Par Geneviève Azam, Jacques Cossart, Thomas Coutrot, Jean-Marie Harribey, Michel Husson, Pierre Khalfa, Dominique Plihon, Catherine Samary et Aurélie Trouvé.
La violence de la crise mondiale et l’échec des politiques néolibérales aggravées font fuser de partout des propositions en apparence iconoclastes. La mondialisation néolibérale reposant sur la libre circulation des capitaux et la financiarisation du monde, les désastres provoqués par ces politiques ont suscité l’émergence à la fin des années 1990 d’un mouvement initialement qualifié par les médias d’« antimondialiste », qui, en mûrissant, s’est lui-même rebaptisé « altermondialiste ». Mais l’apparition récente de la thématique de la « démondialisation » risque de nous ramener beaucoup plus de dix ans en arrière.
La « démondialisation » est un concept à la fois superficiel et simpliste. Superficiel parce que, à la racine de la financiarisation mondialisée, il y a les décisions de forces sociales et de gouvernements nationaux, décidés à remettre en cause partout les droits sociaux. L’oligarchie n’est pas étrangère, l’ennemi n’est pas le travailleur chinois. Simpliste car les réponses à la crise nécessitent « plus de mondialisation » dans certains domaines et « moins de mondialisation » dans d’autres, mais exigent surtout une mutation radicale de la logique même de la mondialisation (alter-mondialisation)…
D’un côté, il faut évidemment réduire les flux de marchandises et de capitaux, et relocaliser les systèmes productifs. Pour des motifs sociaux : stopper la concurrence entre travailleurs et paysans du monde, valoriser la diversité des savoirs et des pratiques sociales, nourrir les populations et assurer la souveraineté alimentaire. Pour des motifs écologiques : réduire les émissions de CO2, diminuer la pression sur les ressources naturelles et leur pillage. Pour des motifs politiques : retrouver des formes de démocratie proche des citoyens.
Mais, de l’autre, il faut plus de coopération européenne et mondiale dans bien des domaines à mutualiser : sauvegarde des écosystèmes, gestion et répartition des ressources rares qui font partie des biens communs (eau, terre, énergie, alimentation, savoirs, techniques, médicaments…), mondialisation des droits sociaux par l’application des conventions de l’Organisation internationale du travail… Les révolutions arabes, leur écho en Europe et ailleurs, montrent à nouveau la nécessité de l’internationalisation des luttes, portées partout par les mêmes aspirations à la justice et à la démocratie. Ce n’est pas « la mondialisation » que nous rejetons, mais la mondialisation néolibérale et capitaliste, telle qu’elle est organisée par les intérêts des firmes multinationales, les « marchés » et les grandes puissances.
Nous affirmons qu’il faut en finir avec cette idée absurde selon laquelle le FN (Front national) poserait les bonnes questions (contre le « mondialisme ») mais n’apporterait pas les bonnes réponses. Le FN ne propose pas les bonnes réponses parce qu’il ne pose pas les bonnes questions. Le retour à des régulations essentiellement nationales ne résoudrait aucun des problèmes qui se posent aujourd’hui à nous.
La crise sociale ? Le chômage incompressible, la précarité généralisée, la destruction progressive du droit du travail, de la protection sociale et des services publics au sein des pays développés, ne sont pas d’abord imputables aux pays émergents mais aux politiques systématiques amorcées à la fin des années 1970 lorsque les classes dominantes ont entrepris de rétablir la rentabilité des capitaux. L’effondrement de la part salariale dans la valeur ajoutée s’est produit pendant la décennie 1980, bien avant que la Chine devienne l’atelier du monde. On ne renversera pas le dogme de la « création de valeur pour l’actionnaire » en commençant par des droits de douane contre la Chine mais par une redistribution des richesses dans nos pays et entre pays. La réduction des inégalités passe au plan mondial par l’annulation des dettes des pays pauvres et la reconnaissance de la dette écologique ; à l’échelle européenne, par l’instauration de véritables transferts budgétaires vers les pays moins développés ; au plan national, par une réforme fiscale instaurant un revenu maximum et une forte progressivité de l’impôt. La « démondialisation » n’apporterait rien à l’affaire.
La crise européenne ? Certains économistes de gauche pensent que la solution passe par une sortie de l’euro et une dévaluation du franc retrouvé. Le FN (Front national) rebondit sur ces propositions, adoptant le scénario et même le tempo proposés. Nous pensons que ces projets ne peuvent qu’accentuer les difficultés au lieu de les résoudre. Une monnaie nationale ne protège ni du néolibéralisme, ni de la spéculation, ni du productivisme : a-t-on vu quelque gouvernement britannique s’opposer au néolibéralisme du fait qu’il disposait de la livre sterling ? Le franc, la livre ou la lire étaient-ils des boucliers contre les attaques spéculatives ? Et le capitalisme appuyé sur les « Etats souverains » n’a-t-il pas produit un modèle de consommation destructeur, pillé les pays du Sud et creusé la dette écologique du Nord ? La Banque de France, qui ne fait plus d’avances au Trésor public depuis 1973, mènerait-elle par nature une politique plus sociale que la Banque centrale européenne ?
Surtout, à l’heure d’une crise aussi grave, le déferlement de politiques unilatérales tournerait le dos définitivement à une coopération entre les peuples. Une dévaluation unilatérale ne ferait qu’enclencher des mesures de rétorsion et une aggravation de la guerre économique entre pays européens. Au moment où les convergences des résistances et des initiatives populaires mettent au contraire en évidence la nécessité de décisions européennes fortes en matière de fonds tournés vers la recherche, l’éducation, la santé de base, les grandes infrastructures de transports publics, la transition énergétique…
Les partisans de la démondialisation présentent celle-ci comme la condition d’une réindustrialisation. Mais un véritable projet émancipateur ne peut se contenter de vouloir réindustrialiser sans examiner le contenu des projets industriels pour qu’ils s’insèrent dans une reconversion d’ensemble du modèle de développement. Il est impossible de revenir au capitalisme d’après-guerre, fondé sur des gains de productivité très élevés désormais hors d’atteinte et sur le pillage des ressources non renouvelables, surtout dans le Tiers-monde.
Nous ne croyons pas que le retour au national résoudrait la crise de la démocratie car celle-ci est profondément enracinée dans des mécanismes qui, y compris au niveau national, écartent les citoyens des décisions qui les concernent. La démocratie doit se construire partout où les pouvoirs de décisions déterminent notre existence, c’est-à-dire du local au mondial, même si évidemment le niveau national garde toute son importance.
S’il est urgent de « révolutionner » la maison Europe, il faut commencer par le commencement : s’attaquer au pouvoir du capital en restreignant sa liberté de mouvement, refonder la fiscalité, les services publics, la protection sociale, le travail décent ; s’attaquer au productivisme et à ses variantes. Les mobilisations sociales contre l’austérité qui montent en Europe sont un levier pour engager une véritable transformation de la société. Il sera alors nécessaire, pour le ou les gouvernements voulant rompre avec le néolibéralisme, de briser le carcan des traités européens, au besoin en menaçant de faire voler en éclats cet euro-là, de manière concertée avec d’autres peuples et mouvements sociaux. Mais cela n’aura aucunement le même sens que le repli national qui se profile derrière la notion de démondialisation.
Nous tirons la sonnette d’alarme parce que les politiques d’austérité, aggravant la crise, mènent les sociétés au bord de l’explosion : Grèce, Portugal, Espagne, Irlande. Demain, Belgique, Italie, France ? C’est dans ces moments d’extrême tension que les politiques brunes se fraient un chemin sous les déguisements les plus divers. La guerre commerciale et monétaire aggraverait la concurrence entre les États et détruirait l’idéal de solidarité que doit porter tout projet progressiste. Qui osera proposer la démondialisation et le repli national aux participants du Forum social mondial, aux jeunes en lutte sur la Place Tahrir ou à la Puerta del Sol ? Bien au contraire, la conquête nécessaire de la souveraineté démocratique au plan national doit s’articuler à la construction de mouvements sociaux et citoyens européens et internationaux, qui seuls permettront d’éviter que les conflits sociaux ne soient détournés vers des logiques de rivalités nationales et identitaires.