’un pari dangereux
L’équipe de Lula a ainsi fait un double pari : séduire le centre de l’électorat sans s’alliéner les bases traditionnelles et les groupes mobilisés. Les concessions faites lors de la campagne actuelle risquent toutefois de peser lourd sur la marge de manoeuvre politique d’un parti qui aurait fait une double erreur en voulant ménager la chèvre et le choux.
Le positionnement modéré s’est jusqu’à présent démontré payant en termes électoralistes, puisque les sondages donnent Lula gagnant au second tour des présidentielles. Le danger est grand toutefois que le PT se soit alliéné la tolérence d’une partie substantielle des mouvements sociaux de base. Ceux-ci risquent, advenant une victoire, de démontrer une grande impatience de voir Lula amorcer la mise en oeuvre du programme "initial", le "vrai" programme que les gauches plus radicales peuvent avoir relayé au second plan pour des raisons tactiques et non stratégiques.
Le risque inverse met Lula en cisaille : l’alliance avec le Parti Libéral de centre-droite peut entraîner un "réalisme" dangereux du PT qui voudrait préserver à tout prix les conditions de la gouvernabilité. En clair, Lula va nécessiter une voie "crédible" pour s’adresser aux secteurs économiques qui se sentiront menacés et aux investisseurs internationaux sur lesquels reposent la stabilité du système actuel. Comment évolueront les relations avec ce parti lorsque viendra le temps de remettre en question la lutte inconditionnelle à l’inflation et que commenceront les choix réels ?
Le PT arriverait-il au pouvoir trop tôt ?
De l’avis de plusieurs penseurs de la gauche brésilienne - notamment César Benjamin, responsable de la synthèse du programme Consulta Brasil mis en oeuvre à partir de 1997 (A opção brasileira - L’option brésilienne) - le PT arriverait au pouvoir une élection trop tôt. La gauche ne serait ainsi pas encore assez organique, ayant mis trop d’efforts dans la conquête du pouvoir pour s’émanciper réellement de la tyirannie des alliances avec le centre-droite.
Nombreux sont donc les partisans de la "traversée du désert" qui prioriseraient la construction d’un ensemble de contre-pouvoirs qui furent placés sous la tutelle de l’État sous les gouvernements de Vargas et, par la suite, presque totalement erradiqués lors de la dictature de sécurité nationale (1964-1985). Ces contre-pouvoirs seraient, dans une société civile brésilienne mature, les véritables conditions de la gouvernabilité, et non pas l’alliance avec le centre-droite et les stratégies électoralistes.
Malgré le développement fulgurant de mouvements sociaux lors des années 80 et 90, notamment le Mouvement des paysans sans terre, le Mouvement des Sans Toit et les mouvements autochtones d’Amazonie, ceux-ci n’auraient pas encore la maturité nécessaire pour constituer les assises du pouvoir d’un président isolé à Brasília. La volonté d’excentrer la prise du pouvoir dans la strtégie de la gauche brésilienne découle en grande partie de ce constat réaliste : il est plus facile pour le PT de se "territorialiser" au sein des grandes villes du pays que de faire élire des députés et des sénateurs. L’élection d’un président pétiste serait donc prématurée dans le contexte actuel.
Le Lula sans compromis : les menaces à l’impérialisme américain
Malgré la cure d’amaigrissement idéologique subie par le PT, la lutte contre l’impérialisme américain demeure un des thèmes les plus rassembleurs de la gauche brésilienne. Lula a ainsi fait des déclarations sans compris inspirés d’un nationalisme d’une nouvelle forme qui garantirait une insertion plus sereine dans l’économie mondiale.
C’est principalement sur le plan militaire et géopolitique que Lula ne fait aucune concession face à l’impérialisme américain qui reluque de plus en plus le Brésil. Depuis 1999, Washington effectue ainsi des pressions énormes sur le gouvernement brésilien pour qu’il cède la base de lancement d’Alcântara, située au nord du pays. Avec cette base, les États-Unis poursuivraient leur stratégie d’encerclement militaire de l’Amazonie avec toutes les ressources qu’elle compte (ressources génétiques, pétrole, bois, eau, zone de pâturage potientiel).
La valeur géostratégique de la base est également énorme, puisqu’elle se situe au confluent de des trois pays où la gauche demeure la plus menaçante pour Washington : le Venezuela de Chavez, la Colombie et ses guérillas et l’Équateur avec la CONAIE) Au-delà de ces intérêts, le cession de la base signifierait pour le Brésil l’abandon de son programme spatial et la concession de tout un pan de son développement technologique. Cet enjeu fondamental fut d’ailleurs l’un des trois thèmes choisis pour la consultation nationale sur la ZLÉA.
Le principal intérêt menacé par Lula demeurt toutefois la Zone de libre-échange des Amériques dont le Brésil s’est fait l’empêcheur de tourner en rond depuis le début des négociations. Alors que Washington veut en accélérer l’implantation, il est clair que le Parti des Travailleurs refuserait clairement les termes actuellement soumis : le prolongement de l’Accord de Libre-Échange Nord-Américain s’en verrait à tout le moins compromise. L’expansion du Mercosul fait partie de l’architecture économique dont Lula s’est fait le porte-parole et dont même ses opposants ont dû imiter les accents.
L’élection brésilienne est donc très stratégique pour l’ensemble du continent : alors que l’Argentine semble définitivement embourbée dans son marasme après avoir appliqué un néolibéralisme sans concession, le Brésil menace pour sa part d’arrêter le processus de dilapidation du bien commun. Lula comptera-t-il un appui populaire suffisant pour remporter le deuxième tour et, surtout, pour bénéficier d’un appui minimal en chambre qui lui permette d’éviter le dilemme de l’attentisme et du gouvernement par décret ? La réponse, malheureusement, dépend non plus du Parti des Travailleurs mais, comme l’a tristement démontré l’histoire récente, de l’impact réel qu’aura eu le pouvoir médiatique détenu par des groupes d’intérêts qui tiennent depuis longtemps en otage une démocratie à construire.