Une deuxième confusion fondamentale qui se profile derrière la révision de la théorie marxiste, de l’État bourgeois concerne l’identification entre libertés démocratiques des masses et institutions étatiques bourgeoises, c’est-à-dire institutions de l’État bourgeois sous sa forme de démocratie parlementaire.
Le Parlement n’est pas une institution "imposée" à la bourgeoisie par la lutte des masses laborieuses. Il est une institution d’origine typiquement bourgeoise, destinée à contrôler l’emploi des impôts payés par la bourgeoisie. C’est pourquoi traditionnellement la bourgeoisie était opposée au suffrage universel, voulant réserver le droit d’élire des parlementaires aux seuls propriétaires de capitaux (ll). Toutes les autres institutions de l’État bourgeois ont la même origine et la même fonction de protéger les intérêts des possédants (contre l’absolutisme semi-féodal, sans aucun doute, mais aussi contre le peuple dépossédé).
Par contre, le suffrage universel fut, à quelques exceptions près - la plus nette étant celle de l’Allemagne "une conquête imposée par le mouvement ouvrier à une bourgeoisie récalcitrantel2. La même remarque vaut pour la liberté d’association, la liberté de manifestation et la liberté de la presse sans entraves, ainsi que le droit de grève non réglementé. La bourgeoisie a voulu limiter l’étendue des libertés démocratiques fondamentales pour qu’elles n’entrent pas en conflit avec la défense de la propriété privée. Seule la montée du mouvement ouvrier organisé a imposé leur extension, c’est-à-dire a supprimé une partie (pas toutes !) de ces limitations.
Conformes à la logique du système bourgeois, le suffrage universel et l’extension des libertés démocratiques ont d’ailleurs eu un double corollaire : une ponction fiscale de plus en plus lourde sur les revenus des travailleurs (ceux-ci paient aujourd’hui plus de 50 % des impôts direct comme ils paient depuis toujours la majeure part des impôts indirects dans branches de l’Exécutif soustraites au contrôle du Parlement et qui constituent le garant en dernière instance de l’ordre bourgeois. Plus nombreux sont les représentants du mouvement ouvrier qui pénètrent au Parlement, plus le rôle du Parlement dans l’ensemble des mécanismes de l’État bourgeois tend à se réduire.
Cela n’implique évidemment pas que la classe ouvrière et le mouvement ouvrier organisé soient indifférents à la forme précise que revêt l’État bourgeois et au degré d’extension des libertés démocratiques des masses au sein de cet État. Par rapport à des formes d’État plus répressives (dictatures militaires ou bonapartistes, dictatures fascistes), la forme démocratique parlementaire de l’État bourgeois permet un développement plus libre, plus organique, de la lutte et de l’organisation ouvrières, un essor plus large du mouvement ouvrier, une accumulation d’expériences et une possibilité d’éducation qui servent le développement de la conscience de classe. Paradoxalement, même du point de vue de la lutte nécessaire contre les illusions électoralistes, les conditions de démocratie bourgeoise prolongée permettent d’atteindre à la longue des résultats plus concluants, si l’avant-garde révolutionnaire est suffisamment large, suffisamment influente au sein des masses et suffisamment expérimentée sur le plan politique. Sous des régimes de dictature, ces illusions tendent à se renforcer parmi les larges masses, selon la formule bien connue : « Que la République était belle sous l’Empire... » L’expérience désastreuse du prolétariat européen avec le fascisme et le stalinisme a eu un effet véritablement traumatisant de réhabilitation de la démocratie bourgeoise aux yeux des masses (une démocratie bourgeoise passablement discréditée dans la période 1929-1939). Une des armes idéologiques principales de la bourgeoisie d’aujourd’hui consiste à défendre jour après jour les faux axiomes : pas de liberté politique et individuelle sans démocratie parlementaire bourgeoise ; pas de liberté politique sans libre entreprise.
La social-démocratie internationale prend vigoureusement le relais de cette entreprise de mystification idéologique, S.P.D. ouest-allemand en tête. Les partis dits eurocommunistes » rejoignent aujourd’hui de plus en plus cette nouvelle « Sainte Alliance ».
Le caractère mystificateur de l’entreprise n’est pas difficile à démontrer. Si vraiment les institutions de l’État démocratique bourgeois sont le cadre « naturel » et « prédisposé » pour l’affermissement et l’extension des libertés démocratiques, pourquoi tout ce beau monde ne réclame-t-il pas la généralisation, du principe d’éligibilité à tous les niveaux des institutions d’État ? Pourquoi ne réclame-t-il pas l’élection des juges, l’élection des officiers, l’élection des directeurs des ministères ? Pourquoi n’inscrit-il pas dans la Constitution le droit au travail et le minimum vital garantis à tous les citoyens ? Ne serait-ce pas « démocratique » ? Ou est-ce plutôt parce que ce ne serait pas compatible avec la fonction de l’État bourgeois, qui est de garantir la propriété capitaliste, la mise en valeur du capital et la production de la plus-value ?
Pourquoi ne joint-on pas le principe de la révocabilité des élus au gré des électeurs au principe d’éligibilité généralisée de tous les « chefs administratifs » ? Est-ce parce que cela nuirait à la « compétence technique » ? Et quid alors de la « compétence » des députés et sénateurs, censés trancher les problèmes non pas d’un seul domaine mais de cent domaines spécialisés à la fois ? Ne serait-ce pas plutôt parce que ce principe ne permettrait plus l’indépendance de l’appareil d’État par rapport à la majorité de la nation, c’est-à-dire au peuple travailleur, qui est justement la précondition de sa fonction de défense des intérêts de classe de la bourgeoisie ?
Et, dans le même ordre d’idées : pourquoi ne réclame-t-on pas l’application générale du principe de la limitation des traitements des hauts fonctionnaires, commandants de l’armée, ministres et parlementaires au salaire d’un ouvrier qualifié, principe appliqué par la Commune de Paris et tant vanté par Marx et Lénine (13) ? Peut-être parce que l’application de ce principe empêcherait le processus de sélection du haut personnel de l’État de jouer dans le sens bourgeois (en surmontant la concurrence pour l’enrichissement individuel, en empêchant l’intégration automatique de ce personnel dans la bourgeoisie par l’accumulation du capital) ?
Ce n’est donc pas par hasard que ni le Programme commun, ni le programme propre du P.C.F. (Le Socialisme pour la France, ou Georges Marchais : Le Défi dé1nocratique), ni les commentaires de Sève, Fabre, Hincker (14) ne prévoient aucune de ces réelles transformations révolutionnaires de la démocratie..
Tous respectent la structure donnée de l’État démocratique bourgeois qui est justement l’expression et le garant de sa nature bourgeoise. Tous acceptent, en d’autres termes, la limitation décisive des libertés démocratiques des masses qui découle de cette structure de l’État, même s’ils prônent certaines extensions des libertés démocratiques, mais qui ne portent justement pas de coups aux fondements mêmes de l’appareil d’État bourgeois.
Notre position est diamétralement opposée à celle-là. Nous sommes partisans d’une consolidation, d’une extension, d’un élargissement qualitatifs des libertés démocratiques des mais nous savons que tout processus dans ce sens se heurte et se heurtera aux structures de l’État bourgeois, fussent-elles démocratico-parlementaires. Un conflit entre ce processus d’extension des libertés démocratiques et les institutions de l’État bourgeois est dès lors inévitable.
Ce conflit est le contenu même de la période de dualité de pouvoir, de la crise révolutionnaire à proprement parler. Du point de vue politique et pédagogique, ce conflit a pour but de détruire progressivement, aux yeux des masses, la légitimité de l’État bourgeois, en leur faisant faire l’expérience pratique d’une forme plus élevée de démocratie, d’un accroissement de droits et libertés qui leur sont niés en démocratie bourgeoise. C’est ainsi que se fonde une légitimité démocratique nouvelle et supérieure, celle de la démocratie prolétarienne, celle des conseils ouvriers. Sans la victoire de cette seconde légitimité) sur la première, aux yeux de la majorité de la population, il n’y aura pas, dans les pays industriellement avancés, de véritable renversement de l’État bourgeois, de véritable révolution socialiste.
Notes
11. Les idéologues les plus représentatifs et les plus logiques avec eux-mêmes de la bourgeoisie révolutionnaire étaient tous opposés au suffrage universel, dans lequel ils virent une menace, pour la liberté (la liberté d’exploiter, s’entend). Ce fut le notamment de Locke, Montesquieu, Voltaire, Fichte, Kant, Turgot, etc. Même les « levellers », l’extrême-gauche de la révolution bourgeoise anglaise du XVIIe siècle, adoptèrent le même point de vue (voir à ce propos. Leo KOFLER, Zur Geschichte deer burgerlichen Gesellschaft, Mitteldeutsche Druckerei und Verlagsanstalt, Halle/Saale, 1948, p. 445-455, 455-456, 462 et s.).
12. G. THerborn (New,Left Review, n° 103) nous rappelle à quelle date tardive le suffrage universel s’est généralisé dans la plupart des pays capitalistes avancés : au lendemain de la Première Guerre mondiale...
13. K. MARX, La Guerre civile en France, p. 557, in MARX ENGELS, Œuvres choisies, 2 volumes, Editions du Progrès, Moscou, pour ne citer que ce seul exemple. 14. Voir notamment tout le chapitre 2 de la deuxième partie (p. 153 et s.) de Les Communistes et l’État, op. cit.