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La perspective d’un monde où les nations vivront en harmonie

Par Gilbert Achcar, professeur de sciences politiques

dimanche 23 janvier 2005

Un monde en paix et désarmé relève évidemment du rêve, si l’on confronte cet idéal à la réalité historique de plusieurs millénaires de guerres et de massacres. Mais c’est plus précisément une " utopie ", au sens fort du terme : un modèle imaginaire, qui peut inspirer l’action par sa puissance attractive.

La perspective d’un monde où l’ensemble des nations vivront en harmonie, où les moyens de destruction seront transformés en moyens de production pour le bien-être de l’humanité, et où la paix engendrera la sérénité, cette perspective-là est presque aussi vieille que la guerre. C’est ce qu’atteste la Bible, par exemple : " Martelant leurs épées, ils forgeront des socs pour leurs charrues, et, de leurs lances, ils feront des faucilles. Plus aucune nation ne brandira l’épée contre une autre nation, et l’on n’apprendra plus la guerre. Chacun habitera en paix sous sa vigne et sous son figuier, et il n’y aura personne qui puisse le troubler " (Michée, 4:1-8).

Cette utopie n’a cessé d’être exprimée de diverses façons tout au long de l’histoire. Les tentatives de la réaliser en empruntant le détour de la violence - l’imposition d’un modèle universel par la force des armes - ont paradoxalement nourri des guerres parmi les plus meurtrières. Ces tentatives se sont toutes avérées illusoires, des guerres de religion aux guerres d’exportation des révolutions.

D’autres partisans de l’utopie pacifiste ont misé sur ce que le sociologue Norbert Elias appela le "processus de civilisation " : le caractère de plus en plus meurtrier des guerres débouche sur une pacification progressive des relations internationales, sur la maîtrise de l’agressivité et la réglementation des comportements, des droits et des arbitrages.

Le plus illustre penseur de ce processus de pacification fut le philosophe Emmanuel Kant, mort il y a très exactement deux siècles. Pour Kant, la destructivité croissante de la guerre imposera elle-même aux humains d’avancer sur la voie de la réalisation de la paix universelle. Mais il faudrait encore à cette fin, pensait-il, que triomphe la possibilité pour les citoyens de décider de leur destin.

Conformément à la pensée du philosophe de Königsberg, la pire des guerres jamais connue dans l’histoire de l’humanité, celle de 1939-1945, fut aussi celle qui déboucha sur le plus grand progrès jamais réalisé sur la voie d’une régulation pacifique des relations internationales. L’utopie pacifiste fut portée - on a de la peine à le croire à l’époque actuelle - par un président américain, Franklin Roosevelt.

Le 6 janvier 1941, onze mois avant l’entrée en guerre de son pays, Roosevelt définit les " quatre libertés " qui devaient guider les États-Unis : " Dans le futur, que nous cherchons à rendre sûr, nous aspirons à un monde fondé sur quatre libertés humaines essentielles.

La première est la liberté de parole et d’expression - partout dans le monde.

La seconde est la liberté de chaque personne à pratiquer le culte de Dieu à sa façon - partout dans le monde.

La troisième est la liberté par rapport au besoin - qui, traduite en termes mondiaux, signifie des accords économiques qui garantiront à chaque nation une vie saine en paix pour ses habitants - partout dans le monde.

La quatrième est la liberté par rapport à la peur - qui, traduite en termes mondiaux, signifie une réduction mondiale des armements à un point tel et d’une façon si radicale qu’aucune nation ne sera en position de commettre un acte d’agression physique contre un quelconque voisin - n’importe où dans le monde. "

Cette vision allait déboucher sur la création de l’Organisation des nations unies, dont Roosevelt fut le véritable parrain. Mais la même année 1945 qui vit la fondation de l’ONU, vit Harry Truman, le successeur de Roosevelt, utiliser l’arme atomique contre la population japonaise, inaugurant une ère de " guerre froide " où le contrôle des populations et les ambitions d’hégémonie mondiale allaient s’abriter derrière l’équilibre de la terreur nucléaire.

L’écroulement du système stalinien ouvrit une nouvelle époque historique, suscitant l’immense espoir de l’accomplissement attardé des quatre libertés rooseveltiennes. Mais le déséquilibre de la terreur qui en résulta - la suprématie militaire sans précédent historique détenue par les Etats-Unis - et le choix prioritaire de l’entretenir, fait par les locataires successifs de la Maison-Blanche depuis la chute du mur de Berlin, eurent vite fait de décevoir les attentes.

Ne voir que cette nouvelle déception serait, cependant, manquer singulièrement de perspective historique. Les outils qui permettraient d’avancer sur la voie de la paix universelle sont plus présents que jamais : le droit international - quelles qu’en soient les tares inhérentes aux rapports de force qu’il codifie en partie, inévitablement - progresse de façon inexorable. Et les mouvements citoyens contre la guerre et la politique des dirigeants américains ont atteint, il y a tout juste un an, une ampleur historiquement inégalée, tandis que le géant états-unien est aujourd’hui confronté à son enlisement le plus grave depuis le Vietnam.

De la paix aussi, on pourrait s’exclamer : " Bien creusé, vieille taupe ! "


(tiré du site de l’Humanité, http://humanite.presse.fr/