L’expérience électorale de la gauche radicale européenne est porteuse d’un paradoxe. On a vu, depuis 1999, se développer en Europe toute une série de mouvement sociaux et politiques : l’émergence du mouvement anticapitaliste, avec par-dessus tout les manifestations de Gênes en juillet 2001 et le développement des Forums Sociaux Européens qui a suivi, la croissance explosive d’un mouvement massif d’opposition à " la guerre contre le terrorisme ", qui s’est exprimé de façon spectaculaire dans les gigantesques manifestations du 15 février 2003, puis lors de l’ouverture effective des hostilités le 20 mars 2003, enfin dans les défilés du premier anniversaire, et dans les grèves de masse en France en mai-juin de la même année. Pourtant, dans de nombreux pays, la gauche radicale a eu de moins bons résultats aux élections au Parlement Européen, en juin 2004, qu’elle n’en avait obtenus en 1999. (...) Ces élections fournissent une confirmation, si besoin était, de ce que la relation entre les luttes sociales et politiques et le processus électoral est extrêmement complexe, combinée, et indirecte. (...)
Trois modèles
Considérons trois modèles politiques différents dont la gauche radicale a fait usage dans des élections. Le modèle français se situe apparemment à l’un des extrêmes. (...) LO et la LCR, organisations ouvertement révolutionnaires, contestent toutes deux les élections. Mais cela dissimule des divergences politiques considérables (...). LO a mis au point une pratique de construction du parti qui s’appuie sur un travail méthodique dans des lieux de travail sélectionnés, produisant (sous la supervision de la direction nationale) des bulletins d’usine et se concentrant sur une agitation et une propagande socio-économiques qui ressassent un certain nombre de vérités éternelles (en particulier, le caractère anti-ouvrier du PCF et du Parti Socialiste). En comparaison, la LCR paraît beaucoup plus mobile, ses militants impliqués dans un éventail très large d’initiatives politiques et de mouvements. La Ligue, par exemple, était présente lors de la création du mouvement anticapitaliste en Europe, que LO méprise comme protectionniste petit-bourgeois et utopiste. Il n’est pas étonnant, dès lors, que les accords électoraux entre les deux organisations soient négociés avec une prudence et un soin qui rappellent les contrats de mariage entre stars hollywoodiennes - et que, après des correspondances dans lesquelles des insultes sont échangées avec une exquise courtoisie, ils soient souvent allés chacun de leur côté, par exemple lors des élections municipales de 2001 et des élections présidentielles et législatives de 2002.
Le modèle offert par Respect semble se situer à l’autre extrémité du spectre. Tout d’abord, c’est une coalition pluraliste plutôt qu’un parti unitaire. Deuxièmement, son programme, adopté lors de la conférence de fondation en janvier 2004, n’est pas un programme explicitement socialiste-révolutionnaire, mais une plate-forme plus restreinte d’opposition à la guerre, au néo-libéralisme, au racisme et au sexisme. Troisièmement, Respect rassemble un ensemble diversifié de forces politiques dont les trois éléments principaux sont des militants politiques et syndicaux issus de l’extrême gauche travailliste, le Socialist Workers Party et des groupes et militants indépendants d’extrême gauche, ainsi que des dirigeants musulmans progressistes. Ce regroupement apparemment disparate reflète une histoire - une expérience commune dans le mouvement antiguerre. J’y reviendrai plus loin.
Le Scottish Socialist Party (SSP) semble se situer à mi-chemin. Emergeant petit à petit et douloureusement de la Militant Tendency (aujourd’hui le Socialist Party of England and Wales), les fondateurs du SSP se sont d’abord cristallisés en tant que courant politique distinct à l’occasion de l’agitation sociale qui a secoué certains secteurs de Glasgow après la grande révolte contre la Poll Tax au début des années 1990. Combinant de façon créative des politiques communautaires et électorales, ils ont saisi l’occasion offerte par la mise en place d’un parlement écossais élu partiellement à la représentation proportionnelle, et par la désaffection croissante de la classe ouvrière vis-à-vis du New Labour, pour gagner, d’abord un, puis six sièges lors des élections de 1998 et de 2003. Aujourd’hui, le SSP constitue un phénomène particulièrement contradictoire : un parti parlementaire en plein essor, avec une plate-forme large à caractère socialiste, qui reste étroitement contrôlé par le groupe d’extrême gauche qui lui a donné le jour. Bien que la direction du SSP ait tendance à présenter cela comme un paradigme à reproduire partout, il n’est pas très raisonnable de proclamer que l’un quelconque de ces modèles - ou bien sûr n’importe quel autre - soit porteur d’une validité universelle. (...)
Ceci étant, il peut être utile d’expliquer pourquoi le SWP a choisi de poursuivre la stratégie représentée par Respect - non pas, encore une fois, parce qu’elle constitue un modèle universel, et certainement pas parce qu’elle est au-delà de toute critique, mais parce que l’analyse stratégique qui la sous-tend peut s’appliquer à d’autres cas.
La conjoncture qui a produit Respect réside essentiellement dans la confluence de deux phénomènes : la crise du travaillisme et la guerre totale, permanente, de l’administration Bush. (...)
La Socialist Alliance et le long déclin du travaillisme
L’échelle du mouvement anti-guerre en Grande-Bretagne, et le rôle dirigeant qu’y a joué le SWP, a rendu particulièrement urgente la question du développement d’une alternative politique crédible au New Labour. Non, bien sûr, que nous l’eussions ignorée jusque là. Bien au contraire : en 2000-2001 nous avons joué un rôle très actif dans la tentative de transformation de la Socialist Alliance en une telle alternative (en Angleterre et au Pays de Galles, le SSP poursuivant, bien évidemment, une stratégie électorale parallèle en Ecosse depuis déjà plusieurs années). (...) Malgré tout, la SA ne réussissait pas à atteindre son potentiel. D’un point de vue stratégique, un parti socialiste de masse ne peut se développer en Grande-Bretagne que s’il réussit à arracher des sections substantielles de la base du Parti Travailliste, qui, malgré son déclin, pénètre profondément dans les organisations et les communautés ouvrières. Le but de la SA était de rassembler les éléments sains de l’extrême gauche en un front unique (d’un nouveau genre) qui aurait pu s’adresser directement à des forces significatives issues du travaillisme, et les gagner. En laissant ouverte la question réforme ou révolution, nous espérions aussi ouvrir la porte à des éléments déçus du Parti Travailliste. Il faut bien reconnaître que, malgré des exceptions locales et individuelles, cette stratégie n’a pas porté les fruits escomptés. (...)
Il est clair qu’aujourd’hui le déclin du travaillisme change de forme. Le Labour Party est comme un énorme iceberg qui fond petit à petit sous l’effet du réchauffement global. Les effectifs, les racines sociales et la base électorale connaissent une indéniable et constante régression. Tony Blair a obtenu une énorme majorité parlementaire aux élections de 2001 avec moins de voix que n’en a eu Neil Kinnock lorsqu’il a perdu les élections de 1992. Mais l’iceberg, tout en fondant, conserve une certaine cohésion. Le travaillisme se maintient grâce à la puissance persistante des trade unions, qui demeurent le cœur de sa base sociale, à la capacité des dirigeants de neutraliser les militants grâce à une mixture de rhétorique, d’autorité et de réformes sociales très limitées, et à l’espoir insensé des parlementaires, des militants et des dirigeants syndicaux que d’une façon ou d’une autre les choses vont finir par s’améliorer. La régression s’installe petit à petit, selon un processus d’érosion, une série de décisions individuelles à la suite desquelles les militants s’en vont et les électeurs dégoûtés restent à la maison.
Bien sûr, la théorie du chaos enseigne qu’une série d’altérations progressives comme celle-ci peut prendre soudainement un rythme catastrophique. (...) Mais, pour l’instant, le Labour tient. Il est remarquable qu’il ait pu préserver sa cohésion face au test de l’invasion de l’Irak. La raison pour laquelle Tony Blair a survécu à la rébellion de 139 parlementaires travaillistes lors du vote du 18 mars 2003 à la Chambre des Communes - une révolte bien plus importante que celle du célèbre " débat sur la Norvège " qui a provoqué la chute de Neville Chamberlain en 1940 - a été que la plupart des députés de base qui ont voté contre la guerre désiraient la survie.de leur parti (...)
Du fait que le Labour tenait le choc, la Socialist Alliance se retrouva avec des difficultés internes. Si de substantiels éléments issus du Parti Travailliste y avaient adhéré, la SA aurait alors eu deux pôles, l’un réformiste et l’autre révolutionnaire. Il est hors de doute qu’une situation semblable aurait provoqué des tensions, mais, gérée correctement, elle aurait pu déboucher sur toutes sortes d’innovations politiques. En fait, il y a eu de nombreux contacts fructueux et de vrais succès locaux, de Hackney à Preston. Mais, en l’absence d’un afflux substantiel d’anciens travaillistes, la SA souffrait d’un déséquilibre interne dû au fait que le SWP y avait plus de poids que l’ensemble de l’extrême gauche. Lorsque, comme nous avons souvent tenté de le faire, nous avons appliqué une démarche d’auto-restriction, nous restions comme un éléphant dans un salon. Lorsque nous nous sommes affirmés, aussi démocratiquement que ce fût, nous avons suscité des rancunes. Le Socialist Party et quelques " indépendants " bien connus ont argué de la " domination du SWP " lorsqu’ils sont partis. Ils avaient leurs propres raisons pour s’en aller, cela dit il est vrai que le SWP dominait la SA - non pas intentionnellement, mais plutôt par défaut, en l’absence d’une participation suffisante de forces issues du réformisme.
La gauche se re-forme
C’est le mouvement antiguerre qui a permis de sortir de cette impasse. La guerre n’a pas divisé le Parti Travailliste, mais elle a produit, sous la forme de Stop the War Coalition (StWC), de nouvelles formes d’organisation et d’action communes. (...)
Malgré les attaques de flanc de la part de la droite et de la pseudo " gauche ", le mouvement antiguerre a crû et embelli. Mais son succès même, combiné au dégoût causé au sein du mouvement travailliste par le pacte sanglant signé par Tony Blair avec les néo-conservateurs de Washington, a rendu encore plus urgent le développement d’une alternative politique au travaillisme. Cela ne veut pas dire que tous ceux qui étaient impliqués dans StWC fussent prêts à signer un tel projet. Des dirigeants de la gauche travaillistes porteurs d’un passé long et honorable d’opposants à l’impérialisme et à ses guerres - comme Tony Benn et Jeremy Corbyn - ont affirmé la continuité de leur engagement dans les rangs du Labour Party. Le Parti Communiste de Grande-Bretagne, qui n’est plus que l’ombre du vieux CPGB, n’en conserve pas moins une espèce d’influence dans les syndicats et le mouvement de la paix. Il est regrettable qu’il ait décidé de ne pas soutenir un défi électoral nouveau au Parti Travailliste. La quasi-totalité du " bataillon indécis " des dirigeants syndicaux de gauche a persisté dans le rêve d’un retour au " Old Labour " sous la direction de Gordon Brown. Les Verts y étaient également hostiles, pour des raisons que j’analyse plus loin.
Il restait quatre forces essentielles qui se sont regroupées pour former Respect. La première était symbolisée par une personne, George Galloway, représentant ces membres du Labour Party blanchis sous le harnais dont le dégoût du gouvernement Blair était si absolu qu’ils étaient prêts à rompre avec leur vieille organisation. La seconde était constituée par les éléments de l’extrême gauche qui ne sont pas aveuglés par le sectarisme et qui par conséquent reconnaissent l’occasion historique offerte par le mouvement antiguerre. Le SWP y était au premier rang, mais elle incluait aussi d’autres éléments de la SA, et des individus comme le grand réalisateur Ken Loach. La troisième était constituée de toute une variété de militants et d’intellectuels issus de " communautés ethniques " - essentiellement des musulmans, mais aussi des organisations turques et kurdes. Enfin, il y avait une quantité non négligeable de syndicalistes, et, d’une façon beaucoup plus équivoque, Bob Crow, du syndicat RMT, en même temps que de nombreux responsables et militants de base, en particulier du RMT et du FBU.
(...) La base sur laquelle des forces différentes se sont rassemblées pour former Respect reflète une réponse politique commune à des questions concrètes qui sont au cœur de la politique du monde contemporain - par-dessus tout, la guerre impérialiste et le consensus néo-libéral de Washington - et non pas un programme exhaustif issu d’un processus de discussions abstraites. A de nombreux égards, Respect a commencé à se cristalliser comme entité politique distincte avant même sa formation dans la réalité, sur la base d’une approche commune de questions fondamentales qui s’est développée dans la pratique parmi des acteurs issus de contextes très différents à l’intérieur de StWC.
La plate-forme actuelle de Respect reflète ce processus. C’est un programme qui n’est pas socialiste, encore moins révolutionnaire. Mais il est plus qu’un manifeste antiguerre. Les questions sur lesquelles il se concentre - la guerre, le néolibéralisme, le racisme et le sexisme - sont les questions qu’ont abordées les Forums Sociaux Européens successifs. L’idéologie large de Respect est en réalité, à de nombreux égards, celle du mouvement anticapitaliste tel qu’il s’est développé en Europe, en particulier depuis Gênes, en rassemblant une pluralité de courants différents (réformiste, socialiste, autonomiste, etc.) mais unis malgré tout sur une base de principe. Il n’est pas douteux, la situation étant de nature dynamique, que le contenu programmatique de Respect - comme celui du mouvement anticapitaliste qu’il recoupe - évoluera et s’affinera de façon concrète face à des défis spécifiques. Mais le fait que Respect soit en cours de construction, aussi bien politiquement qu’en termes d’organisation, n’est pas une raison pour le condamner sans procès, en le dénonçant, par exemple, pour ne pas s’être proclamé socialiste dès le départ.
Révolutionnaires et Musulmans
Que dire de l’autre abcès de contention des sectaires, les " intégristes islamistes réactionnaires ", qui sont censés s’être ralliés à Respect ? A un certain niveau, il est difficile de réagir sans impatience à cette accusation, en particulier lorsqu’elle émane, comme cela s’est produit avec une fréquence croissante, de l’extrême gauche française - c’est-à-dire d’un milieu politique dans lequel les membres de LO et de la LCR ont déshonoré leurs propres organisations, et la tradition marxiste en général, en se portant aux côtés de la droite au pouvoir et du PS pour exiger l’exclusion des écoles publiques des jeunes femmes musulmanes portant le foulard, rejetant par là même, sans conteste possible, de nombreux jeunes musulmans dans les bras des soi-disant " intégristes " (ça, c’est un véritable Front populaire).
Malgré tout, il faut examiner l’argument de façon plus approfondie. Derrière cette accusation repose une vision essentialiste, quasi-raciste, des gens nés dans la foi musulmane et vivant en Grande-Bretagne comme constituant une communauté tellement homogène que toute personne issue d’un milieu musulman est nécessairement porteuse des idées d’Al Qaïda ou d’autres courants islamistes radicaux. Une telle vue n’a que peu de rapport avec la réalité. La meilleure mise en perspective permettant de comprendre les Musulmans de Grande-Bretagne est d’ordre historique, en les comparant avec des populations d’origine immigrée antérieures : les Irlandais d’il y a un siècle et demi, les Juifs du début du XXème siècle, massivement des travailleurs pauvres, porteurs d’une foi religieuse différente de celle de la majorité " indigène ", et, pour ces raisons et à cause de leur expérience du racisme en Angleterre (jusqu’à très récemment pour les Irlandais et pour les Musulmans le vécu de l’impérialisme dans leurs pays d’origine), fournissant de nombreux militants aux mouvements syndical et socialiste.
Cela ne revient pas à dire que le destin inévitable d’un Musulman politiquement conscient aujourd’hui est de rejoindre la gauche révolutionnaire. Bien sûr que non. L’expérience de la pauvreté, du racisme et de l’impérialisme, et les filières de mobilité sociale réelles, bien que limitées, offrent aux jeunes Musulmans un éventail d’options comprenant un activisme communautaire d’un genre relativement conventionnel, l’incorporation dans l’appareil travailliste (qui traite les Musulmans, comme toutes les personnes d’origine immigrée, comme des banques de suffrages), une tentative plus personnelle d’ascension sociale, diverses formes d’organisations islamiques affirmées (parmi lesquelles les sectes radicales ne constituent qu’une variante), ou l’engagement dans la gauche laïque. Il est important de comprendre qu’il s’agit là d’options - d’alternatives.
Pour les islamistes radicaux, la présence d’un grand nombre de Musulmans dans les grandes manifestations antiguerre, essentiellement organisées par la gauche laïque, a représenté une menace pour leur crédit. Tout en refusant de participer aux manifestations, ils sont intervenus dans certains meetings, au début, pour combattre l’influence des " marxistes athées ". Les slogans qu’ils scandaient - comme, par exemple : " le khalifat, pas le capitalisme " - indiquaient que les intégristes se considéraient comme engagés dans une lutte idéologique pour gagner l’esprit et le cœur des jeunes Musulmans, dans laquelle ils devaient démontrer que c’était eux, et non pas des organisations marxistes comme le SWP, qui étaient les véritables anticapitalistes. Plus récemment, les islamistes radicaux ont boycotté les manifestations antiguerre et distribué des tracts les dénonçant dans des quartiers musulmans. De leur point de vue, le soutien actif apporté à Respect par de nombreux Musulmans est une véritable défaite.
Quelle est la situation de notre point de vue, celui de socialistes révolutionnaires dans un vieux pays impérialiste comme la Grande-Bretagne ? Comme les socialistes dans d’autres parties du monde capitaliste avancé, nous devons gagner le soutien d’une classe ouvrière qui, dans les grandes villes en particulier, est de plus en plus diverse dans sa couleur, ses origines nationales et ses croyances religieuses. En l’espace d’une génération, les changements démographiques, la politique impérialiste au Moyen-Orient et le racisme domestique ont contribué à élever en son sein le profil de cette classe urbaine et travailleuse d’origine musulmane, qui se sent (de façon justifiée) la cible de la " guerre contre le terrorisme ".
Ne pas reconnaître leur condition, ne pas chercher à les impliquer dans un large mouvement antiguerre dirigé principalement par la gauche radicale laïque, ne pas chercher à attirer leurs éléments progressifs vers un projet politique qui poursuit la solution de leurs problèmes, non pas dans l’umma islamique mais dans une lutte unitaire contre le capitalisme et l’impérialisme - ne pas faire cela aurait signifié trahir notre devoir de révolutionnaires, qui est, comme le dit Lénine dans Que faire ?, d’être les tribuns des opprimés. En fait, ce qui est pratiquement devenu " la question musulmane " est le test de la capacité des révolutionnaires à se lier à la classe ouvrière telle qu’elle est, et non telle qu’elle était il y a trente ans ou dans les livres que nous avons lus. A l’évidence, il n’est pas donné à tout le monde de passer ce test.
Les orientations stratégiques
Les fondements stratégiques de Respect ainsi clarifiés, bien d’autres problèmes restent posés. Ceux que je mentionnerai ici sont au nombre de trois. D’abord, il est important de comprendre que les succès de Respect ne dépendent pas exclusivement du soutien musulman. Bien au contraire, nous avons acquis une audience auprès d’autres groupes d’origine immigrée, mais aussi - de façon très significative - chez de nombreux travailleurs blancs, ce qui reflète la décadence du travaillisme. Deuxièmement, les succès de Respect, bien que réels, restent inégaux. (...) Les tentatives d’invoquer des facteurs objectifs pour expliquer ces variations sont peu convaincantes. Le facteur subjectif - une campagne déterminée, créative et consistante, mobilisant divers secteurs de la résistance dans certaines zones, mais pas dans d’autres - semble avoir joué un rôle critique dans la démarche consistant à s’assurer que les opportunités objectives étaient correctement exploitées. (...)
Enfin, il y a la question des Verts (le Green Party). Depuis la fin des années 1980, les Verts britanniques ont conquis une place, modeste mais réelle, sur la scène politique de ce pays, en partie parmi ceux qui sont préoccupés par les questions écologiques, en partie chez des opposants à sensibilité de gauche qui ne pouvaient plus supporter le Parti Travailliste. Des militants bien connus comme Caroline Lucas, réélue en juin parlementaire européenne pour le Sud-Ouest, sont à juste titre largement respectés, en particulier du fait de leur capacité à relier l’écologie à l’agenda général de l’anticapitalisme. A l’inverse de leurs homologues français ou allemands, les Greens n’ont pas participé à des coalitions social-libérales ou soutenu les guerres impérialistes. Ils font partie de la gauche radicale définie de façon large.
Mais il y a un revers à la médaille. Sur la question clé de la guerre, les Verts ont soutenu l’ONU comme alternative à l’impérialisme anglo-américain, et ont par là même adopté une attitude équivoque sur la question de l’occupation de l’Irak, appelant de leurs vœux une administration de l’ONU plutôt que le retrait immédiat des troupes de la " Coalition ". Au surplus, comme l’ont constaté tous ceux qui ont eu des rapports pratiques avec eux, leur style de militantisme est parfois étonnamment sectaire : un exemple relativement bénin - leurs discours dans les meetings antiguerre ne sont souvent pas autre chose que des appels éhontés aux suffrages. Comme conséquence de cette méthode politique, les Greens ont refusé obstinément de négocier avec Respect une espèce de pacte de non-agression - pour ne pas parler de listes communes aux élections européennes - et ont exprimé une hostilité féroce à l’égard de notre projet dans son ensemble. A telle enseigne que, dans une compétition électorale où les populistes de droite du UK Independence Party ont obtenu les gains les plus élevés du pays, le vote de la gauche radicale s’est trouvé fâcheusement divisé. C’est là un problème qu’aussi bien Respect que les Verts doivent résoudre dans l’avenir s’ils veulent être pris au sérieux par les centaines de milliers de personnes qui les soutiennent.
Au-delà de ces questions spécifiquement britanniques, il y a deux points généraux sur lesquels je souhaite conclure. Le premier consiste à dire que l’un des principaux paramètres objectifs de cette analyse est le déclin de la social-démocratie - déclin, et non effondrement. (...) Mais ce qu’ont montré les dernières élections en Espagne et en France, c’est, à nouveau, la capacité des partis sociaux-démocrates qui, aux affaires, s’étaient discrédités par leur poursuite d’une politique néolibérale, de reconstruire un soutien ouvrier dans l’opposition en exploitant le mécontentement populaire envers leurs successeurs conservateurs. Si Kouvelakis (1) a raison, une des raisons pour lesquelles les listes LO-LCR ont connu des résultats si décevants aux élections régionales et européennes réside dans le fait qu’ils se sont isolés du sentiment large d’opposition à la droite que le PS a réussi à articuler. Ce qui rend notre tâche particulièrement complexe, c’est que nous devons construire une gauche radicale indépendante tout en continuant à reconnaître que le réformisme, même s’il est en déclin, persiste dans sa fonction contradictoire consistant à exprimer et en même temps à contenir la résistance des travailleurs au capitalisme.
Ce qui se relie à une seconde question. On se livre parfois à une fausse opposition entre la croissance et le développement de la gauche révolutionnaire, d’une part, et une réorganisation plus large de la gauche radicale, d’autre part. Ainsi, dans le débat préparatoire au congrès de la Ligue en octobre dernier, la majorité de la direction défendait le projet de listes communes avec LO aux élections régionales et européennes. Ce projet a connu une opposition déterminée de la part de la minorité droitière, en partie à cause d’une hostilité intense envers LO, mais aussi à cause d’une orientation stratégique qui consiste à se tourner vers des sections de l’ex-Gauche plurielle. La personnalité dominante de ce regroupement, Christian Picquet, rédacteur en chef de Rouge, plaide pour une démarche dans laquelle la Ligue se fondrait dans une gauche radicale large qui se définit comme défendant les traditions républicaines françaises, avec leurs conquêtes sociales et démocratiques, contre les attaques de la mondialisation capitaliste (anglo-saxonne).
Incontestablement, la première position est préférable à la seconde, et pas seulement à cause de la dérive liquidatrice évidente propre à la stratégie de Picquet, qui ouvre la voie à un national-réformisme encore très fort dans l’aile gauche du mouvement ouvrier français. Toute stratégie à long terme tendant à reconstruire la gauche française doit trouver le moyen d’attirer à elle LO, une organisation qui, malgré son sectarisme abstrait, jouit d’une véritable implantation ouvrière et d’une forte tradition d’interventions électorales relativement réussies. Mais, dans l’idéal, une alliance avec LO devrait fonctionner comme un levier permettant de diviser et de désorganiser la gauche de l’ex-Gauche plurielle, et d’amener certains de ses fragments dans le sillage de la gauche révolutionnaire. Il semble parfois que cette perspective ne figure pas parmi les préoccupations de la majorité de la LCR, et cela peut aboutir à ce que la tendance droitière finisse par prendre des positions formellement correctes - par exemple, celle qui consiste à dire que la LCR aurait dû appeler à voter socialiste au second tour des élections régionales. Selon le pacte conclu avec LO, la Ligue s’était engagée à ne pas donner de consignes de vote pour le second tour. Ainsi, la campagne lancée par la minorité après le premier tour pour que la LCR appelle à un vote de gauche était une tentative délibérée de saboter le pacte électoral avec LO.
Que ce soit meilleur ou pire, nous n’avons pas le problème LO en Grande-Bretagne - celui d’une organisation d’extrême gauche à la fois puissante et rigide (même si le vieux Militant avait certaines de ses caractéristiques, mais une série de choix de plus en plus suicidaires ont réduit la SP d’aujourd’hui à un squelette sectaire pourvu d’une poignée de bases locales). La structure de Respect est porteuse d’avantages certains pour entreprendre cette double tâche - faire de la gauche radicale un pôle de plus en plus attractif sur la scène politique britannique, et construire en son sein une gauche révolutionnaire forte. Respect est une coalition - une organisation fédérative, que des individus peuvent rejoindre et à laquelle des organisations peuvent s’affilier tout en préservant leur autonomie. Son programme, bien que principiel, est relativement minimal, ce qui signifie que Respect est une organisation pluraliste dans laquelle divers points de vue coexistent.
Cette structure est essentielle pour que les forces existant dans Respect disposent de l’espace vital dont elles ont besoin pour travailler ensemble, encore plus si d’autres - en particulier de larges secteurs du mouvement syndical - doivent être drainées vers nous. En même temps, cette coalition pluraliste comporte des socialistes révolutionnaires organisés, plus spécifiquement le SWP. C’est la raison pour laquelle tout le bavardage sur le " front populaire " et la " liquidation " est si dénué de fondement. Notre but n’est pas de dominer Respect, mais de construire un Respect ouvrier de masse, dans lequel notre influence sera nécessairement diluée, mais où en même temps nous continuerons à faire en sorte qu’une puissante voix marxiste-révolutionnaire soit entendue dans la chorale qu’est Respect et qu’il doit continuer à être. Et cela veut dire construire Respect, mais aussi construire le SWP - comme partie intégrante de Respect et comme moyen de le rendre plus efficace.
Encore une fois, rien de tout cela ne constitue un modèle. Nous sommes prisonniers de nos histoires respectives : Kouvelakis suggère que ce qu’il appelle " l’anti-politisme " de l’extrême-gauche française contemporaine se situe dans des schémas à bien plus long terme. Nous devons tirer le meilleur parti des opportunités que l’histoire nous offre. Mais il est frappant de voir à quel point les révolutionnaires - pas seulement en Europe mais dans le monde entier (par exemple, au Brésil) - sont confrontés à des problèmes communs. Par exemple : comment regrouper la gauche autour d’une alternative au social-libéralisme ? Comment faire d’une organisation socialiste révolutionnaire le moteur d’un tel processus global ? Il peut par conséquent y avoir des éléments valables dans notre expérience britannique, aussi particulière soit-elle, des enseignements pour faire face à ces questions.
* Alex Callinicos est un membre dirigeant du Socialist Workers Party (SWP) britannique et de la Tendance socialiste internationale (International Socialist Tendency, IST). Nous reproduisons ici, avec l’accord de l’auteur, des extraits de son article "The european radical left tested electorally" publié dans le Bulletin international du SWP (www.istendency.net.) à côté d’autres prises de position tentant de tirer un bilan critique de l’expérience électorale de juin 2004 de la gauche radicale européenne. La taille de l’article original dépassant les capacités de ce dossier d’Inprecor, nous avons omis de larges extraits concernant le débat propre à l’extrême gauche anglaise ainsi qu’une série de rappels historiques.
Traduit de l’anglais par Jean-Marie Guerlin.
1. Alex Callinicos fait ici référence à un article d’Eustache Kouvélakis publié dans le même Bulletin international du SWP. Une version élargie de cet article a été publiée en français dans Contretemps n° 11 de septembre 2004 sous le titre "Un nouveau cycle politique"