L’invasion israélienne de 1982 précipita une radicalisation au sein d’Amal et l’émergence d’une aile se réclamant de la révolution iranienne. Celle-ci se construisit avec l’aide directe de Téhéran, en investissant le terrain de la lutte contre l’occupation. Les fonds iraniens, intelligemment utilisés, servirent au Hezbollah à mettre sur pied un réseau d’aide sociale et à se construire ainsi une base de masse au sein de la communauté chi’ite.
Le Hezbollah a mené au départ un combat farouche contre ses concurrents en milieu chi’ite. L’une des forces qu’il considéra comme un rival à abattre fut le Parti communiste libanais, dont l’implantation chi’ite était importante et qui avait pris l’initiative de la résistance anti-israélienne. Avec les communistes, le combat ne fut pas seulement idéologique : le Hezbollah est fortement soupçonné d’avoir été derrière l’assassinat de plusieurs des personnalités communistes chi’ites les plus en vue. Après les premières années marquées par une concurrence impitoyable, le Hezbollah a établi un modus vivendi avec les autres organisations présentes en milieu chi’ite (Amal, Parti communiste libanais, Parti national social syrien, etc.). Et lorsqu’en l’an 2000, Israël choisira, contraint, d’évacuer la dernière portion du territoire libanais occupé en 1982, le Hezbollah revendiquera le prestige de cette victoire - à juste titre, certes, mais en occultant aussi le rôle non négligeable des autres courants, laïques ou de gauche, dans la résistance.
Au fil des ans, le Hezbollah a opéré une mutation, son statut de parti de masse l’emportant progressivement sur son rôle d’organisation de la résistance armée, jusqu’à devenir dominant. Reprenant le concept forgé par Annie Kriegel pour le parti communiste français, un sociologue libanais a décrit le Hezbollah comme une « contre-société ». À l’instar des partis ouvriers de masse, le mouvement chi’ite a organisé des services sociaux de tout genre. Il a investi le champ politique et institutionnel à partir des années 90, devenant l’une des forces majeures de la scène politique libanaise. Le parti dispose aujourd’hui d’une fraction parlementaire et de deux ministres. C’est la force de loin la plus populaire dans la communauté chi’ite, la plus nombreuse des communautés libanaises : sa légitimité paraît donc inattaquable.
Tout ce que je viens de dire n’est pas en contradiction avec le fait que l’idéologie originelle du Hezbollah est intégriste. Mais l’intégrisme islamique est multiple et différencié : entre une organisation de masse comme le Hezbollah et un réseau terroriste « substitutiste » comme Al-Qaida, il y a la même différence qu’il pouvait y avoir entre le Parti communiste italien et les Brigades rouges, se réclamant pourtant tous deux du « communisme ». Washington et Israël qualifient le Hezbollah d’« organisation terroriste » et l’accusent d’avoir mené des opérations dites « terroristes » - y compris contre des cibles civiles au Liban ou à l’étranger, même si c’est loin d’être prouvé et le Hezbollah le conteste. Mais en tout état de cause, cela fait très longtemps qu’il n’y a pas eu une seule opération « terroriste », au sens d’une opération visant délibérément des civils, imputable, ou même imputée, au parti.
Bien qu’il maintienne un bras armé important, que l’on a vu à l’œuvre dans la récente guerre, la lutte armée - même la plus légitime - est devenue une activité secondaire pour le Hezbollah, en comparaison de ses activités de parti politique. Après l’évacuation de 2000, les opérations militaires sporadiques du parti se sont inscrites dans la guerre de basse intensité qui s’est poursuivie avec Israël. Mais le Hezbollah a conclu en 1996 un accord avec le gouvernement israélien visant à épargner les civils, et il a mieux respecté cet accord que ce dernier. L’opération du 12 juillet qu’Israël a saisi comme prétexte pour lancer son agression prenait d’ailleurs pour cible des soldats, et non des civils. Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah, a souligné dans un discours le fait que son organisation n’avait commencé à bombarder le nord d’Israël - à l’aveuglette, vu le type de missiles dont ils disposent - qu’en riposte aux bombardements israéliens qui visaient délibérément des zones civiles.
Il est vrai que le Hezbollah n’a que quelques milliers de combattants entraînés, mais il a une formidable capacité de mobilisation et a fait la preuve d’une efficacité et d’une détermination redoutables : quelques dizaines de combattants à Bint-Jbeil ont mis en échec l’armée israélienne, pendant plusieurs jours, malgré son avantage considérable en nombre et en moyens. La popularité du Hezbollah est maintenant renforcée par le rôle qu’il joue dans l’aide à la reconstruction des zones ravagées, avec l’aide de l’Iran, de sorte que le désastre subi par les chi’ites ne peut pas être exploité contre lui. L’aide généreuse prodiguée par le Hezbollah fait qu’il jouit au contraire d’une gratitude populaire accroissant son prestige.
Une autre spécificité du Hezbollah par rapport à la gamme de l’intégrisme islamique tient à la spécificité du Liban : puisque c’est un pays multiconfessionnel où les chi’ites, tout en étant la communauté la plus nombreuse, ne sont pas majoritaires au point de briguer un exercice exclusif du pouvoir, et puisqu’une partie importante de la population n’est pas même musulmane, le Hezbollah a renoncé à appliquer son programme intégriste de « république islamique » au Liban. Il se revendique toujours idéologiquement du modèle iranien, mais il se contente d’être au Liban une force politique communautaire, pleinement impliquée dans le jeu politique interconfessionnel - aujourd’hui par le biais d’une alliance avec le général Michel Aoun, principale figure au sein de la communauté chrétienne maronite.
Comme la quasi-totalité des courants intégristes musulmans, le Hezbollah ne remet nullement en question l’ordre socio-économique néolibéral en vigueur au Liban. Il est vain d’essayer de le peindre en rouge comme certains sont tentés de le faire à l’extrême gauche. Ce n’est pas le rôle des progressistes de soutenir le Hezbollah. Leur rôle est de s’opposer à l’agression israélienne, de défendre la souveraineté du Liban face à tous les Etats qui empiètent sur cette souveraineté - Israël et les États-Unis, mais aussi la Syrie qui fut farouchement combattue par la gauche libanaise et les Palestiniens en 1976. Les progressistes qui veulent soutenir la résistance libanaise contre l’agression israélienne doivent soutenir les forces progressistes libanaises, toujours présentes. Ainsi, le Parti communiste libanais a perdu plusieurs de ses membres au combat contre la dernière agression israélienne. La situation est somme toute assez classique : l’histoire a connu maintes luttes de libération nationale menées par des organisations conservatrices sur le plan social.
Il ne s’agit nullement de s’identifier avec toute direction, quelle qu’elle soit, qui exprime une souveraineté nationale ou une résistance nationale à un moment donné, mais bien de s’opposer aux agressions impériales - c’est en cela que consiste la position de principe. Pour le reste, c’est aux peuples eux-mêmes de trouver leur chemin. Il faut éviter deux écueils : le premier consiste à ne juger une force que par son idéologie et aboutir à des discours du type de celui que Bush a tenu récemment sur l’« islamo-fascisme ». L’autre écueil consiste à ne voir dans le Hezbollah que sa défense de la souveraineté nationale, une pratique anti-impérialiste, qui aurait pour originalité d’avoir un vernis religieux sans importance. Or, le Hezbollah est une organisation dotée d’une vision des rapports sociaux et de genre qui est déterminée par son intégrisme religieux : elle est donc bien ancrée à droite sur ces terrains-là.
* Extrait de l’interview recueillie le 28 août par Jim Cohen, avec la collaboration de Dimitri Nicolaïdis, et publiée dans la revue Mouvements n° 47, septembre-octobre 2006.